Interview de Jean-Claude Marcadé par Romaric Gergorin en 2020
Interview de Jean-Claude Marcadé par Romaric Gergorin
Cette interview a paru, en version courte, dans The Art Newspaper de novembre 2020, p. 26-27
Je publie ici l’interview dans sa version intégrale
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Comment vous êtes-vous passionné par la Russie, ses arts et sa littérature, alors que votre frère Bernard est spécialisé dans l’art moderne et contemporain européen ?
Ma passion pour la Russie s’est manifestée dès la 4ème au Lycée Montesquieu de Bordeaux. J’avais fait de l’allemand et du latin depuis la 6ème et faisais du grec comme troisième langue. À cette époque, en 1950, on nous a proposé de faire en extra une autre langue étrangère. Nous avions le choix entre l’arabe (peut-être aussi le chinois, mais je n’en suis pas sûr) et le russe. J’ai choisi le russe, allez savoir pourquoi. Peut-être sous l’influence de mon milieu familial, non pas de mes parents qui étaient socialistes, fans de Léon Blum, mais mon oncle paternel, chez qui je passais toutes mes vacances scolaires dans mon petit village landais de naissance, Mouscardès, était un militant communiste qui avait chassé de la mairie son propre oncle de droite. Je me souviens des discussions acharnées dans la maison familiale entre parents qui dénonçaient le rôle du parti communiste au tout début de la guerre de 1939 et le pacte Molotov-Ribbentrop et ceux qui en faisaient l’éloge – on se quittait fâchés pour de bon…Je constate, amusé, plus d’un demi-siècle après, le retour de cette querelle entre la Russie d’aujourd’hui et ses adversaires occidentaux.
Je me souviens d’une conversation qui m’avait marqué quand mon oncle m’avait vanté les performances de la Russie soviétique, en me disant que dans les espaces glacés du Nord de celle-ci on pouvait faire pousser du blé, du maïs…
L’événement, cependant, n’est pas dans ce contexte primitivement idéologique familial, mais c’est l’apparition dans mon horizon de la Russe Valentina Vassutinsky qui était assistante du professeur de russe au Lycée Montesquieu. Ce fut vraiment l’Ereignis de ma vie. Elle avait 40 ans, venait de Paris, était d’une famille émigrée, elle nous a tout de suite séduits par sa bonne humeur, son caractère affectueux, son humour, l’exotisme de toute sa personne. Elle nous apprenait les chants russes populaires, nous faisait écouter de la musique classique. C’est un monde merveilleux qui s’est ouvert à moi, tout un univers qui tranchait avec une certaine grisaille de mon milieu petit-bourgeois, issu de la paysannerie, lequel a cependant rendu mon enfance et mon adolescence heureuses en me faisant goûter la simplicité et la beauté de la vie, au-delà des duretés et des âpretés de ce monde que je n’idéalise pas. Mon père était avant la guerre un musicien populaire, ayant un petit orchestre de trois personnes qui faisait danser la jeunesse gasconne lors des fêtes patronales qui étaient organisées partout dans nos régions. Lui-même jouait de la clarinette, du saxophone et de l’accordéon. Ma mère avait été institutrice. Elle lisait beaucoup.
Revenons à l’Ereignis, à Valentina, qui huit ans plus tard devait devenir ma femme. Elle nous réunissait chez elle à Bordeaux le samedi, nous les lycéens qui le voulaient et aussi des étudiants de la faculté des lettres de Bordeaux où elle professait aussi. Elle nous régalait de pirojki, de toutes sortes de gâteaux, nous faisait entendre de la musique classique. Une véritable amitié s’est installée entre Valentine et moi, que déjà elle appelait “Vania”, “Vanioucha”. Elle m’a initié à la musique, aux arts plastiques. Par exemple, je l’ai rencontrée en 1953 au Grand-Théâtre de Bordeaux lors de la représentation du Ring des Nibelungen sous la direction de Knappertsbusch. J’avais pris un billet au Paradis pour les quatre opéras (cela coûtait 1 franc et il fallait arriver 4 ou 5 heures avant l’ouverture des portes pour être sûr d’avoir une place avec une “bonne vue” sur la scène); je retrouvais Valentine à l’entracte de La Valkyrie, elle avait pris un parterre pour cet opéra et Siegfried. Je me souviens aussi d’avoir écouté à ses côtés un mémorable Quintette avec clarinette de Brahms, joué par l’Octuor de Berlin. J’ai vu aussi avec elle des expositions de grande qualité qui ont fait ma première éducation artistique.
