Alvaro Vargas, bonnes pages de son livre « Octavio Paz ou la poésie comme la condition humaine même »
LES SOURCES PHILOSOPHIQUES
L’influence de l’œuvre de Wittgenstein a été brillamment étudiée par J. Garcia Sanchez dans son article » Octavio Paz – Wittgenstein: La palabra silenciada « . Dans cet essai nous pouvons reconnaître un point d’arrivée commun aux recherches du philosophe autrichien et à celles du poète mexicain. Wittgenstein nie la philosophie analytique, présente la fin de la théorie fonctionnaliste et le début de la philosophie du langage ; après lui, la science devra toujours tenir présentes les structures grammaticales de son propre discours. La crise du modèle scientifique du XIX° siècle ouvre le champ à la théorie des modèles ainsi qu’ au structuralisme. Relevons que ces nouvelles conceptions ne sont pas sans ressemblance avec la pensée analogique de la poésie et des cosmologies traditionnelles.
Dans leur interrogation sur le langage, Wittgenstein et Paz arrivent au silence comme origine et achèvement. Le silence chez Wittgenstein est la conscience des limites de la pensée et du langage. Chez Paz, c’est la force et l’idéal de l’expression poétique. Le silence se présente au philosophe comme crise de la rationalité analytique et témoin de l’incomplétude du langage. Par contre, il insinue déjà les possibilités de réalisation de la poésie :
« Acaba el discurso filosófico y comienza lo poético. Termina lo poético y puede oirse el silencio »[1].
Le silence nous dit quelque chose que les mots n’arrivent pas à exprimer.
C’est à ce moment que l’on retrouve les idées de Heidegger dont l’influence a été explicitement reconnue par Paz[2]. « L’être » de la phénoménologie heideggérienne (Dasein) correspond à l’idée que Paz se fait de la nature humaine, laquelle est toujours immédiate et insaisissable par des concepts. S’il est possible d’avoir une conscience de l’homme et de son monde, une telle conscience est celle d’un être concret, ici et maintenant. Pour Heidegger, l’inscription de l’homme dans son champ phénoménologique dessine un « étant » qui est lui-même métaphore. Heidegger, après son enquête phénoménologique, en arrive à considérer la poésie comme l’unique « épistémologie » capable d’approcher la réalité de l’être : la poésie est « l’habitation de l’homme »[3] ; la métaphore dépasse le concept en tant qu’instrument de la captation de la condition humaine. Nous y retrouvons une idée qui sera présente tout au long de la poésie de Paz: l’identification du poème avec la totalité de l’univers phénoménal; et aussi la notion de la poésie dans son acception corporelle d‘habitation, de lieu. Soulignons que cette idée commune à Heidegger et à Paz définit la poésie comme la condition humaine même.
Il y a donc une primauté ontologique de la métaphore à partir de laquelle vont jaillir les mots, les vers et les poèmes dans leur sens littéraire. L’importance de l’œuvre de Heidegger réside dans ce que, après la stagnation de la philosophie, celle-ci vise à rejoindre l’élément dont on avait voulu la séparer: la poésie. En effet, la phénoménologie heideggérienne est le dernier pas de la pensée théorique avant de redevenir vision poétique du monde.
Wittgenstein apporte la conscience de l’identité entre la pensée et le langage ; en même temps il nous dit que ce langage est toujours insuffisant et que le silence est son achèvement légitime. Heidegger reprend la critique du concept et, surmontant le silence, revendique pour le poème les fonctions que la pensée théorique ne peut plus remplir.
Les attitudes symétriques du silence et de la métaphore se rassemblent chez Paz pour combler le vide laissé par la théorie: malgré l’incertitude des mots, il est encore possible de proposer un savoir qui renvoie l’image du monde. Étonnement silencieux qui s’émerveille de la diversité des choses: Poésie, dire étonné et plurivoque. Nous aurons l’occasion de revenir sur le sujet de la dialectique entre l’étonnement et le silence.
Chez Paz, existe une conscience claire de ce que la poésie est un nouveau savoir qui peut apporter des éclaircissements à l’homme moderne: « La « sagesse »[4] moderne n’est pas issue de la philosophie, mais de l’art; ce n’est pas une « sagesse », mais une folie, une poétique »[5]. Or, cette sagesse poétique exprimée dans la formule « l’homme habite en poète », signifie aussi la possibilité de surmonter le postulat principal de toute philosophie : la distinction entre sujet et objet. Le regard poétique opère une réunification des deux termes en annulant la médiation des concepts et des idées préconçues. L’être du monde nous est directement accessible comme révélation foudroyante et irrévocable. Le poème réinsère la conscience dans la sensibilité immédiate aux objets qui nous entourent.
C’est ici que réside la différence au niveau « méthodologique » entre les savoirs que nous apporte la science et ceux de la poétique: dans le poème il y a la réduction, voire l’annulation, de la distance au sujet exigée par la science. Plus que des idées sur la réalité, la poésie nous offre les images de notre inscription dans le monde.
