RÉSUMÉ DU ROMAN DE MIKHAÏL YOURIEV [Mikhaïl Morozov], V POTIOMKAKH [DANS LES TÉNÈBRES], MOSCOU, VENDU AU MAGASIN DE NOVOYÉ VRÉMIA, SS.D. [1895]
RÉSUMÉ DU ROMAN DE MIKHAÏL YOURIEV [Mikhaïl Morozov], V POTIOMKAKH [DANS LES TÉNÈBRES], MOSCOU, VENDU AU MAGASIN DE NOVOYÉ VRÉMIA, SS.D. [1895]
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE I
I – Une salle d’anatomie avec une douzaine d’étudiants dont le héros du roman Sacha Siniéroukine [= Main Bleue], riche héritier de marchands, vivant seul à l’hôtel “Dresde”, observant de façon ennuyée et le professeur d’anatomie et les étudiants, plutôt pauvres, qui doivent payer pour avoir des cours. Sacha propose de payer pour tous. Refus du chef des étudiants, puis acceptation, à condition que, plus tard, les sommes prêtées soient versées à une Société d’aide aux étudiants dans le besoin. Un autre étudiant riche marchand, connaissance de Sacha, Roubakine, a aussi donné de l’argent.
II – Sacha se rend dans l’hôtel particulier de Roubakine. Il admire l’architecture, l’ameublement sculpté, les peintures à l’huile sur les murs. Tout cela lui fait envie. On apprend que Sacha Siniéroukine a suivi des cours de peinture avec Roubakine. Ce dernier veut le marier. Il lui présente sa femme.
III – C’est une certaine Karmina (on n’apprend d’abord que ce nom de famille) qui est l’objet des désirs et des rêves du jeune étudiant Sacha (qui doit avoir 18-20 ans); il souffre d’être seul et de pas être aimé. Il rend visite à un ami, Kataline, qui essaie de le dissuader de son choix, mais rien n’y fait. Il veut Karmina.
CHAPITRE II
I – Un établissement avec des personnages connus de tout Moscou, un baron, un homme ivre – il s’agit en fait d’une maison de passe avec des cabinets pour favoriser les amours illicites avec des femmes de petite vertu. Apparaît l’ami de Sacha, Roubakine, accompagné d’une femme voilée qu’il entraîne dans une chambre pour consommer. Description érotique de leurs ébats. La plupart des présents, sauf Sacha, reconnaissent en cette femme – Karmina.
II – On est dans la chambre de Karmina dont on apprend le prénom – Éléna. Elle est encore sous l’emprise de ses amours illicites avec Roubakine (on croit comprendre qu’il l’a déflorée) et en accuse sa mère laquelle a un amant et qu’elle déteste. Cette mère reçoit une lettre de Roubakine qui doit venir chez elle avec Sacha Siniéroukine, jeune homme riche qui est amoureux d’Éléna [= Karmina!].
III – Scène entre Sacha et Éléna laissés seuls. Sacha est présenté comme un puceau timide qui n’ose pas faire ou dire des choses déplacées et est tout étonné des questions quelque peu indiscrètes que lui pose Éléna sur les amies qu’il a ou a dû avoir…
CHAPITRE III
I – Scène dans le comptoir d’un marchand de coton avec lequel Roubakine mène de dures négociations. Il ne regrette pas d’avoir déshonoré Éléna Karmina.
II – Roubakine va voir son frère aîné, marchand riche comme lui, mais qui vit chichement, sans ostentation. Roubakine déteste ce qu’il considère comme de l’avarice, mais il finit par l’envier, sans vouloir le suivre dans ce mode de vie, car il constate que son frère ne dépense pas beaucoup et deviendra encore plus riche que lui. Ce frère pense à la Russie pauvre et au bas niveau intellectuel de ce pays. Il veut rendre au peuple ce qu’il a gagné. D’autre part, il a appris ce que Roubakine, son frère, avait fait avec Karmina. Fureur de Roubakine, mais aussi sentiment de honte.
III – Le salon de la femme légitime de Roubakine. Arrive ce dernier ainsi que Serjenka Kaptsov, son ami et celui de Sacha. Ce Serjenka Kaptsov était dans la maison de passe quand Roubakine est entré avec Éléna Karmina voilée qu’il a reconnue. Il provoque Roubakine en duel pour cette action honteuse, mais celui-ci pense sortir de ce mauvais pas, en affirmant que Sacha Siniéroukine allait épouser Éléna Karmina.