Ayant quitté Bordeaux pour Paris en 1955, Valentina Dmitrievna resta ma correspondante principale à qui je confiais mes pensées les plus personnelles, par exemple, sur mes rencontres amoureuses; elle m’envoyait régulièrement de magnifiques cartes postales en russe qu’elle signait parfois “Votre mère surnaturelle”… Finalement, un jour de l’été 1958, sans que ni l’un ni l’autre ne nous y attendions, nous nous unîmes charnellement. À l’automne, je quittais la khâgne du Lycée Montaigne à Bordeaux pour celle du Lycée Henri IV comme pensionnaire. Valentine (devenue déjà pour moi “Lialia”) y était assistante du tout jeune agrégé de russe Nikita Struve et elle était ma correspondante que je rejoignais dans sa mansarde de la rue des Arcades dès que j’en avais la permission…Ayant raté le concours à l’École Normale Supérieure, je terminai en 1961 une licence ès lettres (français, latin, grec) à la Faculté des Lettres de Bordeaux, puis passai le CAPES de lettres classiques en 1962. Parallèlement je me préparais à l’agrégation de russe que je terminai comme premier des garçons en 1965.
Valentine travaillait avec Pierre Francastel à une thèse du 3ème cycle sur l’art russe depuis les Ambulants jusqu’à la première avant-garde (ce qui a donné son livre devenu classique Le Renouveau de l’art pictural russe (1863-1914), Lausanne, L’Âge d’Homme, 1971). Nous avons travaillé ensemble à ce projet, j’allais avec elle aux cours de Francastel qui maniait un français d’une grande pureté, efficacité et non jargonnant, nous avons visité les ateliers d’artistes encore vivants, témoins de cette époque, avons écrit quelques articles ensemble.
Pour ma part, je préparais une thèse d’État à la Sorbonne sur l’écrivain Leskov dont Valentine m’avait dit toute l’importance.
Voilà quelques éléments des débuts de ma passion pour la Russie
Vous avez écrit un livre et organisé des expositions à Madrid, Barcelone et Bordeaux sur le symbolisme russe qui, précédant les avant-gardes, innove déjà dans la radicalité. Comment voyez-vous ce mouvement dont les peintres sont moins connus en Europe que ses écrivains apparentés comme Biély, Brioussov, Blok, Khlebnikov ou que des compositeurs influencés par son esprit comme Scriabine, Lourié, Prokofiev ?
L’exposition du Symbolisme russe pictural avait été initiée d’abord à Madrid et à Barcelone. Je n’ai été appelé à participer, en tant que conseiller scientifique, qu’à son organisation à la belle Galerie des beaux-arts de Bordeaux (commissaire général François Ribemont, commissaire de l’exposition Françoise Garcia) en 2000. Je crois avoir eu la possibilité dans la présentation, dans le catalogue, puis dans le colloque que j’ai organisé avec Dominique Jarrassé et John Malmstad (voir Le Dialogue des arts dans le Symbolisme russe, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2008), de montrer l’existence d’un symbolisme pictural russe original dans le concert des arts européens autour de 1900. Ce fait était ignoré dans toutes les études et les expositions, noyé qu’il était dans le “style moderne” (comme les Russes appellent l’Art Nouveau), celui, par exemple, sécessionniste, du Monde de l’art (Mir iskousstva) de Diaghilev et d’Alexandre Benois. Je crois avoir réussi à montrer que les vraies bases du style symboliste russe se trouvent chez le génial visionnaire Vroubel (1856-1910), le grand artiste de dimension universelle avant la pléiade des avant-gardistes. Stylistiquement, l’oeuvre de Vroubel est marquée par la profusion linéaire qui perturbe, disperse, syncope les contours des éléments figuratifs; la linéarité de l’Art Nouveau se fond dans des brouillards, des labourages, des irisations, des visions incandescentes aux limites de la raison. L’autre fondateur du symbolisme pictural est Viktor Borissov-Moussatov (1870-1905) qui interprète l’impressionnisme dans des touches vaporeuses, entourant les êtres et les choses dans un halo mystérieux. Ce sont des élégies, où les femmes sont les personnages presque uniques, des méditations sur la vie et la mort, l’écoulement du temps, le néant.