Le poète est le démiurge qui configure et donne du sens à chacun des objets de notre expérience. Vision, image ou hallucination, « l’attitude du poète est très comparable à celle du mage. Tous deux utilisent le principe de l’analogie »[6].
L’ANALOGIE
Anthropologues et historiens de la pensée sont d’accord pour relever chez l’homme « primitif » une conception analogique des phénomènes de la nature et de ses institutions culturelles. Dans le domaine artistique de la poésie nous retrouvons exactement le même procédé sous le nom de métaphore. Observons de plus près ce que représente cette « pensée par analogie » qui joue le rôle de méthode dans la révélation poétique.
C’est à partir d’Aristote que l’on a pu distinguer deux formes de production de vérité: d’une part celle qui, privilégiant le langage, définit le réel dans les termes de l’accord entre des individus en dialogue; d’autre part, celle qui de l’observation des phénomènes vise à tirer des ressemblances, à rapprocher des objets différents. Voilà, en bref, en quoi consisteraient respectivement la méthode logique ou dia-logique, et la méthode analogique de connaissance.
Il est intéressant de remarquer ici que, contrairement à ce qu’énonce la conception contemporaine qui voudrait voir dans les mathématiques le plus haut degré de la logique, elles sont en réalité issues de la pensée analogique et étaient, à l’origine, étroitement liées à la poésie. L’exemple le plus important de cette liaison réside dans les conceptions « mysticomathématiques » des pythagoriciens.
Néanmoins, avec l’émergence de la métaphysique, la pensée par analogie cède le pas à la dispute dialectique et la notion même d’analogie subit des changements de sens. En effet, chez Aristote l’ « analogia » ne se réfère plus à la correspondance ontologique entre les objets qu’entraînait la notion pythagoricienne mais plutôt à une similitude entre des proportions au niveau de la pensée[7]. Évidemment, une telle restriction du terme vise à dépouiller l’analogie de son sens cosmologique original, en la déplaçant du terrain du réel vers celui des idées et de la stratégie conceptuelle. En d’autres termes, la conception aristotélicienne de l’analogie marque le passage des anciennes philosophies cosmologiques vers une vision ontologique des objets de la réalité : nous savons qu’une des idées les plus chères à l’ontologie – et notamment à la métaphysique – est la différenciation des « essences » ; ce qui est incompatible avec la correspondance universelle de la vision analogique. Par ailleurs, il faut bien reconnaître dans cette restriction idéaliste – qui fait intervenir la raison (ratio) entre le sujet et le monde – l’origine des principaux postulats de la philosophie et de la science contemporaine : la définition, le concept, le paradigme, etc. font référence à une approche toujours détournée de la réalité.
Bien entendu, lorsque Paz vise à réinstaller l’analogie en tant que méthode de production poétique, il fait référence à son ancienne acception d’avant le rationalisme d’Aristote. Au- delà de la simple ressemblance, les objets partagent une même et unique nature et se correspondent entre eux. Tout objet, tout être entretient des rapports avec les autres qui sont inconcevables pour la logique et la pensée rationnelle. Cette acception radicale de l’analogie provient donc de l’ancienne philosophie grecque, aussi bien que des traditions culturelles de l’Orient. Il s’agit d’une intuition qui perçoit la continuité substantielle de l’Univers sous toutes ses formes. La diversité des objets autant que l’individuation de la conscience chez le sujet sont en réalité des moments d’un mouvement perpétuel de la totalité cosmique.
Paz exprime clairement cette correspondance dans Mise au net, son dernier grand poème, publié en 1970 :
« Animaux et choses deviennent langage
Au travers de nous l’Univers s’entretient
Avec lui-même. Nous sommes un fragment
– accompli dans son inaccomplissement –
De son discours »[8].
Nous y voyons la continuité de l’Univers qui fonde l’analogie de l’être (analogia entis) qui fut aussi reprise par la philosophie et l’alchimie du Moyen Âge : l’identification des êtres à leur situation dans le cosmos.
Après ce bref parcours de la « pensée par analogie » dans l’histoire de la philosophie, il faut maintenant étudier la façon dont cette conception s’inscrit spécifiquement dans l’œuvre d’Octavio Paz. Tout d’abord, il faut nous représenter l’analogie comme structurant un regard à partir duquel Paz est capable de percevoir, dans le même temps, des éléments contradictoires. Nous pouvons parler d’une « géométrie », dans le sens des pythagoriciens, qui offre un large panorama des différents phénomènes qui se déroulent simultanément. Cela est remarquable, en tant que technique d’écriture poétique et comme stratégie d’analyse dans les essais. Dans le cas de l’écriture de la poésie, plusieurs critiques ont pu relever chez Paz le recours fréquent à des allitérations et des réitérations comme des techniques qui produisent des effets de contresens. On a également remarqué la qualification des objets avec des adjectifs en contradiction avec les propriétés élémentaires des dits objets. En réalité, ces particularités stylistiques correspondent à la mise en œuvre du principe de l’analogie qui permet de relever la symétrie entre des objets ou de résoudre la contradiction entre des éléments en apparence irréconciliables.
