“GEORGES YAKOULOV” par JEAN-CLAUDE et VALENTINE MARCADÉ
JEAN-CLAUDE et VALENTINE MARCADÉ
DES LUMIÈRES DU SOLEIL
AUX LUMIÈRES DU THÉÂTRE : GEORGES YAKOULOV*
À M. Raphaël Khérumian, Initiateur de la Société des Amis de Georges Yakoulov.
Bien que Yakoulov ne soit jamais allé jusqu’aux limites extrêmes de l’abstraction, ses recherches dans le domaine de la forme et de la philosophie de l’art le placent cependant parmi les créateurs les plus inventifs de l’art russe d’avant-garde. Sa vie tumultueuse est inséparable de sa création. Un de ses articles est signé « Le Condottiere » et en effet il fut un personnage de la Renaissance pour qui ont compté les aventures amoureuses, les libations, la vie dangereuse, la bohème. Même son art chaotique garde le souci de la forme incarnée, de la chair des choses. Ce passionné fut sensible à tout ce qu’il y avait d’essentiel et d’original dans les recherches esthétiques de son époque. S’il n’a pas été un meneur de jeu entre 1907 et 1914 en Russie, s’il a laissé ce soin aux infatigables David Bourliouk et Michel Larionov, c’est qu’il n’était pas tenté par ce rôle, car sa devise était :
« Être soi-même et être à part », « être toujours seul et unique »[1].
Il n’en reste pas moins vrai que Yakoulov a participé par ses œuvres picturales et théoriques au bouillonnement général des arts en Russie au début du xxe siècle et après la révolution de 1917 son nom est devenu un symbole de l’art « de gauche », cible des conservateurs.
* La transcription des noms d’artistes russes connus sous une orthographe précise en Occident reproduit textuellement cette dernière (par exemple, Kandisky, Chagall). La transcription internationale est réservée aux autres cas et aux notes.
-
— Des soleils diurnes de l’Orient AUX SOLEILS NOCTURNES DES VILLES
Georges Bogdanovitch Yakoulov est né en 1884 à Tiflis dans une ancienne famille arménienne de culture russe. Cette appartenance à deux cultures marquera toute la pensée du peintre qui durant toute sa vie sera en quête d’un art où la vision du monde orientale s’unit aux réalisations techniques de l’Occident. Il parle lui-même de son «atavisme asiatique », « auquel était étranger le réalisme européen, mais duquel était proche le symbolisme qui a ouvert […] un large horizon au fantastique décoratif »[2]. Dès sa plus jeune enfance il se livra à la peinture, tout en refusant de se plier aux règles des écoles. Cela lui valut d’être par deux fois exclu d’établissements scolaires : de l’Institut Lazarev à Moscou et de l’École de Peinture, Sculpture et Architecture où il était entré en 1900 et pour laquelle il ne présenta pas les travaux de contrôle obligatoires :
« Passionné par l’improvisation, je rejetais tout enseignement et l’influence de l’expérience d’autrui. »[3]
Son service militaire passé au Caucase et sa participation à la guerre russo-japonaise (1903-1905) le firent entrer en contact avec la nature orientale et extrême-orientale et avec une culture particulièrement riche et antique. La nature caucasienne et mandchoue laissera une trace indélébile sur ses conceptions esthétiques, car il comprend alors que « c’est précisément le caractère de la lumière qui est la base du style recherché »[4]. Il étudie l’art graphique chinois et les particularités des paysages de la Chine et aboutit à la conclusion que la couleur de la lumière solaire détermine dans chaque pays la spécificité de sa civilisation et de sa culture. C’est à son retour d’Extrême-Orient en 1905 que Yakoulov crée sa théorie de l’origine des styles dont il fit un exposé en 1906-07 à la Société de libre Esthétique de Moscou, qu’il lut en 1913 à Robert Delaunay lors de son séjour à Louveciennes, puis en 1914 au cabaret artistique Le Chien errant (Brodjašcaja sobaka) à Saint-Pétersbourg. D’après ses propres indications[5], son article « Le soleil bleu », paru en 1914 dans l’almanach Al’cion, est un fragment de cette « théorie des soleils ». Yakoulov y établit « l’interdépendance de la couleur, de la forme, de la matière, de la ligne, de la pensée, du son, de la structure de la nature et de l’art, du goût, de la capacité de voir »[6]. Dans sa vision le Soleil tient la première place. C’est de l’action réciproque du soleil, de la lune et de l’air que se forme le prisme lumineux. Les rayons du soleil, l’air, le ciel, l’eau, la nature et l’homme, les animaux et les plantes, tous sont unis par un seul mouvement, par le prisme de la lumière :