C’est autour de Vroubel et de Borissov-Moussatov que se forma un groupe de jeunes “peintres de la rêverie” qui organisèrent en 1904 à Saratov l’exposition au titre symboliste “La Rose écarlate”, puis en 1907 à Moscou l’exposition pionnière “la Rose bleue” qui consacre un style symboliste russe. Paviel Kouznetsov (1878-1968) a été son plus important représentant entre 1904 et 1910. Il noie alors ses sujets dans des brumes, poussant la dématérialisation du monde sensible, inaugurée par l’Impressionnisme, à son intensité maximale : tout y est transfiguré dans une atmosphère fugitive où se mêle une lumière tamisée crépusculaire, cette lumière incertaine qui précède la nuit et qui n’est plus le jour (“l’heure exquise”). Au thème de la lumière est lié celui du rêve largement exploité, par exemple par les sculpteurs Anna Goloubkina et Alexandre Matvéïev, par le peintre Pétrov-Vodkine. Un trait commun du symbolisme pictural est la recherche de l’indéfinissable, de l’ineffable, de l’indicible. Malévitch a connu une période stylistique symboliste entre 1907 et 1911 avec sa “Série jaune” tendant à la monochromie et une thématique christo-bouddhique à la Redon.
Vous avez, tout au long de vos travaux, travaillé à préciser ce qui était confondu et mal connu dans les avant-gardes russes qui commencent avec le néo-primitivisme en 1907, mouvement qui regarde vers les cultures anciennes et populaires pour se projeter en avant tout en empruntant à Gauguin, Cézanne et Van Gogh. Que retenez-vous de ce paradoxe de l’avant-garde qui se nourrit de la culture paysanne et du folklore naïf et ancestral ?
Là aussi, le mouvement capital qu’est le Néo-primitivisme en Russie et en Ukraine à partir de 1907, avec l’exposition “Στέφανος” à Moscou, devenue “Viénok“ (La guirlande) à Saint-Pétersbourg en 1909 et portant le nom de “Le maillon” à Kiev en 1908, a été ignoré jusqu’à une date récente dans les expositions occidentales. Cela a été criant avec Le Primitivisme dans l’art du XXème siècle présentée par William Rubin au MoMa en 1984, où l’apport russe était totalement absent.
J’ai plusieurs fois écrit que ce qui intrigue, fascine, séduit et trouble le public occidental dans les arts novateurs venus de l’Empire Russe, puis de l’URSS du premier tiers du XXe siècle, c’est que toutes les cultures picturales pionnières venues de Paris, de Munich et de Milan (impressionnisme, Nabis, fauvisme, cubisme, futurisme) ont été immédiatement transformés sur le sol russe car elles se sont conjuguées à une tradition séculaire locale, celle de l’icône, de l’art populaire (plateaux, carreaux de faïence, broderies, moules de pains d’épices, sculptures sur bois des izbas, dentelles, indiennes, jouets, planches de rouet, images populaires xylographiées (les loubki), enseignes de boutique…
Contre le raffinement thématique et idéologique du Symbolisme, contre l’éclectisme du style moderne et, bien entendu contre le réalisme-naturalisme à thèse des Ambulants dans la seconde moitié du XIXe siècle, commencent à paraître, à partir de 1907, des textures et des thèmes consciemment primitifs, grossiers, triviaux, mais d’une expressivité et d’une énergie vigoureuses – sur les toiles des frères ukrainiens David et Vladimir Bourliouk, de Mikhaïl Larionov et de Natalia Gontcharova. Ce qui s’appellera le Néo-primitivisme puisa dans l’art des enfants autant que dans toutes les créations de l’artisanat populaire, renouvelant toutes les conceptions des beaux-arts : laconisme, multi-perspectivisme, sujets tirés du monde provincial, humour.
Pouvez-vous expliquer ce qu’est l’art de gauche que vous avez fait connaître et en quoi se distinguent, dans les avant-gardes, l’école de Saint Pétersbourg, celle de Moscou et celle d’Ukraine ?
