Extrait sur la Russie et l’Ukraine dans l’interview de Romaric Gergorin pour « The Art Newspaper » (novembre 2020)
Interview de Jean-Claude Marcadé par Romaric Gergorin
Cette interview a paru, en version courte, dans The Art Newspaper de novembre 2020, p. 26-27
Je publie ici la dernière question de l’interview sur la Russie et l’Ukraine dans sa version intégrale
Vous maintenez des liens étroits en Russie et en Ukraine. Comment voyez-vous l’antagonisme entre ces deux pays frères qui demeurent incompris en France ?
J’ai un amour profond de la Russie mais j’ai toujours partagé cet amour avec l’Ukraine que je n’ai jamais confondue avec la Russie, même si leur histoire fut commune pendant trois siècles. Sans doute, cela est dû au fait que ma femme, Valentine, était Ukrainienne russophone.
J’ai salué l’indépendance de l’Ukraine après la chute de l’URSS.
Dans mes écrits, je n’ai jamais cessé de souligner la part qui revient à ce pays, grand comme la France, une part spécifique, malgré ce qu’affirment la plupart des élites russes. L’Ukraine et la Russie sont deux pays, sinon frères, du moins cousins. Les Russes ne comprennent pas les Ukrainiens en pensant qu’ils sont un même peuple qu’eux.
J’ai lutté, avant les événements tragiques d’aujourd’hui contre l’agression culturelle russe qui avait et a tendance, je l’ai dit plus haut, à tout russifier, comme elle le faisait au XIXe siècle. Cela sur le plan culturel, sur lequel je me tiens. Je ne me prononce pas sur la politique, mais je regrette l’amateurisme des gouvernants de l’Ukraine indépendante qui veulent éliminer du pays la langue russe qui est la langue maternelle d’une grande majorité (ce qui lui a fait perdre, pour une grande part, la Crimée et menace de lui faire perdre le Donbass); le jeune président Volodymyr Zélensky est lui-même russophone, comme le montre sa carrière antérieure d’acteur. Je regrette aussi le rejet, parfois la haine pour tout ce qui est russe de certains Ukrainiens, sous l’influence des ultra-nationalistes ukrainiens de l’Ouest au tropisme polonais et germanique, ce qui renforce encore le raidissement culturel de la Russie.
Le fait qu’il y ait eu 300 ans de vie commune (du XVIIe au XXe siècles) ne dément pas le fait que le territoire occupé par l’Ukraine aujourd’hui est celui d’un peuple qui a pu avoir sur son sol des cultures différentes à des moments différents, mais qui a toujours revendiqué sa différence, sans oublier qu’elle a apporté à la Moscovie, puis à la Russie, des Lumières dans les domaines de l’architecture, de la musique, de la théologie, des sciences humaines, dont l’historiographie culturelle russe cherche aujourd’hui à minimiser, voire à occulter l’importance.
Les affirmations russes que le territoire occupé aujourd’hui par l’Ukraine ne lui permet pas de se réclamer de son glorieux passé médiéval, celui de la Rous’ de Kiev, car le nom d’Ukraine n’existait pas, oublient que le nom de Russie (Rossiya) n’existait pas non plus en langue russe, ce nom est apparu au XVIIIe siècle avec Pierre Ier et l’Empire Russe successeur de la Moscovie. En simplifiant : avant la France, il y avait la Gaule, eh bien avant l’Ukraine, il y avait la Rous’ de Kiev, et avant la Moscovie, puis la Russie, il y avait la Rous’ de Novgorod et des villes du Nord. Pour comprendre la spécificité identitaire de l’Ukraine au moment où, au XVIIe siècle, elle se rattache à la Moscovie, il faut lire le livre du cartographe normand Guillaume Levasseur de Beauplan qui publia en 1650 une Description d’Ukranie qui sont plusieurs provinces du royaume de Pologne contenues depuis les confins de la Moscouie, jusques aux limites de la Transilvanie, ensemble leurs mœurs, façons de vivre et de faire la guerre.