Gérard CONIO De la théologie négative. ( Pettersson, Cacciari, Heidegger, Hölderlin, Maïtre Eckhart, Malévitch.)
Gérard CONIO
De la théologie négative.
( Pettersson, Cacciari, Heidegger, Hölderlin, Maïtre Eckhart, Malévitch.)
On a établi un rapport entre la musique et les mathématiques, mais la musique peut aussi exprimer des aspirations théogoniques, comme cela m’est apparu en écoutant la sixième symphonie d’Allan Pettersson, dont j’ai trouvé le commentaire dans les réflexions de Massimo Cacciari sur « Le problème du sacré chez Heidegger ».
Parmi les symphonies d’Allan Pettersson, la sixième est certainement la plus violente, la plus survoltée, la plus convulsive, la plus déchirante, la plus spasmodique, la plus tendue vers une harmonie inaccessible. Allan Pettersson a dit qu’elle n’était pas tragique, mais solaire. Le soleil, qui engendra Dionysos peut être, il est vrai, une source du tragique, comme chez les Grecs. Faut-il y voir la source de la force émotionnelle de Pettersson ? Le tragique n’est pas incompatible avec l’extase, il en est même la face noire. Cette exaltation insatiable et incompressible concorde avec le Chaos sacré chanté par Hölderlin dans ses hymnes. Et la symphonie de Pettersson est elle-même un hymne au « chaos sacré », celui que Bakst a évoqué dans « Terror antiquus », mais aussi le « Heilig » décanté par Heidegger dans « Comme au jour de fête.. » de Hölderlin: « Quel est le sens de « Heilig », s’interroge Cacciari, comment ce sens revit-il chez Hölderlin ? Dans « heil » résonne cette idée de vigueur, de vitalité, d’impulsion, qui caractérise le terme védique isirah et le hiéron grec. C’est l’attribut des vents, des chevaux, des hommes et des villes. (« Ilion sacrée »), mais aussi des choses saisies à leur acmé, à l’instant culminant de leur puissance. Dans ce sens, en un passage d’une prodigieuse violence, Homère ( Illiade, XVI, 407) qualifie de hiéron le poisson qui se débat hors de l’eau, à l’extrémité de la ligne – et cette image lui est suggérée par le spectacle terrible de Thestor harponné à la mâchoire par la lance de Patrocle qui lui transperce la tête de part en part et le soulève ainsi par-dessus la rampe de son char où il avait cherché refuge. Cet éclair de vie ( fa-villa !) est si puissant et inoubliable, jusque dans son instantanéité, qu’il semble parfait, accompli, inéluctable. Par ailleurs, la foudre gouverne toutes choses – et Aiôn est pour Plotin esklampon, éclair..
Heilige conserve intact ce sens chez Hôlderlin ; il s’oppose donc étymologiquement à toute idée de sacralité ( sacer : ce qui est séparé, éloigné, et préservé justement du fait qu’il est séparé : arkeo, arcanum). L’heilig surgit devant nous, vif et « sauf » dans sa présence (gothique : hails, d’où heilen = guérir ; et il faut noter la correspondance avec l’anglais holy, équivalent de heilig, et whole = entier, intégre), quand bien même cette présence serait le spasme de Thestor. Hiéron, dirait le chrétien primordialement, est le cri du Christ sur la croix. »
Ce cri, ce spasme retentissent dans la sixième symphonie d’Allan Pettersson.
C’est le spasme d’un accouchement, le spasme d’un commencement qui n’aura pas de fin et qui embrasse la terre et les hommes.
« Il ne faut pas croire, a dit Pettersson, que j’ai pitié de moi-même, j’ai voulu exprimer ma compassion pour la souffrance des hommes. »
Les hommes sont les enfants de la terre qu’ils ont sacrifiée et leur souffrance, née du chaos originel, c’est la souffrance de la terre.
Dans les sonorités proprement inouïes qu’il tire de cette souffrance, Pettersson nous fait entendre ce que Carl Schmitt a appelé « le Nomos de la Terre ». C’est la terre qui se soulève pour prendre la parole, la terre blessée à mort par les hommes.
Cette énergie tellurique naît du chaos originel, du chaos sacré, du « Heilig», elle se fond à ce grondement indistinct avant de prendre forme, avant de « se nommer », elle se lamente comme la terre humaine, et pourtant s’irradie toujours de plus en plus, monte comme un désir inassouvi et nous transporte dans des gradations qui culminent toujours sur la première note du premier motif et elle ne trouvera jamais sa résolution car elle se tord sur elle-même comme un serpent qui se mord la queue. En dépit du gigantisme d’une polyphonie pléthorique, cet éternel commencement, ce martèlement lancinant du même motif matriciel, de la même note aigue, lancée très haut, dans une répétition obsédante, se rapproche davantage des compositeurs minimalistes que de Gustav Mahler auquel on a souvent comparé Pettersson.