Ce que l’on continue à appeler par commodité, comme un brand, “avant-garde russe”, est une de ces dénominations dans l’histoire de l’art qui sont accidentelles, inadéquates (par exemple, Impressionnisme, Fauvisme, Cubisme). En fait, les novateurs de l’Empire Russe des années 1910 professaient un art de gauche et ce, sans connotation directement politique. C’est seulement après la révolution bolchevique d’Octobre 1917 qu’il y eut une identification avec la révolution socio-politique. Cet art de gauche était stigmatisé par les adversaires de toute modernité. Il comprenait des cultures picturales très diverses, du primitivisme à l’abstraction en passant par le cubo-futurisme. Il y avait plusieurs “écoles” hétérogènes qui contredisent une seule attribution à la seule tradition artistique russe. Cette russification, puis soviétisation de l’art de gauche des années 1910-1920 s’est encore accentuée après la chute de l’URSS en 1991 et l’indépendance de plusieurs républiques ex-soviétiques, dont la plus importante, l’Ukraine, qui pendant 300 ans, depuis le XVIIe siècle, avait formé un corps soudé à la Moscovie-Russie, ce qui n’avait pu faire disparaître la permanence de revendications identitaires ukrainiennes, ne serait-ce que par l’oeuvre poétique universelle, du poète national Taras Chevtchenko au XIXe siècle.
Avant 1917, on peut distinguer trois écoles dans les arts de l’Empire russe : une école de Saint-Pétersbourg à tendance rétrospectiviste, tournée vers les grandes périodes artistiques européennes, souvent graphique, représentée, pour une part, par “Le Monde de l’art”, tournée aussi vers la vie mystérieuse parfois angoissante de la ville moderne (Filonov, Pougny); une école de Moscou, plus patriarcale dans son ethos général, plus décorative, plus axée sur son propre passé asiatique, sur son folklore; enfin, l’école ukrainienne se distingue fortement dans le mouvement général novateur d’avant 1917 (après 1917, il y aura une avant-garde ukrainienne spécifique dans le cadre de l’URSS) : il suffit d’énumérer les noms des artistes qui sont ukrainiens ou enracinés dans l’Ukraine : Archipenko, Alexandra Exter, David et Vladimir Bourliouk, Sonia Delaunay, Larionov, Malévitch, Tatline; leur sens de la vastitude spatiale impliquant la liberté totale du mouvement (Malévitch, Tatline) , la lumière avec une prédilection pour la gamme solaire (Larionov, Sonia Delaunay), une appétence baroque (Archipenko, Alexandra Exter)…
On pourrait raffiner en mettant en avant d’autres écoles qui font partie de ce massif appelé “avant-garde russe” et que les artistes appelaient art de gauche : une école juive (Chagall, le premier Lissitzky); une école de l’Orient russe (arménienne avec Yakoulov ou Sariane, géorgienne avec Pirosmani ou Kirill Zdanévitch); l’école de l’Asie Centrale (kazakhe, ouzbèque, turkmène, tadjike)qui est magnifiquement représentée dans le musée des beaux-arts de Noukous, la capitale autonome du Karakalpakstan, dont la regrettée Véronique Schilz avait montré de belles oeuvres à Caen en 1998 (voir le catalogue Les Survivants des Sables rouges. Art russe du Musée de Noukous. Ouzbékistan 1920-1940, Caen, L’Inventaire, 1998)
Vous avez traduit avec votre épouse les mémoires du poète Bénédikt Livchits qui raconte de l’intérieur la formidable émulation artistique de ces années d’expérimentation, et dont le titre, “L’archer à un œil et demi” fait référence aux scythes. Les références slaves sont-elles sous-estimées dans cette aventure moderne ?
Le livre de mémoires du poète et théoricien kiévien Bénédikt Livchits montre en fait le caractère eurasien du continent multinational qu’a été l’Empire Russe, puis l’URSS, ce qui est encore le cas, pourrait-on dire, de la Fédération de Russie aujourd’hui. Le continent russe est pour Bénédikt Livchits “une partie organique de l’Orient”, les artistes russes sont des Asiates, ils ont “une secrète affinité avec le matériau”, sentent le matériau “dans l’état où on l’appelle la substance du monde“.
