Jean-Claude MARCADÉ NICOLAS DE STAËL UNE FULGURANTE QUÊTE DU VISIBLE Essai monographique
Jean-Claude MARCADÉ
NICOLAS DE STAËL
UNE FULGURANTE QUÊTE DU VISIBLE
Essai monographique
1 Les origines russes :
« Vous n’êtes pas, je suis sûr, hostile au génie de mon pays pour que je ne puisse vous souhaiter Pâque russe[1] »
L’exposition organisée en 2003 à l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg[2], a apporté une foule de nouveaux faits et de nouveaux éclairages qui, jusqu’ici, avaient été ignorés ou laissés de côté puisque s’est imposée, au cours des décennies qui ont suivi sa mort, l’image d’un Nicolas de Staël, peintre français à part entière[3].
Il faut se rappeler qu’il n’était pas très fructueux de se dire peintre russe dans les années 1950 et après. Tous les grands peintres originaires de l’Empire russe ne donnaient qu’accidentellement leur origine, pour des raisons, quand ils le faisaient, plus anecdotiques que réellement picturales. Tellement était encore ancrée l’idée, colportée très souvent par les artistes russes eux-mêmes, que la Russie n’était pas un pays de peinture (de littérature, de musique, de danse, oui !), que seul Paris était le vrai cœur des arts plastiques et qu’on ne pouvait devenir peintre qu’en passant par la capitale française.
Le 23 décembre 1913 (selon le calendrier julien), soit le 5 janvier 1914 (selon notre calendrier grégorien), naît à Saint-Pétersbourg Nikolaï, fils du baron Vladimir Ivanovitch Staël von Holstein, vice-gouverneur de la Forteresse Pierre et Paul, et de Lioubov Vladimirovna Bérednikova. Il est baptisé Nikolaï en l’honneur de saint Nicolas de Mire de Lycie le 26 décembre 1913 (c’est-à-dire le 8 janvier 1914, selon notre calendrier) dans la cathédrale Saint-Pierre-Saint-Paul de la capitale[4].
D’abord les origines. Elles sont entièrement liées à la Russie et à son histoire.
Du côté de son père, le baron Vladimir Staël von Holstein, Nicolas de Staël provient d’une vieille famille originaire de Westphalie et établie en Livonie, cette ancienne région balte, à cheval sur la Lettonie et l’Estonie actuelle, qui fut, entre autres, gouvernée au xiiie siècle par les chevaliers teutoniques, les Porte-Glaive — que le film d’Eisenstein Alexandre Nevski a popularisés. On trouve au xvie siècle un Johann Staël von Holstein comme bailli (Vogt) de l’ordre teutonique. Au xviiie siècle, il y avait trois branches de Staël von Holstein, une allemande, une balte et une suédoise[5]. Parmi les curiosités biographiques, la branche suédoise a donné un mari à Germaine Necker, le baron Eric-Magnus Staël von Holstein, ce qui fait de Mme de Staël une lointaine parente par alliance de notre peintre.
Ainsi, Nicolas de Staël, du côté paternel, appartenait à une famille de la grande noblesse russe, même si l’origine était balte. À ce propos, il convient de noter que le titre de baron balte était le signe d’une antique et prestigieuse lignée et n’avait rien à voir avec le titre de baron russe créé, en même temps que le titre de comte, par Pierre Ier au xviiie siècle pour des services rendus à l’État. Le père de Nicolas, Vladimir Staël von Holstein, qui avait 52 ans lors de la naissance de ce dernier, était général major et vice-gouverneur de la Forteresse Pierre et Paul. Cette forteresse était, depuis le xviiie siècle, la prison politique du tsarisme où furent enfermés des écrivains comme Radichtchev, Tchernychevski ou Pissarev. À partir de la révolution de février 1917, on y enferma les ministres et officiels de l’ancien régime, puis elle devint un musée de la Révolution.
Du côté maternel, la famille appartenait à la grande bourgeoisie, celle des Bérednikov, un nom éminent dans la classe des marchands (koupietchestvo). La grand-mère maternelle de Nicolas était née Glazounov, encore une grande famille de la classe des marchands, célèbre par son activité éditoriale depuis la fin du xviiie siècle, à laquelle appartenait le compositeur Alexandre Glazounov (1865-1938) qui vécut à Paris de la fin des années 1920 à sa mort.
Les parents de Nicolas en étaient à leur second mariage : Vladimir, le père, avait perdu sa femme en 1906 ; Lioubov, la mère, avait obtenu le divorce religieux d’un mari devenu fou. Ainsi, les origines de Nicolas de Staël sont à la fois aristocratiques et bourgeoises. C’était le cas aussi de son ami Lanskoy. dont le père appartenait à une lignée illustre et la mère à une famille de la classe des marchands.
Cette situation fut certainement une richesse. D’un côté, elle lui donnait des exemples de bravoure, de surpassement de soi, de discipline aussi et, d’un autre, le contact avec la littérature, la poésie, la musique. La mère de Nicolas, qui peignait elle-même des aquarelles[6], l’initia au dessin dès le plus jeune âge. Cette mère fit tout ce qui était en son pouvoir pour protéger ses enfants de la violence de l’agitation révolutionnaire qui commença avec la révolution de février 1917 (Nicolas avait 3 ans) et se poursuivit jusqu’au départ de la famille Staël pour la Pologne en 1919.
La Forteresse fut, bien entendu, occupée par les soviets et le vice-gouverneur, devenu entre-temps gouverneur de facto, dut s’enfuir et rester caché pendant trois ans dans la maison des Glazounov au 60 de la Perspective Nevski. Quelque chose s’est sans doute gravé à jamais dans la tête du tout jeune garçon, un sentiment de peur indéfinissable devant un danger indéfinissable.
