Jean-Claude MARCADÉ NICOLAS DE STAËL UNE FULGURANTE QUÊTE DU VISIBLE Essai monographique 8« La couleur est littéralement dévorée, il faut se retirer dans l’ombre des voiles, se cramponner à chaque plan à peine perceptible[1] » 1952-1953
Jean-Claude MARCADÉ
NICOLAS DE STAËL
UNE FULGURANTE QUÊTE DU VISIBLE
Essai monographique
8« La couleur est littéralement dévorée, il faut se retirer dans l’ombre des voiles, se cramponner à chaque plan à peine perceptible[1] »
1952-1953
L’année 1952 se passe dans la fièvre. La production est particulièrement importante — 242 toiles. Staël confirme le tournant qu’il avait pris en 1951 de ne plus fuir la figuration des objets, des personnages, des paysages, sans devenir pour autant un figuratif réaliste. Il continuera jusqu’à sa mort, en 1955, à transmuer le réel en pure picturalité, à être un figuratif abstrait. Comme l’a noté Bernard Dorival, il y a là une synthèse, cette synthèse que le peintre a lui-même formulée dans sa réponse à l’enquête de Julien Alvard et Roger Van Gindertael :
« Je n’oppose pas la peinture abstraite à la peinture figurative. Abstraite en tant que mur, figurative en tant que représentation d’un espace[2]. »
Et Van Gindertael de commenter :
« S’engageant de plus en plus fiévreusement, frénétiquement même, dans cette voie de la synthèse, il ne retient plus, des paysages, des objets et des êtres, qu’un signe[3]. »
Si l’on avait eu la tentation de voir une reproduction de toits dans telle toile intitulée Les Toits (Paysage ; Ciel de Lille ; Ciel de Dieppe) (1952, MNAM) ou Les Toits de Paris (Fontenay) (1952, coll. Mme Georges Pompidou), on est vite dégrisé en contemplant la toile intitulée Trois pommes en gris/Composition (1952, ancienne coll. Mme Maillard) où les pommes sont « figurées » par les mêmes « pavés » que dans telles compositions paysagistes de cette époque. Le tour de force de Nicolas de Staël, dès ce moment-là, c’est d’avoir su allier figuration et abstraction en une seule image totalement éloignée du réel et totalement immergée en lui. Matisse avait, certes, affirmé que « tout art est abstrait », car, dans le grand art, le pictural en tant que tel est au-delà ou en deçà de toute représentation. Mais, chez lui qui a été un peintre calligraphe, le contour des objets et des choses représentés n’ont jamais été dilués. Chez Bonnard, ils le sont et, en ce sens, l’acte créateur de Staël est plus proche de Bonnard. Mais plus proche ne veut dire en aucune façon qu’il lui ressemble en quoi que ce soit. Car Staël reste, dans sa « figuration », un abstrait.
Trois séries scandent cette année décisive pour la figuration abstraite du peintre : natures mortes, paysages et personnages. Il maintiendra ces mêmes séries dans l’année qui précède sa mort, mais le traitement, nous le verrons, sera déjà autre. En effet, en 1952, il poursuit le traitement matiériste de la toile comme précédemment. Au couteau à mastic avait succédé la truelle, comme le lui avait conseillé son ami Jean Bauret :
« Son couteau de vitrier engendrant des “biscuits”. J’ai essayé de le faire passer des “biscuits” aux lunes, des lunes aux péniches, des péniches aux bouteilles, etc. et il a pris l’habitude de prendre exemple sur les formes picturales de la nature au lieu de prendre des leçons dans les Cahiers d’Art. Le passage du “biscuit” abstrait à la ”lune” concrète est important[4]. »
Laissons la responsabilité à Jean Bauret de parler de « biscuits » pour la production staëlienne d’avant 1952 : cela ne veut tout simplement rien dire, c’est un « bon mot » absurde, il suffit de regarder les œuvres de l’époque de la non-figuration abstraite. Et puis Staël n’a pas attendu Bauret, nous l’avons vu, pour s’immerger dans le mur de la réalité d’où celle-ci surgit dans des variations toujours les mêmes et toujours recommencées. En paraphrasant Douglas Cooper, on peut dire que jamais Staël ne s’est départi d’une expérience visuelle qui absorbait formes et couleurs de l’objet, quel qu’il soit, et créait à partir de cette expérience des espaces inédits ayant, cependant, une consonance avec l’objet-prétexte[5].