Dans le seul titre L’Archer à un oeil et demi il y a la revendication, juste ou non, de l’originalité asiatique de l’art de Russie par rapport à l’Europe. Le sauvage cavalier, guerrier et archer scythe “a tourné son visage en arrière (lisons : “vers l’Orient”) et de la moitié de son oeil il a jeté un regard vers l’Occident”. Cette formulation, certes partiale, est polémique et tend à minorer le rôle de Marinetti et du futurisme italien, ce qui n’est évidemment pas le cas…Malévitch reconnaissait Picasso et Marinetti, c’est-à-dire le Cubisme et le Futurisme comme les deux plus importants pôles novateurs du début du XXe siècle.
Vous avez souvent dissipé les confusions entre le suprématisme – mouvement d’essence spirituelle, issu du cubisme pour aller vers l’abstraction radicale, né dans l’Empire russe en 1913 – et le constructivisme reposant sur une vision matérialiste qui commence en URSS en 1920. Le suprématisme a-t-il votre préférence et vous semble-t-il aujourd’hui réévalué ?
Oui, je lutte depuis près d’un demi siècle contre cette confusion, entretenue dans plusieurs pays, en particulier en Allemagne, entre suprématisme et constructivisme, car le constructivisme est devenu, lui aussi, un brand, comme l’avant-garde russe, et on y fourre tout.
Le suprématisme, né en décembre 1913 avec les décors de Malévitch pour l’opéra cubo-futuriste de Matiouchine La Victoire sur le Soleil, triomphera dans la célèbre exposition pétersbourgeoise “0, 10″ au tout début de 1916. Il sera, dès le début, antagoniste de l'”abstraction concrète” des reliefs et contrereliefs de Tatline, apparus au tout début de 1915, qui opéraient avec des matériaux réels dans un espace réel.
La dénomination “constructivisme” est utilisée pour la première fois au monde en 1921 dans les débats de l’Institut de la culture artistique (INKHOUK), fondé par Kandinsky en 1920 à Moscou; c’est précisément contre Kandinsky et son orientation spiritualiste que les constructivistes soviétiques se sont dressés, mais aussi contre le suprématisme malévitchien dont “la phénoménologie apophatique” (c’est-à-dire, la volonté de faire apparaître le non-être qui est la vérité du monde) était devenue incompréhensible à ses premiers adeptes, comme Lioubov Popova ou Rodtchenko qui deviendra le leader du constructivisme soviétique, lequel combat l’art pur, incarné par le tableau de chevalet.
Le Monument à la IIIème Internationale, élaboré par Tatline en 1919-1920 servit d’emblème à ce mouvement. La réduction de l’objet à une carcasse prenait comme principe constructif la ligne.
Je ne pense pas que le Suprématisme soit réévalué de nos jours, tellement l’art dominant est devenu de plus en plus physiologiste et racontant des histoires. Cet art est plus symptomatique de l’état circonstanciel d’une époque qu’intemporel et universel. Au fond, c’est la résurgence du naturalisme engagé de la fin du XIXe siècle dans des formes évidemment “modernes”, mais cette modernité ressemble à celle de Zuta, la “lycéenne moderne” dans Ferdydurke de Gombrowicz…
Et pourtant le Suprématisme, s’il n’est pas toujours évalué à sa juste mesure, reste cependant un pôle majeur de l’évolution universelle de l’art, malgré l’essai de reléguer sa force de commotion dans un état de latence, voire de le rabaisser dans les musées au niveau d’arts de moindre importance conceptuelle ou novatrice…
Avant de plonger dans l’abstraction, Malévitch eut une période symboliste que vous avez contribué à faire connaître. Est-elle selon vous une étape essentielle de l’artiste et pourquoi voulut-il l’effacer de son parcours ?
Au tout début des années 1910, Malévitch a pris conscience que la vraie dimension de la révolution artistique du XXe siècle avait commencé avec Monet, Van Gogh et Cézanne qui ont permis de faire naître le Cubisme, le Futurisme, l’abstraction non-figurative, ce qui conduira à sa propre abstraction radicale sans-objet, le Suprématisme. C’est pourquoi il a mis entre parenthèses toutes les variétés d’Art Nouveau, de Symbolisme et de Fauvisme qu’il avait lui-même pratiquées entre 1907 et 1911. Ainsi, il a occulté, mais non détruit, toute cette production passionnante qui a été redécouverte en 1988, lors de la première grande rétrospective Malévitch au Stedelijk Museum d’Amsterdam.