Le chaos sacré n’est pas seulement l’attente du Nomos, un appel vers le Nomos, il a besoin du Nomos pour exister, il est déjà le Nomos en puissance : « L’immédiat, écrit Cacciari, ne devient pas médiat, contrairement à ce qu’affirme Heidegger, mais n’est rien d’autre et depuis toujours que le fondement même de la médiation qui, dans la médiation, se révèle et se réalise », sans jamais « vaciller ». »
C’est ainsi que Pettersson articule le mouvement de sa symphonie dans une simultanéité des contraires, non comme Héraclite dans le changement et dans l’absorption dans le processus, mais dans l’affirmation du fondement de l’être, comme Malévitch. C’est l’abîme qui nous parle.
« Et il est inévitable que cela soit, poursuit Cacciari, si je pense le Commencement sous la forme grecque du Chaos, de l’Ouvert (et cela seul, je le nomme « das Heilige » ) : Chaos reste toujours une puissance théo-gonique. Et donc, dans ce cadre, le Commencement n’est pas autrement pensable sinon comme ce qui donne-commencement, ce qui est source et origine, et donc lié en lui-même, dans son être le plus intime, à la physis : commencement-de-la-nature, Ouvert qui est depuis toujours hymne de (génitif absolu) la nature. Ainsi le rapport entre Chaos et Nomos n’est pas problématique, le Chaos étant depuis toujours pré-compris comme origine du Nomos, au sens radical qu’il en est le présupposé. Mais le présupposé est pose, il est une position : la pensée pose le Chaos comme origine essentielle des lois qui ordonnent son propre langage.
Dans une intuition de la pensée sensible, Pettersson nous apporte la même révélation.
Et dans son hymne « Comme au jour de fête… » Hölderlin ne nous dit rien d’autre :
« Mais voici le jour ! Je l’espérais, je le vis venir
Et ce que je vis, que le Sacré soit ma Parole
Car elle, elle-même, plus ancienne que les temps
Et au-dessus des dieux du soir et de l’orient,
La Nature maintenant s’est éveillée avec tumulte,
et haut de l’Ether jusqu’à l’abîme en-bas
Selon un ferme statut, comme jadis, tiré du Chaos sacré
L’Esprit se sent à nouveau créateur. »
Cacciari constate le dilemme dans lequel la position de Hölderlin a enfermé Heidegger en le retournant contre lui-même. Et son commentaire pourrait parfaitement s’appliquer à la musique de Pettersson qui suit inexorablement la voie indiquée par Hölderlin en produisant « le tumulte avec lequel la Nature s’est éveillée quand, haut de l’Ether jusqu’à l’abîme en-bas, tiré du Chaos sacré, l’Esprit se sent à nouveau créateur » :
« Dans les limites de la compréhension grecque de l’origine, que Heidegger fait sienne, Chaos est fondamentalement et de manière constante disposé au Nomos, et la parole du Nomos disposée à l’écoute du Chaos qui en est à l’origine. Ainsi, le chant commence par le Chaos. Mais le Commencement, ainsi nommé et posé, n’est autre sinon « quod debetesse » – ce qui doit être – fondement qui ne peut être scindé de l’advenir, immédiat qui n’est autre que le domaine propre des médiations. Que le Commencement devienne, qu’il s’articule et procède, qu’il pâtisse de la « décision » du rayonnement, qu’il soit dit et pris en garde dans l’hymne, est pur destin. Est sacré le destin même de la manifestationdu sacré. Mais ne devient sacrée, ainsi, finalement, que la pure dé-latence, dans laquelle se nie toute léthé. Précisément la conclusion à laquelle Heidegger voudrait éviter d’arriver, qu’il croyait même éviter en pensant l’immédiateté de l’Ouvert. Heidegger est mu essentiellement par l’exigence de « sauver » l’immédiate omniprésence de l’Ouvert, du Commencement, de la « voracité » du processus, mais il ne peut satisfaire une telle exigence, justement parce qu’il la conçoit dans les termes théo-goniques de la tradition classique (revécue par Hölderlin) d’une part, et dans les termes idéalistes du rapport (qui reste inexorablement dialectique) entre immédiat et médiat d’autre part. Et cette pensée qu’il voulait montrer « en elle-même intacte et sauve (heilig), das Heilige finit par appartenir, en réalité, à l’horizon historique de la dé-sacralisation (dans tous les sens du terme : non seulement dans celui de l’anéantissement du sacer, processus qui est déjà la quintessence du christianisme, mais dans le sens aussi de l’élimination de toute différence essentielle entre le Sacré et sa parole). La méditation sur « das Heilige » apparaît véritablement décisive pour Heidegger, en tant que d’elle dépend l’instance fondamentalement anti-idéaliste de toute sa pensée et, en même temps, du naufrage qui la menace depuis toujours. »
Si on rapporte cette conclusion à la menace qui hante la pensée musicale de Pettersson, on trouvera la même résistance à « la voracité du processus », puisque le minimalisme latent que nous avons constaté s’inscrit contre le développement qui, dans la symphonie classique, détruit le fondement sur lequel il est posé.