«L’essence est dans le rythme de ce prisme, dans les oscillations entre la saturation et la transparence, sans le passage dans le prisme d’une autre couleur.”[7]
Le Soleil gouverne la nature tout entière. Il y a des lois échappant à l’homme, mais auxquelles l’homme ne peut échapper, qui règlent les paysages, les formes des êtres vivants et leurs créations :
« La conscience manifestée dans l’art d’un homme de tel ou tel tempérament, de telle ou telle race est due à la force fatale qui a donné l’énergie de connaître et qui a enfermé cette connaissance ; cette force c’est le Soleil. »[8]
La nature donne donc au peintre ses couleurs (la gamme du spectre solaire, la coloration des plantes et des animaux), à l’architecte et au sculpteur ses formes (le contour des montagnes, les animaux et les plantes), mais Yakoulov ne considère pas cela à la manière des réalistes qui cherchent à copier la nature. Pour lui c’est la nature elle-même, dirigée par le Soleil, qui à l’intérieur de l’homme le détermine, le pousse à créer telles formes plutôt que telles autres. Pour faire comprendre sa pensée le peintre a recours à des aphorismes pleins d’humour :
« Est-ce que les pyramides égyptiennes ne seraient pas absurdes en Chine et les pagodes chinoises auraient-elles un sens à Florence ? »
ou bien :
« Le Chinois par la construction rythmique de son corps est proche de son cheval, comme l’Assyrien du sien et l’homme-arabe du cheval-arabe. »[9]
II y a donc plus de ressemblance entre un animal et un homme d’une même civilisation qu’entre deux hommes ou deux animaux de civilisations différentes. C’est dire que la lumière du soleil a créé des types de formes variables selon la façon dont elle éclaire telle ou telle partie de la terre :
« Si le soleil de Moscou est blanc, le soleil de la Géorgie rose, le soleil de l’Extrême-Orient bleu et celui de l’Inde jaune, c’est que de toute évidence le soleil est cette force qui meut les planètes autour de lui, communiquant à chacune d’elles son propre rythme (le caractère du mouvement), sa propre cadence (la vitesse de ce mouvement) et une voie commune sur son orbite (celle d’un seul thème fondamental dans la multiplicité des formes matérielles et spirituelles). »[10]
Le peintre n’est donc pas un démiurge tout-puissant et libre qui crée une autre réalité, comme c’est le cas pour Kandinsky ou pour Malévitch. Il est limité dans son action, il est Hé par la Nécessité de la natura naturans, il ne peut créer qu’en obéissant inconsciemment aux énergies solaires. Cependant chaque culture fait naître des créateurs qui captent de façon originale et toujours différente ces données immédiates du monde visible, car « en dehors de sa propre manière de ressentir il n’a jamais existé et ne saurait exister de peintre »[11].
C’est que « l’homme porte en lui une Chimère — son tempérament »[12]. Ce tempérament a des pulsations diverses et est soumis aussi à un certain déterminisme qui est celui de son milieu et de son époque. L’esthétique de chaque culture est fondée, d’après Yakoulov, sur la loi de l’inertie puisqu’il ne lui appartient pas de modifier ce qui est dicté par la nature. Selon cette loi le peintre doit accommoder sa vision innée des choses, comme le font des myopes ou des presbytes qui doivent pour mieux voir rapprocher ou éloigner les objets. « La loi de l’inertie c’est le goût », ajoute Yakoulov[13]. On le voit, le peintre aborde le problème de la création d’un point de vue philosophique et cosmogonique. Il veut ainsi déterminer le rôle de l’art moderne :
« Briser les cercles des cultures et faire d’elles un nouveau cercle, comme l’a fait la Renaissance, voilà la tâche de notre époque ; ainsi sera relié le lien rompu des temps, en créant en opposition à la Renaissance européenne une Renaissance orientale. »[14]
C’est donc le problème des lumières solaires qui est pour Yakoulov le point de départ de toutes les recherches esthétiques. Ses observations des vibrations lumineuses en Mandchourie entre 1903 et 1905, son étude des théories des différents peuples et en particulier de l’art graphique chinois l’amènent à son premier chef-d’œuvre, Les courses (Skački) (1905)[15], qui attira sur lui l’attention. Dans cette aquarelle le peintre voulut rendre le mouvement frénétique de la foule d’un champ de courses moscovite en utilisant l’impression que lui avait faite le typhon qui souffle pendant des mois en Mandchourie dans un rythme tourbillonnant.
