Boris Ternovets « LE NOUVEL ACCROCHAGE DE LA « SECTION MOROZOV » DU MUSÉE DU NOUVEL ART OCCIDENTAL [1924]
Boris Ternovets
LE NOUVEL ACCROCHAGE DE LA « SECTION MOROZOV » DU MUSÉE DU NOUVEL ART OCCIDENTAL [1924][1]
Ivan Abramovitch Morozov était très précautionneux et ombrageux à l’égard de sa collection. Son amour était profond et concentré; cet amour était exempt de cette sociabilité vivante qui caractérisait Sergueï Ivanovitch Chtchoukine, attentif avec avidité aux exclamations d’enthousiasme et de perplexité, au bruit des voix qui disputaient et intervenant fréquemment dans les discussions bouillantes avec les visiteurs. Ivan Abramovitch Morozov n’ouvrait pas volontiers les portes de son hôtel particulier[2]
Sa collection devint accessible à un large public pendant l’hiver 1918-1919. À l’automne fut publié le décret du Sovnarkom [Conseil des commissariats du peuple] sur la nationalisation d’une série de grandes collections moscovites et la Section muséale du Narkompros [Commissariat du peuple à l’instruction] produisit leur rapide inventaire et enregistrement. La collection ne fut pas encore formellement transformée en musée, il n’existait pas de personnel et, le dimanche, dans la matinée, Ivan Abramovitch Morozov lui-même, avec l’aide de ses proches et de la peu nombreuse domesticité restante, montrait la collection, donnant parfois des éclaircissements. Seul un petit nombre de salles étaient ouvertes pour la visite, en commençant par Korovine et en terminant avec la salle de Matisse (salles V, III, IV, II, I, VI, X, XV); les autres salles restèrent la jouissance de la famille du collectionneur.
C’est dans cette situation que se trouvait la collection au printemps 1919, avant sa transformation en Second Musée de la Nouvelle Peinture Occidentale[3]. Ivan Abramovitch Morozov partit avec sa famille à l’étranger.
La nouvelle administration accrocha à la hâte des tableaux dans les locaux libérés; c’est ainsi que furent organisées les pièces de Vroubel, de Lévitan, de l’école russe et une série de réserves. Comme nous le voyons l’accrochage des salles centrales resta morozovien; à elles furent réunies mécaniquement une série de nouvelles pièces; de la sorte, dans la répartition des oeuvres d’art dans les salles il n’y avait aucun plan unique, les principes de l’accrochage étaient arbitraires et non coordonnés. L’impression qu’en avait le spectateur s’avéra complexe et embrouillée; l’école russe s’enfonçait dans la française, ce qui frappait de façon désagréable, c’étaient l’entassement, l’empilement des oeuvres qui empêchaient de les étudier calmement et attentivement. Les insuffisances de l’accrochage furent évidentes dès le début; leur caractère provisoire ne faisait pas de doute; il fut nécessaire d’écarter des défauts isolés en faisant des réaccrochages et des déplacements partiels; ainsi fut considérablement allégée la salle surchargée de Matisse, une place marquante fut donnée à Derain et Vlaminck qui étaient accrochés auparavant sur un palier mal éclairé de l’escalier de parade, etc.
Cependant, trois ans passèrent avant que ne se présente la possibilité d’un nouvel accrochage planifié de l’ensemble. Comme on le sait, la Collection Morozov, qui comptait plus de 500 numéros d’oeuvres d’art, remplissait avant la guerre les deux étages de l’hôtel particulier de la rue Pretchistenka; après la révolution, les locaux de l’étage inférieur furent occupés par la communauté des collaborateurs du District militaire moscovite; quand ce local se libéra, il fut transmis au Second Musée de la Nouvelle Peinture Occidentale, mais il fut successivement affecté à différents établissements du Narkompros; ici se succédèrent le Fonds « Izo » [la Section des Arts Plastiques], le dépôt de la bibliothèque de l’université de Yaroslavl, la Section littéraire de la Direction Principale des Archives et finalement le Musée Tchekhov. Cet automne, le Musée de la Nouvelle Peinture Occidentale reçut pour la première fois deux pièces du rez-de-chaussée et avait toutes les raisons d’espérer recevoir tout le bas du bâtiment après le transfert indiqué du Musée Tchekhov dans un nouveau local. Ces perspectives incitèrent à travailler à l’élaboration d’un plan détaillé de réaccrochage général; à cette occasion, il fut décidé dès le début, pour donner une plus grande unité et intégrité organique aux collections, d’affecter tout le haut aux artistes français et de placer l’école russe au rez-de-chaussée. Mais une nouvelle complication inattendue détruisit les plans du musée; sur un ordre express, la collection de Dmitriï Ivanovitch Chtchoukine, qui avait été évacuée du Péréoulok Starokonniouchnyï, fut transférée au rez-de-chaussée de notre musée; de la sorte l’exposition, à l’étage inférieur, de la partie russe de la collection s’avéra provisoirement (jusqu’à l’été suivant[4]) irréalisable. Cependant, renoncer au plan élaboré pour un nouvel accrochage fut si fâcheux et l’état de relais que serait ultérieurement le musée se présentait de façon si indésirable, qu’il fut décidé d’emballer jusqu’à l’été la partie russe de la collection et de réaliser totalement à l’étage supérieur le programme prévu des travaux.