Mais Pettersson est radicalement opposé à toute altération, toute aliénation du Commencement, de l’Ouvert, du « Heilige », et il reste indéfectiblement arrimé à un embarcadère d’où ne partira aucun « bateau ivre », vers aucun naufrage à « l’horizon historique de la dé-sacralisation ».
Et la déshérence du Sacré séparé de sa parole, du Chaos privé de son Nomos, a été conjurée par les prophètes du « logos apophantique » qui ont prôné le relâchement de la volonté de puissance, une abstention, un vouloir-non vouloir, un retrait de la décision créatrice, et c’est la gelassenheit de maître Eckart, celles des pauvres d’esprit, c’est le zéro des formes et le rien libéré de Malévitch qui apparaissent comme le seul moyen possible d’empêcher la catastrophe annoncée.
Et même si cet horizon historique constitue notre présent, nous pouvons puiser chez ces grands déconstructeurs du progrès, de la modernité, le courage nécessaire pour nous sauver.
Le salut est dans la superssentialis divinitas, la Gottheit de Maître Eckhart qui, écrit Cacciari, « semble indiquer cet infiniment Ultérieur, cet Ouvert qui donne-
Lieu aux choses, que Heidegger nommait « das Heilige » , à la suite de Hölderlin, Gottheit n’est ni terre, ni ciel, ni dieu ni homme. […..] La Gottheit comme « das Heilige », se montre dans l’instant même de son retrait et, se retirant, en cela se révèle. Le penser – non pas le calcul proportionné à des fins spécifiques, non le rehnen, mais le denken, – est ouvert à ce jeu originaire de l’Etre, qui ne peut avoir d’explication-détermination théologique, qui doit être médité dans son « ohne Warum ».
Le problème d’une pensée non-représentative-calculante, qui se constitue comme ouverture à une telle écoute, et donc en analogie avec l’Ouvert ( « responsable, en tant qu’elle « prend soin » de l’Ouvert) domine le Heidegger postérieur au Kant. Cette ouverture de la pensée est, à la fin, nommée Gelassenheit, terme eckhartien. La pensée se relâche, sich-ein-lassen, ne-voulant-rien, n’attendant-rien, se libère, se désenchaîne du sé-duisant des représentations, s’intériorise au fond du Soi, s’abandonne au jeu sans pourquoi de l’Etre, et s’abandonne devant les choses elles-mêmes pour saisir, dans leur réveil, « das Heilige ». Elle s’abandonne pour s’ouvrir aux mystère ».
Ce mystère meut le « vouloir-non vouloir » de la dé-liaison entre les phrases tonales et atonales qui s’interpénétrent chez Pettersson, dans ses renversements du même thème où le retrait, le relâchement des ilots lyriques répond aux climax des tutti orchestraux qui sonnent comme des tremblements de terre. La succession des marches et des transes est sans cesse transcendée par la Gottheit, la superssentialis divinitas qui surplombe la souffrance de la terre et des hommes.
« À travers Maître Eckhart, écrit Cacciari, Heidegger tente de désenchaîner l’Ouvert de la nécessité du donner-commencement : au sens de la nécessité de la manifestation. L’abandon est une libération de la représentation vers le mystère d’un tel Commencement ; une révocation de la volonté en tant que volonté-à dessein, un vouloir-non vouloir, pour « insister » uniquement dans l’attente de l’abandon. Vouloir le non vouloir est une aporie typique du « pauvre « eckhartien : c’est de là aussi qu’elle est reprise par Schopenhauer (et par Michelstaedter bien avant Heidegger). On peut l’imaginer comme un rester dans l’attente sans attendre, sans préfigurer quelque chose d’attendu. Et, en vérité, c’est le rien qui est ici attendu, puisque le rien c’est l’Ouvert. Gelassenheit c’est se re-laisser-aller à l’Ouvert, qui n’est pas. La « quiète » dynamique de l’abandon ferait signe pourtant au néant du Commencement-Ouvert-Heilige et donc, en libérerait l’idée de toute nécessité épiphanique, révélatrice. »
Pettersson nous donne à entendre cet en-soi qui résorbe les tensions d’une âme souffrante et coïncide avec le rien libéré de Malévitch en réalisant la fusion des contraires dans l’attente de la Gottheit, au-dessus de toutes les manifestations pour s’ouvrir à l’Être pauvre et nu.