J’ai écrit un article en russe, intitulé “La force du symbolique chez l’anti-symboliste Malévitch”, car si le peintre ukrainien a refusé le côté illustratif, stylisé, littéraire, voire ésotérique du Symbolisme, toute son oeuvre a une forte charge symbolique, tout en restant dans la sphère de l’abstraction sans-objet. Quand il revient à la figure en 1928, en quête d’une nouvelle forme suprématiste (qu’il appelle “supro-naturaliste), il opère une synthèse entre le sans-objet, les contours iconiques et la polychromie, avec de fortes connotations symboliques…
Quels sont les fondements métaphysiques et religieux de Malévitch qui l’ont poussé vers l’abstraction, la recherche du « monde sans objet » ?
Vous achevez de traduire pour les éditions Allia un grand ensemble d’écrits posthumes de Malévitch. Avez-vous découvert des éléments nouveaux ? Peut-on voir Malévitch comme un Heidegger sauvage, avec des textes comme “Dieu n’est pas détrôné” ?
Malévitch procède non par mouvements évolutifs, mais par illuminations successives. On a souvent écrit que le surgissement du Quadrangle noir dans le blanc (appelé communément “Carré noir sur fond blanc”) était un aboutissement du cubisme. Pour moi, il s’agit d’un saut dans l’inconnu. Malévitch n’est pas un historien de l’art. Il est tout d’abord un créateur. Ce n’est qu’en 1919-1920, à Vitebsk, qu’il fut pris par une frénésie d’écriture. La correspondance avec le célèbre historien de la littérature et philosophe de la culture Mikhaïl Guerchenzon marque un tournant. Dans le second tome des Écrits que je prépare pour les éditions Allia, seront traduites toutes les lettres de Malévitch à Guerchenzon. Ce second tome présentera un choix des textes posthumes du peintre. On y verra l’artiste ukrainien pris d’une sorte de délire extatique pour essayer de cerner l’être du monde au-delà de tous ses étants. Dieu n’est pas détrôné, paru de son vivant en 1922, est une petite partie de cette pensée en état de fusion, une pensée sauvage et peu préoccupée de grammaire et de ponctuation, pratiquant joyeusement l’anacoluthe et l’hypallage, maniant l’humour et parfois l’ironie, ne donnant qu’extrêmement rarement ses sources, ses lectures, prétendant même de n’avoir lu de Schopenhauer que le titre de son opus magnum Die Welt als Wille und Vorstellung et que cela lui avait suffi pour contester la pensée du philosophe allemand. […] Il est vain de vouloir à tout pris chercher quelles lectures auraient nourri sa pensée. Il a dit lui-même en 1920 qu’il s’était retiré dans le domaine, nouveau pour lui de la pensée et se proposait d’exposer, dans la mesure de ses possibilités “ce qu’il apercevrait dans l’espace infini du crâne humain”.
Le philosophe Emmanuel Martineau a écrit un ouvrage pionnier en 1977, Malévitch et la philosophie, où il croit déceler que la pensée malévitchienne se situe dans le même questionnement qui sera celui de Heidegger et a placé son oeuvre peinte et écrite sous l’égide d’une “phénoménologie apophatique”. Récemment, le philosophe Olivier Camy a organisé à Dijon un colloque international autour de “La politique de Malévitch” qui a essayé de situer le rapport éventuel entre la création artistique et la pensée politique du peintre ukrainien. Olivier Camy a tendance à orienter la pensée malévitchienne du côté du néo-platonisme.
Étant donné que Malévitch a poussé sa recherche noétique “dans les circonvolutions de son cerveau” à son maximum d’ébullition et d’excitation, il a retrouvé, selon moi, des idées qui ont pu être trouvées depuis que l’homme pense. C’est pourquoi on pourra rencontrer des connivences avec tel ou tel penseur du passé (par exemple, je cite au hasard, avec la Nada de Jean de la Croix ou avec la dénonciation de l’imagination, source de toutes les erreurs, de Blaise Pascal…).