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE I
I – Sacha se trouve chez la mère d’Éléna qui s’enquiert de la fortune du jeune homme et qui s’arrange pour lui offrir sa fille; elle les laisse seuls, descriptions des baisers ardents (Éléna mène le jeu, ce qui étonne l’encore pudique Sacha)…
II – Sacha est chez sa tante qui a été sa tutrice après la mort de ses parents. Elle ne veut rien entendre du mariage avec la famille de Karmina qui est d’origine polonaise et pauvre.
III – Roubakine emmène Sacha chez sa femme qui, elle aussi, déconseille à Sacha d’épouser Éléna Karmina.
CHAPITRE II
I – Scène au restaurant “Yar” avec choristes, danseuses, filles faciles. Sacha s’étonne de la frivolité cynique de Roubakine, qui est marié. Il boit beaucoup de champagne et se laisse aller finalement à peloter une certaine Mania.
II – Description des choeurs, des danses au “Yar”.
III – Sacha raccompagne la “choriste” dont on apprend qu’elle a 16 ans. Il fait tout pour coucher avec elle, mais elle se refuse à lui.
CHAPITRE III
I – Venue d’une ancienne bonne qui lui dit qu’Éléna Karmina n’est plus vierge.
II – Sacha raconte à Éléna ce que lui a dit la bonne. Scène mélodramatique de fureur d’Éléna qui joue l’indignée, veut chasser Sacha etc. Finalement, il lui demande pardon à genoux et tous les deux décident de se marier discrètement dans une petite église de village.
III – Après le mariage religieux, Éléna et Sacha se retrouvent dans un wagon les emmenant à Pétersbourg. Sacha veut consommer, mais Éléna s’y refuse prétextant la fatigue. Finalement, elle lui annonce qu’elle l’a trompé, mais ne dit pas avec qui. Sacha la gifle violemment et décide de divorcer.
TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE I
I – Un rédacteur de journal propose à Sacha de financer cette publication qui reflètera les idées progressistes des années 1860 ayant comme priorité l’éducation du peuple.
II – Sacha se retrouve chez son avocat, Zvantsev, qui s’occupe de son divorce. Il devra payer des dédommagements plus élevés que prévus car il a donné des coups à sa femme L’avocat Zvantsev vit dans un beau quartier de Moscou le Champ des vierges (Diévitchié polié) dans une maison à colonnes. L’ameublement de son cabinet est en acajou. Près avoir réglé les frais du divorce de Sacha, l’avocat change brusquement de sujet. Il fait l’éloge de la nouvelle vague que l’on va appeler celle des “décadents”, puis des symbolistes, contre le progressisme des années 1860. Il cite comme référence le roman de Mérejkovski Le Réprouvé [Otverjennyï; il s’agit de la première version du roman de l’écrivain, connu sous le nom de Julien l’Apostat] :
“À propos, vous ne lisez pas dans Le Messager du Nord [Siévierny viestnik] le roman de Mérejkovski Le Réprouvé?
Sacha dit qu’il y avait jeté un coup d’oeil attentif.
– Ce n’est pas un coup d’oeil attentif qu’il faut jeter à ce roman, l’interrompit Zvantsev – mais l’étudier. Voilà où est la vraie beauté. C’est seulement là où il n’y a pas de tendance sociopolitique qu’est le vrai art, c’est là qu’est le vrai et honnête culte qu’on doit à l’art. Et maintenant, nous avons des Korolenko – j’ai lu il y a peu son Année de la faim [Il s’agit d’un essai réaliste et engagé de l’écrivain ukrainien de langue russe Korolenko sur la famine dans la région de Novgorod au début des années 1890]- c’est quelque chose d’horrible que cela.
– Et est-ce que les romans de Boborykine ne vous plaisent pas non plus? – fit remarquer timidement Sacha.
– Est-ce que c’est de l’art cela? – dit l’avocat, c’est de la production d’usine. Dites-moi : en quoi suis-je intéressé de savoir que quelque part une manufacture de Kaliazine [ville dans la région de Tvier’] a produit des toises d’indienne? En fait, je me fiche de savoir que Monsieur Boborykine a publié tant et tant de feuilles de ses oeuvres. Tout cela, c’est de l’indienne, de la moleskine et pas des oeuvres d’art!