« Réunissant cette impression avec l’impression de clarté de vitre donnée par le terrain vert des courses, par l’allure des chevaux, je construisis une composition des courses d’un mouvement (baroque) tourbillonnant, d’un graphisme linéaire chinois, avec la transparence d’aquarelle, propre au spectre humide de la Chine. »[16]
Cette œuvre est remarquable pour l’époque, non pas tant par son style « asiatique » pour lequel l’Europe s’engouait alors, ni par le raffinement de son dessin qui trahit une influence française, mais par la composition en spirale où les moments successifs d’une scène de courses sont fixés en un seul mouvement, annonçant les recherches postérieures des futuristes et des simultanéistes.
Yakoulov continue à approfondir son style en étudiant au Caucase les rythmes de la mer, le mouvement du disque solaire, des oiseaux et des animaux, les variations de leur couleur et en s’imprégnant de l’histoire des mythologies orientales. Le résultat de cette quête sera une série de tableaux coloristes, linéaires, à thème urbain[17], présentés à la première exposition de l’avant-garde russe à Moscou en 1907, Στέφανος[18] où s’affirmèrent pour la première fois David Bourliouk, Mikhail Larionov, Natalia Gontcharova et Léopold Survage (connu alors comme Stürzwage). Toute cette période jusqu’en 1907 a été appelée par le peintre lui-même « décorative et symboliste, orientale et asiatique »[19]. Il faut noter que l’orientalisme de Yakoulov est différent de celui des peintres occidentaux. Il exprime une nécessité organique et non pas un besoin d’ornementation.
Mais le peintre ne se contente pas du succès acquis par sa peinture orientale. Il cherche plus loin et l’étape suivante de son œuvre marque un tournant décisif. Sans renier les principes du dessin linéaire, du coloris auxquels il était attaché jusqu’ici, il se met à «européaniser » son style en introduisant l’espace tridimensionnel de la peinture italienne et des sujets héroïques inspirés de la poésie classique russe. Ce sont les tableaux-vitraux Il était un pauvre chevalier (Žil na světe rycar’ bednyj…), d’après la ballade de Pouchkine et Mon âme est sombre, d’après une poésie de Lermontov. Dans la première œuvre (col. Mme Larionov) on remarque certains tics du «style moderne» européen qui gâtent la somptuosité des couleurs et le beau mouvement du cheval central. Pour donner une base solide à sa nouvelle orientation Yakoulov se rend en Italie en 1910 (Rome, Florence, Venise, Sienne, Padoue).
« En étudiant les musées et les villes je vérifiais mon sentiment de la lumière et du style qui s’était formé en Orient. »[20]
À son retour à Moscou il montre alors une série de toiles à l’exposition du « Monde de l’Art » renouvelé[21]. Elles sont marquées par un caractère monumental, quelque peu apprêté, dans un style héroïque et visionnaire. Le combat (Boj) (1912) est historiquement, sinon esthétiquement, une toile importante pour comprendre les nouvelles tendances du peintre ; la même spirale tourbillonnante qui rythmait Les courses de 1905 sillonne ici le tableau, mais avec l’acquisition du volume, de la perspective et de l’espace à trois dimensions.