Sérieusement, je pense qu’il faudrait étudier les liens évidents qui unissent le Suprématisme et la pensée extrême-orientale, par exemple le taoïsme et le zen.
Le père Paul Florensky que certains considèrent comme le Pascal ou le Léonard de Vinci russe a écrit La Perspective inversée, l’ouvrage de référence de David Hockney. En quoi cette critique de la représentation des arts occidentale est-elle révolutionnaire ? Florensky, comme son ami l’écrivain Vassili Rozanov, peu connu en France, sont parmi les figures les plus singulières de la pensée russe et semblent occuper une place de choix dans vos prédilections littéraires. Avaient-ils des liens avec les arts russes ?
Je n’ai pas eu le temps de répondre à cette question très vaste…
Vous étudiez les icônes russes, et vous avez traduit avec votre épouse les mémoires du moine Grégoire Krug peintre d’icônes. Votre passion pour les icônes se confond-t-elle avec votre passion pour la religion orthodoxe ?
Je suis d’origine catholique, ai milité aux Lycées de Bordeaux (Montaigne) et de Paris (Henri IV) dans les JEC. J’ai rejoint l’Orthodoxie lors de mon mariage religieux en 1966. J’ai eu le sentiment, non de renier le Catholicisme mais de revenir d’une certaine façon aux sources de celui-ci. J’ai été séduit par la beauté de la liturgie orthodoxe, un Gesamtkunstwerk, comme ne s’y est pas trompé Kandinsky. Nous étions amis du grand iconographe, le moine Grégoire Krug, et c’est tout naturellement que nous avons traduit quelques uns de ses écrits qui montrent que l’icône n’est pas un art répétitif et monotone, mais, tout en restant dans le consensus ecclésial, est d’un grand dynamisme formel et théologique.
Pourquoi vous êtes-vous intéressé à Leskov sur lequel vous avez fait une thèse qui a été traduite en russe? Ce grand écrivain contemporain de Tolstoï dont le chef d’œuvre “Vers nulle part” reste méconnu. En quoi l’alliance de conte oral, le skaz, la critique des idéaux révolutionnaires et ses descriptions de la vie russe en font un écrivain dont la modernité est redécouverte ?
Leskov est à part dans la littérature russe. À la différence des ses grands contemporains Tourguéniev, Dostoïevski, Gontcharov, Tolstoï, sa puissance novatrice s’est portée en grande partie sur l’archaïsme formel apparent, la perfection du travail sur le verbe, l’architecture de ses récits en mosaïque et capriccio. Cela en fait le maître de la narration russe moderne, comme ne s’y sont pas trompés, entre autres, Thomas Mann qui a parlé de lui comme d’un “erstaunlicher Fabulierer” ou Walter Benjamin, auteur en 1936 d’un article pionnier sur l’écrivain russe, “Der Erzähler” (traduit par l’auteur lui-même en français par “Le narrateur”, et par Gandillac par “Le conteur”).
On peut dire qu’avant Tchekhov, Leskov est le plus grand nouvelliste de la littérature russe.
Il est extraordinairement “moderne” car il préfigure toutes les recherches du XXe siècle pour briser les conventions architecturales du roman, devenu, surtout avec Dostoïevski, un ersatz de la tragédie.
Après avoir participé à l’exposition sur la collection Chtchoukine, vous collaborez à l’exposition de la collection Morozov à la Fondation Vuitton présentée en octobre. Quelle est la singularité de cette collection ?
Je n’ai pas le temps de répondre à cette question
Que retenez-vous des dessins d’Eisenstein sur lesquels vous avez co-écrit un ouvrage ?
Je n’ai pas le temps de répondre
Vous contribuez au rayonnement d’Antoine Pevsner et d’André Lanskoy. Les avez-vous connus ? Si oui, quels souvenirs en gardez-vous ? Comment présenter la profonde originalité de ces deux artistes ?
Je n’ai pas le temps de répondre
Quels souvenirs gardez-vous du compositeur et chef d’orchestre Igor Markevitch et du poète Vadim Kozovoï, que vous avez bien connu ?
Je n’ai pas le temps de répondre
Vous maintenez des liens étroits en Russie et en Ukraine. Comment voyez-vous l’antagonisme entre ces deux pays frères qui demeurent incompris en France ?