Puis il se mit à agonir plusieurs fois la jeune littérature, faisant remarquer que tous nos libéraux s’imaginent être des écrevisses dans des bas-fonds où ils restent en remuant leurs moustaches, tandis que l’eau de la vie sociale s’est éloignée loin d’eux, en faisant bouillonner Le Nouvelles russes [quotidien progressiste moscovite qui était dirigé depuis 1882 par Vassili Sobolievski, le compagnon de la mère de l’auteur, Varvara Alexéïevna Morozova, qui finançait la publication] et en ridiculisant l’imbécile Nouvelle parole [Novoïé slovo, revue mensuelle littéraire, scientifique et politique, 1893-1897]. Puis, on ne sait pourquoi il revint à Baudelaire, se mit à raconter que l’on allait bientôt ériger un monument à Baudelaire, se mit à réciter des poésies de Baudelaire, puis il s’embrouilla sur un mot et se tut; sans d’ailleurs se troubler le moins du monde, mais il appuya sur un bouton, ouvrit un tiroir secret de son bureau, sortit un petit livre à la reliure sombre – c’était l’édition belge des poésies de Baudelaire – et il se mit à lire je ne sais quelle poésie sur les formes des seins de femmes.
Il récitait en laissant traîner les mots, les yeux mi-clos et en bougeant les narines comme s’il mangeait quelque chose de très doux et de très succulent.”
III – Apparaît chez l’avocat la femme de Roubakine qui fait comprendre à Sacha qu’il lui plaît et qui l’invite à venir la voir.
CHAPITRE II
I – Description de la rédaction du journal Novaya rietch [La Nouvelle parole] que Sacha doit acheter.
II- Sur les moeurs relâchées des intellectuels qui se disent progressistes. Petite note antisémite sur un journaliste du journal, qualifié de “petit juif”. Sacha décide de ne pas financer le journal.
III – Scène avec une jeune fille pauvre, Katia, qui a été entretenue dans la famille de Sacha. Elle est pratiquante et essaie d’entraîner Sacha dans la sphère chrétienne.
CHAPITRE III
I – Visite de Sacha à la Société de Charité de Katia avec la volonté de faire un don important. N’est pas convaincu par la société bigote qu’il observe. Description à la Leskov [Voir la nouvelle de Leskov Les conteurs de minuit, 1891, traduit en français à L’Âge d’Homme]
II – Comme on lui a dit, qu’on lui donnerait un ordre prestigieux pour le don important d’argent qu’il ferait, il décide de ne pas faire ce don. Il se rend chez la femme de Roubakine qui le reçoit en négligé : scène torride avec le puceau enfin dépucelé. La femme lui dit qu’elle ne vit plus sexuellement depuis deux ans avec Roubakine, qu’il faut cacher leurs amours afin de ne pas provoquer de scandale.
III – Tout émoustillé par ses premiers ébats amoureux, Sacha assiste à une thèse de doctorat et décide de reprendre ses études à l’université.
CHAPITRE IV
Les trois derniers sous-chapitres décrivent la nouvelle vie de Sacha, enfin libéré de ses inhibitions. Il rencontre Éléna qui est devenue une cocotte et qui lui apprend que celui qui l’a déshonorée est son ami Roubakine. Cela n’a aucun effet sur Sacha. Il n’éprouve aucun sentiment ni de haine ni de sympathie :
“Maintenant je suis libre, je suis aimé par Nadiejda Alexéïevna [La femme de son ami Roubakine], je ferai encore la cour à Anna Pétrovna [une fille du restaurant “Yar”], si elle n’épouse pas son prince. Et dans le corps de ballet je me choisirai n’importe quelle fille, je l’applaudirai et lui offrirai des fleurs. Pendant la journée, je m’occuperai de mes affaires, mon argent me rapportera quinze pour cent, tous les youpins seront obligés de fermer leurs maisons de prêt personnelles de la société dont je serai le directeur et cet argent fonctionnera partout. Les pauvres apporteront leurs manteaux usés, leurs vieux objets en argent, les revêtements des icônes, les cochers apporteront au printemps leurs traîneaux et en été leurs fiacres et l’argent coulera à flot. Et avec de l’argent on peut tout acheter à Moscou […] ”Il faut gagner à tout prix de l’argent” – pensa Sacha, et alors on te respectera. Il est vrai que le vieux professeur qu’il a écouté hier se détournera peut-être de lui plein de tristesse, peut-être que plusieurs jeunes adresseront à Sacha des paroles pleines de mépris, que le vieux marchand, ancien compagnon du père de Sacha, secouera tristement la tête – et alors? Ce n’est pas avec eux que Sacha allait vivre. Sacha ne connaîtra pas non plus jamais de hautes joies et de pures voluptés, – mais on peut avoir du bon temps sans elles – et Sacha secoua sa tête et se mit à tapoter les bras du fauteuil. Il était très heureux de la vie qui était devant lui.” (p. 159-160)
Maintenant s’ouvre une vie active, il veut mener ses études à bien. Il a une maîtresse. Peut-être trouvera-t-il une femme légitime, mais cela ne l’empêchera pas d’avoir à l’occasion des maîtresses…
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COMMENTAIRE :
Le roman Dans les ténèbres est un récit en grande partie autobiographique. Il s’agit sans aucun doute d’une variante personnelle du roman de Boborykine Kitaï-gorod; Youriev/Morozov règle d’ailleurs ses comptes avec Boborykine dans le dialogue , cité plus haut, avec l’avocat du héros, dialogue qui porte sur la situation de la littérature et de l’art en général en ce milieu des années 1890 qui ont vu paraître un texte fondateur de ce qui va devenir le symbolisme russe, en réaction à l’art engagé socio-politique qui règne en Russie depuis les années 1860, à savoir, en 1892, l’essai de Dmitri Mérejkovski Des causes de la décadence et des nouvelles tendances de la littérature russe contemporaine.