Á ce niveau, l’étude de la technique d’écriture de Paz incite à porter une attention particulière à la géométrisation même de la page et à l’utilisation de l’écriture dans sa fonction plastique de dessin et d’idéogramme. Dans ce cas précis, on trouve une correspondance analogique directe entre le « corps » du poème et les objets auxquels il est fait référence. Tous ces aspects techniques » seront développés dans les chapitres correspondants.
Évidemment, le terrain sur lequel l’analogie donne ses meilleurs fruits est celui du niveau spécifique comme vision du monde et stratégie de représentation. Les analyses et conclusions apportées par Octavio Paz dans divers thèmes et disciplines sont produites en utilisant des concepts issus de cette vision principale. Un exemple concret de l’application du raisonnement analogique nous est fourni par le titre d’une de ses œuvres, la plus originale et significative : Conjonctions et Disjonctions : ce livre contient des analyses qui, déployant la simultanéité et le non-antagonisme de la vision analogique, permettent d’arriver à des conclusions toutes nouvelles sur des sujets importants de la culture et de l’art. Dans le domaine de la critique culturelle et historique, les notions analogiques révèlent la symétrie et la correspondance entre des phénomènes culturels considérés traditionnellement comme indépendants et éloignés. Conjonction, disjonction, symétrie, etc. sont des catégories à valeur panoramique qui nous obligent à reconnaître l’unité du processus culturel de l’humanité.
D’autre part, l’application de ce raisonnement par analogie aux problèmes culturels et politiques de l’Amérique Latine a conduit Paz à révéler les correspondances entre des interprétations considérées jusqu’à aujourd’hui comme contradictoires. En effet, Paz a été le premier à faire ressortir les « iniques symétries » entre les conceptions et les stratégies politiques des actuels détenteurs du pouvoir et celles de leurs concurrents.[9] Malheureusement, les points de vue de Paz ont été méconnus par « l’intelligentsia » latino-américaine trop habituée à l’engagement hâtif dans l’un ou l’autre camp d’une polémique sans issue. Par ailleurs, on peut constater, consécutive à cette tendance des intellectuels, une attitude qui oscille entre l’enthousiasme sectaire et la déception impuissante.
Sur ce point, il faut signaler que l’appréciation de Paz ne doit pas être prise comme une position vouée à l’immobilité, dans sa vision de l’ensemble. Au contraire, c’est justement en surmontant les points de vue partiels que l’on pourrait arriver à proposer des lignes d’action accordées aux conditions réelles. D’ailleurs, Paz découvre que l’analogie est aussi la forme de pensée de tous les peuples :
« L’idée de correspondance universelle est probablement aussi ancienne que la société humaine. On le comprend: l’analogie rend le monde habitable. »[10]
Cette citation, extraite du chapitre correspondant à l’analogie dans Points de convergence, nous indique comment la vision poétique ne diffère pas de la cosmologie des sociétés traditionnelles. Une telle communauté entre la vision du poète et les cosmogonies des divers peuples, obéit à la même nécessité d’insérer l’homme dans son entourage. Á travers l’analogie et la correspondance universelle, l’être humain renoue les liens qui l’attachent au devenir du cosmos. Nous pouvons déjà le confirmer dans un poème de 1952 :
» El universo como un arco y una lira y la geometria
vencedora de dioses! Unica morada digna del hombre »[11]
« L’ Univers comme une lyre et un arc et la géométrie victorieuse des dieux ! Seule demeure digne de l’ homme ».
Une autre idée dégagée de la conception analogique est que l’être humain auquel Paz fera référence dorénavant est celui qui se rapporte à l’Univers. Par delà toutes les formes historiques de la société, Paz revendique l’homme comme chiffre et sens de l’Histoire et de l’Univers. Nous lisons dans Histoire de deux jardins :
« L’autre est en l’un
L’un est l’autre
Nous sommes des constellations »[12]
[1] « Le discours philosophique finit et le poétique commence. Le poétique achevé, on peut entendre le silence »
[2] Heidegger « a été le penseur contemporain m’ayant le plus ouvert de chemins » in C. CÉA, Octavio Paz, Paris, Seghers, 1965, p. 39
[3] M.HEIDEGGER, « L’homme habite en poète », Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 224-225.
[4] En français dans l’original
[5] C.A. p. 143
[6] L’Arc et la Lyre, p. 666
[7] ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, v.6.30, Paris, Vrin, 1972, p. 288
[8] O. PAZ, Mise au net, Paris, Gallimard, 1977, p. 60.
[9] Cf. Octavio P, Hombres en su siglo, Barcelone, Seix Barral, 1984, p. 29 à 47,
[10] Point de convergence, p. 981
[11] O. PAZ, « Mutra », p. 114
[12] O. PAZ, « Histoire de deux jardins », Vers le Commencement, p. 325