Ces nouveaux travaux de Yakoulov rencontrent la désapprobation générale. En cette année 1912 il est bien considéré comme un peintre « de gauche » (lisez : « d’avant-garde »), mais il ne fait partie d’aucun groupement idéologique, ni de La Rose bleue/Golubaja roza (aux tendances symbolistes), ni du Monde de l’Art/Mir iskusstva (tourné vers le passé), ni du Valet de Саrrеаu/Bubnovyj valet (résolument cézannien), ni de l’Union de la Jeunesse /Sojuz molodëži (cubo-futuriste), ni du groupe futuriste, néo-primitiviste et rayonniste de Larionov et de Gontcharova. Ses conceptions esthétiques ne répondaient nullement aux aspirations de ces associations. Pour Yakoulov, nous l’avons vu, le monde est une totalité qui n’a ni présent, ni passé, ni avenir. Il est tout simplement de toute éternité. Les tentatives des naturalistes de reproduire la réalité du moment, aussi bien que celles des « passéistes » du « Monde de l’Art », ou que celles des futuristes et des annonciateurs d’ères nouvelles lui paraissaient vaines, car le vrai artiste doit retrouver, guidé par son tempérament et par son goût, les formes primordiales qui sont les mêmes depuis la Création. Yakoulov reste étranger à l’esprit de chapelle qui régnait au sein de chacun des nombreux mouvements d’avant-garde. 11 reproche aux futuristes leur individualisme de style européen qui leur fait complètement oublier « la sensation de la terre, la sensation du mode de vie existant »[22] et leur oppose l’art primitiviste d’un Niko Pirosmanašvili qui a su garder toute la saveur et la truculence de l’existence à travers une forme personnelle. Malgré son admiration constante pour Picasso auquel il consacrera un article en 1926 dans la revue Ogonëk (n° 2) où il lui rend hommage pour avoir mis en lumière « une nouvelle perspective propre à notre époque », il estime cependant que Picasso n’a pas l’esprit synthétique, qu’ « il a bien deviné l’état visuel de son époque, sa nature physiologique, mais qu’il ignore la nature psychologique du monde contemporain ». D’ailleurs la peinture européenne d’avant-garde et ses tenants russes ont le défaut pour Yakoulov de centrer uniquement leur recherche sur la forme en laissant de côté l’expression d’un thème organiquement lié à elle[23]. Enfin un autre grief formulé par le peintre contre ses contemporains russes, c’est la production en série qui a commencé avec les cézannistes du Valet de Carreau et continué avec les futuristes et les cubo-futuristes[24]. Pour toutes ces raisons Yakoulov dans ces années capitales pour l’art du xxe siècle (1912-13) fait cavalier seul. Il garde cependant une place de premier plan dans l’art russe d’avant-garde, comme en témoigne l’article de David Bourliouk, traduit en allemand par Kandinsky, dans l’almanach du Blaue Reiter (1912), intitulé « Die ‘ Wilden ‘ Russlands » où sont énumérés tous les mouvements qui en Russie ont porté le coup de grâce au naturalisme. Yakoulov est mentionné à part et à propos du Café chantant Bourliouk note « l’emploi de plusieurs points de vue (ce que l’on connaît depuis longtemps en architecture comme une loi mécanique), la conciliation de la représentation perspectiviste avec la surface de base, c’est-à-dire l’emploi de plusieurs surfaces ». Ce texte, malgré son style confus, nous permet de conclure qu’en 1912 Yakoulov était considéré par ses confrères russes comme un peintre de renom ayant sa propre manière de représenter la réalité. A cette époque s’étaient conciliés les différents éléments de sa vision esthétique : l’étude des lumières solaires, le dessin linéaire chinois, l’espace à trois dimensions, la ligne en spirale qui est la marque générale de toutes ses œuvres.
C’est donc comme peintre affirmé que Yakoulov se rend à Paris en 1913. Ce n’est pas un hasard si parmi les nombreux peintres de la capitale française il se lie d’amitié précisément avec Robert Delaunay qui « cherchait à résoudre les problèmes du mouvement, de la lumière, de la couleur, de la rythmique et de la cadence […] et qui était l’héritier direct de la tendance coloriste française qui, à commencer par Delacroix, à travers les premiers impressionnistes jusqu’à Signac, avait son origine dans l’école vénitienne de peinture»[25]. Yakoulov passe tout l’été chez les Delaunay à Louveciennes. Il fait part à Delaunay de sa théorie sur l’origine des styles fondée sur les lumières solaires. Les deux artistes se livrèrent à des discussions passionnées et à des expériences sur la décomposition du spectre lumineux, la densité des couleurs juxtaposées, les théories de Chevreul, le simultanéisme, l’art asiatique. Aussi ne doit-on pas s’étonner de ce que ces conversations et ces travaux de l’été 1913 aient porté leurs fruits. La Composition abstraite, offerte par Mme Sonia Delaunay au Musée national d’Art moderne de Paris, est une illustration des préoccupations communes de cette période. M. Michel Hoog dit à son sujet que « la couleur a ici une sorte d’éclat visionnaire d’un dynamisme et d’une intensité jaillissante»[26]. Mais ce travail de laboratoire sur les effets de la lumière ne permit pas à Yakoulov, de son propre aveu, de se consacrer entièrement à la peinture urbaine à laquelle il avait l’intention de se livrer. En effet un autre problème s’était posé à lui, celui de la lumière artificielle des villes, ce soleil nocturne des cités modernes qui impose au peintre des voies nouvelles. Il constate que l’œil de l’homme contemporain a perdu le sentiment de la nature et se trouve « sous une cloche à glaces vers laquelle sont dirigés les rayons des réverbères électriques multicolores ».