Malgré cela, comme dans Kitaï-gorod de Boborykine, le roman Dans les ténèbres se complaît à la description des moeurs de la classe marchande moscovite, “avec [chez Youriev/Morozov] un particulier plaisir à décrire des scènes de débauches et de ‘dévergondages’, d’adultères et autres choses semblables” [V.M. Bokova dans l’article “Morozov Mikhaïl Abramovitch”, du Dictionnaire biographique des écrivaines russes entre 1800 et 1917, Moscou, t. 4, p. 134]
Dans les ténèbres est un “Bildungsroman”, un roman d’éducation, avec l’accent mis sur l’éducation sentimentale et sexuelle d’un jeune marchand très riche, encore adolescent, ayant perdu ses parents et livré à lui-même. C’est la description du passage de l’innocence amoureuse romantique du héros à une sexualité libérée. C’est l’occasion pour Youriev/Morozov de peindre sévèrement plusieurs mondes auxquels il est confronté : l’université, les riches maisons des marchands, les rédactions de journaux, l’immoralité des milieux privilégiés, les milieux chrétiens orthodoxes bigots, les nouvelles tendances littéraires “décadentes-symbolistes”… L’auteur ne voit partout qu’hypocrisie.
La fin du roman est assez cynique puisqu’elle prône l’immoralité amorale comme suprême accomplissement d’une vie “réussie”. Écoeuré par l’absence de “lumière intellectuelle et morale” des différents milieux auxquels le jeune héros est confronté (les relations amoureuses, l’activité scientifique et éditoriale, les “petites affaires”, la religion et la philanthropie), le héros décide que sa voie de marchand est de faire de l’argent et de profiter de la vie.
Dans les ténèbres fut condamné en 1895 par le ministre de l’intérieur de l’époque, Ivan Dournovo, pour description de “toute une série de scènes vulgaires, pleines d’un cynisme révoltant” [cité dans L.M. Dobrovolski, Les livres interdits en Russie, Moscou, 1962, p. 200] et les exemplaires existants furent détruits.
La grande littérature russe du XIXe siècle, celles des Tourguéniev, Dostoïevski, Gontcharov, Tolstoï, Leskov, Tchekhov, ne donne aucune place aux descriptions physiologiques érotiques (La nouvelle de Leskov La Lady Macbeth de Mtsensk en 1865, qui a une forte connotation érotique mais sans description des ébats amoureux, comme chez Youriev/Morozov, est un hapax dans l’oeuvre même de Leskov). II existe cependant une littérature “pornographique” clandestine dont le niveau littéraire la fait plutôt ranger dans la “littérature de gare”. Ce qui est le cas, selon moi du roman, du roman de Youriev/Morozov Dans les ténèbres, malgré les prétentions de l’auteur.
À propos de Mikhaïl Abramovitch Morozov, V.M. Bokova écrit : “À Moscou on connaissait le ”roi de l’indienne” (selon l’appellation du peintre Pérépliotchikov) comme un homme colérique, s’engouant facilement, voire écervelé (était célèbre sa perte de millions au jeu de cartes en une nuit au Club anglais), gastronome, hôte hospitalier” [“Morozov Mikhaïl Abramovitch”, Dictionnaire biographique des écrivaines russes entre 1800 et 1917, Moscou, t. 4, p. 133]