Reporté à novembre, le nouvel accrochage ne fut pas exempt de traits héroïques; le personnel du musée peut être fier d’avoir réussi, dans un laps de temps de 16 jours, à enlever totalement les tableaux de la collection, à dépoussiérer le local, à transporter les oeuvres dans la réserve et à regrouper systématiquement toute la collection russe, à faire une nouveau catalogage de la collection, à effectuer une série de travaux de secours pour mesurer, photographier les oeuvres et, enfin, à accrocher dans 15 salles la partie française de la collection. La réorganisation du musée fut totale; à l’exception des grands panneaux liés aux cimaises, pas un seul tableau n’a conservé la place qu’il avait avant; tenant compte du petit nombre du personnel, de son inexpérience, de la totale absence de billets de banque venant du Narkompros, une telle rapidité et un tel succès du processus d’accrochage peuvent être expliqués aussi bien par la conformité à son objectif du plan de base qu’en particulier par l’intérêt vivant et le travail bien concerté qu’a manifesté tout le personnel pendant ces journées […]
La Collection Morozov est une partie fortement limitée d’un flot historique : elle commence par des oeuvres des années 1870 et nous sommes aussitôt témoins de l’épanouissement de l’école impressionniste; les oeuvres superbes et accomplies de Claude Monet, de Renoir, de Sisley, de Pissarro ouvrent historiquement la galerie. Malheureusement, la répartition des salles rend impossible de réaliser successivement un principe évolutif. Seules deux salles pourraient, par le volume et les conditions d’éclairage, être attribuées au groupe de base des impressionnistes – les salles I et VII – et toutes les deux se trouvent loin de l’entrée. Pendant un long temps, on fut séduit par l’idée d’affecter la salle I à Cézanne et de mettre les impressionnistes dans la salle VII. Mais là, nous nous sommes trouvés devant la question de savoir dans quelle mesure un tel projet s’harmoniserait avec l’esprit général de la collection. Qui? Cézanne ou bien les impressionnistes sont le pivot de la Collection Morozov? En arrachant le groupe des paysagistes-impressionnistes de l’évolution générale de l’art français, en rompant les fils qui relient la création de Claude Monet à celle de Renoir, nous aurions détruit le tableau intégral et harmonieux du développement général; au contraire, en plaçant les paysagistes-impressionnistes dans la salle I, nous avons beaucoup gagné en clarté et en bonne ordonnance du projet.
Finalement, j’ai établi le schéma général suivant de l’accrochage :
I – les débuts : les impressionnistes-paysagistes. Renoir (salles I et II);
II – les suiveurs et les épigones de l’impressionnisme; les néo-impressionnistes, les post-impressionnistes – Signac, Bonnard, Vuillard, Guérin, Valtat et autres (salles II, IV, V);
III – les compagnons de l’impressionnisme qui portent dans leur création les principes de courants nouveaux : Cézanne, Van Gogh (salles VII et IX);
IV – la réaction contre l’impressionnisme : Gauguin, Matisse, Derain, Picasso (salles X, XI, XII);
V -les pièces du fond sont affectées – l’une au pastel, aux dessins et aquarelles, l’autre aux oeuvres de second ordre et éclectiques (salles XIII, XIV et XV).
De cette façon, j’ai réussi à diviser la collection en groupes naturels, facilement assimilables et unis par des aspirations communes.
[Suivent des considérations personnelles sur sa façon historico-artistique de concevoir l’exposition, sur les problèmes des rapports des artistes entre eux (par exemple, il met les petits bronzes de Maillol avec Gauguin; il expose des gravures japonaises avec Van Gogh, Matisse avec les fauves…). Considérations sur les défauts de l’hôtel morozovien qui rendent difficiles une bonne ordonnance des collections. Situation du musée après la révolution]
[L’article suivant « Quinze ans de travail. Histoire du Musée de la Nouvelle Peinture Occidentale » date de 1933 et a été publié dans la revue Sovietskiï mouzieï (Le Musée soviétique), N°1. Il est consacré à la vie des Collections Chtchoukine et Morozov dans les conditions de l’époque soviétique. Il parle des expositions temporaires, en particulier de peintres occidentaux. Il n’apporte rien de nouveau sur le plan de la collection historique d’Ivan Abramovitch Morozov