« Et les parois du verre avec ses reflets, ainsi que la lumière trompeuse qui vibre, déforment la forme qu’a donnée à ce qui vit le Soleil et la seule chose dans l’époque contemporaine qui la relie au passé, c’est le rythme (c’est-à-dire la substance du mouvement), mais sa cadence est tout autre. »[27]
C’est à cette tâche, l’essai de découvrir les lois de cette « nouvelle lumière » urbaine, reflet artificiel de la lumière solaire, que s’attachera désormais Yakoulov. Pendant l’été 1913 le peintre ne put faire que deux toiles dans cette optique : Monte-Carlo (Musée national d’Erevan) et Bar Olympia (Galerie Tret’jakov à Moscou). Sur son chemin de retour à Moscou il s’arrête à Berlin où il prend part aux côtés de Delaunay au premier Salon d’automne organisé par le Sturm. Puis revenu dans la capitale-mère de la Russie il peint une série de tableaux coloristes qui achèvent dans le domaine de la peinture de chevalet ses recherches. L’aquarelle Paysage urbain (ancienne coll. R. Khérumian[28]) nous permet de juger de la maîtrise de l’artiste qui allie la calligraphie chinoise aux variations colorées de l’orphisme. Au dos de cette œuvre Yakoulov a écrit : « Principe du mouvement dans une composition, translucidation des objets » (Princip dviženija v kompozicii, oprozračivanie predmetov), montrant son souci constant de capter le rythme d’une scène et de faire apparaître la luminosité spécifique de ses éléments.
En collaboration avec le poète Bénédikt Livchits et le compositeur Arthur Lourié, Yakoulov fait paraître un manifeste traduit en italien et en français : L’Occident et nous (My i Západ). Apollinaire le publia dans le Mercure de France du 16 avril 1914, avec une seule phrase ironique de commentaire pour souligner le caractère macaronique de la traduction française. Les propositions de ce manifeste ont été inspirées par le peintre, selon le témoignage qu’en donne P. Livchits dans ses mémoires L’archer à un œil et demi (Polutoraglazyj strelec)[29]. On a affaire ici à une attaque en règle contre l’Occident qui est attiré par l’Orient, mais est incapable organiquement de le comprendre. D’après ce texte « tout l’art de l’Europe est territorial », c’est-à-dire limité dans l’espace géographique, alors que l’art doit être fondé sur des éléments cosmiques.
« L’art de l’Occident est l’incarnation de la conception du monde géométrique, conception se dirigeant de l’objet au sujet ; l’art de l’Orient est l’incarnation de la conception du monde algébrique, conception se dirigeant du sujet à l’objet. »
Tout cela n’est pas très clair et l’abus du vocabulaire philosophique n’aide guère à éclairer notre lanterne. On comprend bien que pour Yakoulov l’art de l’Occident fait le chemin inverse du véritable art oriental, en partant du particulier pour arriver au général, alors que l’Orient part du général pour atteindre le particulier. Nous pouvons confirmer cette interprétation par un autre texte du peintre :
« Je suis allé de l’Orient à l’Occident, alors que les Européens sont allés de l’Occident vers l’Orient. Je suis parti du tapis-ornement pour arriver à l’expression figurative d’un thème, alors que les Européens sont partis d’une forme illustrative pour arriver à une ornementation non-figurative. »[30]
II est significatif pour Yakoulov qu’il ait signé ce manifeste avec un compositeur et un poète et non pas avec des peintres comme Larionov et Gontcharova dont les positions anti-occidentalistes sont bien connues. Il faut replacer L’Occident et nous dans le contexte historique de l’année 1914 quand la visite de Marinetti en Russie mit sens dessus dessous la vie artistique des deux capitales. C’est l’époque des «réponses à Marinetti », des proclamations provocantes et des manifestations où la majorité des artistes russes rejetaient tout lien de parenté avec le futurisme italien. La guerre de 1914 interrompit l’activité de Yakoulov, car il fut appelé sur le front et blessé. Pendant la période qui précède les révolutions de 1917 il se trouve en convalescence à Taškent. On peut dire qu’à ce moment-là il est arrivé au terme de ses recherches dont lui-même donnait cette définition :
« Dans l’ensemble mes travaux se sont édifiés sur les analyses des méthodes d’art chinois et des méthodes des Maîtres du Moyen Âge italien, pour aboutir à une nouvelle méthode asio-européenne et pour exprimer le monde contemporain avec sa nouvelle culture urbaine. »[31]
-
— De l’architecture théâtrale AUX SYMPHONIES COLORÉES DU THÉÂTRE