Ce qui est certain, c’est que le jeune Kolia (diminutif de Nikolaï) fut imprégné dès sa plus tendre enfance d’une atmosphère russe. Comme tout enfant russe de la noblesse, il bénéficia de la présence d’une niania, une nounou en russe ; ce fut Domna Trifonova, la niania de la fille aînée Marina ; dans l’exil, Domna Trifonova s’occupa en fait des trois enfants Staël : Marina, Nikolaï et Olga. Dans la culture russe du xixe siècle et du début du xxe siècle, avant les révolutions de 1917, le rôle de la niania, une femme du peuple, était capital pour tout enfant russe pour qui elle représentait tout un monde à la fois réel et imaginaire, celui du peuple avec sa foi orthodoxe enracinée au plus profond de la vie, avec son rapport organique à la nature, avec sa réserve inépuisable de récits et de légendes. C’est la Russie des profondeurs, des « substantialités » comme disait Vassili Rozanov[7], qui passait à travers la sollicitude, l’amour et l’abnégation de la niania russe.
Pouchkine a immortalisé sa niania Arina Rodionovna, sous les traits de la niania de Tatiana dans son roman en vers Eugène Onéguine. Le poète la mentionne constamment dans sa correspondance alors même qu’il est âgé de 25 ans et plus. Il dit écouter le soir ses contes[8]. Domna Trifonova suivit bénévolement la famille Staël von Holstein qui se réfugia en Pologne en 1919. C’est là que survint la mort du père de Nicolas, le baron Vladimir Ivanovitch Staël en 1921, à l’âge de 68 ans, puis celle quelques mois plus tard de sa mère, Lioubov Vladimirovna, en 1922 à l’âge de 47 ans. Domna Trifonova continuera de s’occuper des trois orphelins qui furent accueillis en novembre 1922 en Belgique, dans la famille de l’ingénieur Emmanuel Fricero qui avait de profondes attaches avec la Russie. On appelait Domna Trifonova « Niania » comme si cela était son prénom. En 1945, la première compagne de Staël, Jeannine Guillou, rapporte qu’« à sa dernière visite à Niania celle-ci lui a dit qu’il s’était mal conduit[9] ». Il s’agissait de racontars faits à la vieille femme sur une supposée vie amoureuse dissipée du jeune homme. Cela montre l’ascendant de la niania dans la vie familiale russe, telle qu’elle pouvait encore se perpétuer dans l’exil, au milieu du xxe siècle.
C’est ainsi que le jeune Kolia baigna pendant son enfance et son adolescence dans une atmosphère russe, même si son éducation secondaire se fit au collège de jésuites Saint-Michel, à Bruxelles, et portait tout le caractère des « humanités » telles qu’elles existaient alors, dont le fondement était les études classiques avec latin et grec comme accompagnement obligatoire. Citons ici Julien Benda :
« Faut-il rappeler que les “humanités” telles que les ont instituées les jésuites au xviie siècle, les studia humanitatis, sont les études de ce qu’il y a de plus essentiellement humain[10]. »
Nicolas de Staël n’a pas conservé un souvenir très agréable de la discipline jésuite ; en 1930, il entre au collège Cardinal-Mercier à Braine-L’Alleud où il se passionne non seulement pour les activités sportives (escrime, tennis, natation) mais aussi pour la littérature. Il a donc reçu une éducation française classique solide et cela a pu reléguer la strate russe au second plan, du moins dans l’apparence des choses.
Et pourtant la famille belgo-russe Fricero avait une longue tradition de contacts très étroits avec la Russie, depuis le peintre niçois Joseph Fricero (1807-1870) qui avait épousé la fille illégitime de Nicolas Ier, Joséphine Koberwein[11], jusqu’au « père nourricier » des enfants Staël, l’ingénieur Emmanuel Fricero qui avait la nationalité russe ; bien qu’on s’exprimât par écrit en français, la langue russe orale restait familière dans cette maison où s’égayaient une ribambelle d’enfants. Charlotte et Emmanuel Fricero, que le petit Nicolas appelait « maman » et « papa », n’appelaient pas autrement ce dernier que « Kolia ». Le futur peintre, à l’âge de 11 ans, écrit en russe, dans l’orthographe d’avant la réforme de 1918, la dédicace d’un petit dessin représentant un bateau à voile et une barque sur la mer : « En souvenir de Kolia à sa chère sœur Marina. Le 23 avril 1925[12]. »
Cette imprégnation physique, physiologique et charnelle russe se mêlera très vite avec les impressions reçues des paysages de la Belgique et des Pays-Bas. Citant Georges Duthuit, auteur en 1950 d’un essai pionnier sur l’artiste, André Chastel tire la substantifique moelle d’un texte avant tout d’inspiration poétique :
« Dès 1950, l’écrivain regarde avec amitié ce lutteur “aux narines fines et sensuelles qui ont dû battre à d’étranges odeurs d’encens ou d’hôpital” à l’ouverture de bras interminable, à la voix de basse et au rire impressionnant. Duthuit mettait au-dessus de tout la peinture de Matisse et l’art byzantin, entre lesquels son admiration ingénieuse découvrait des affinités. La grandeur d’un artiste se trouvait consacrée à ses yeux par sa relation avec le colorisme occidental et le luxe de l’Orient chrétien. En situant Staël dans cette double perspective, il tombait merveilleusement bien. L’artiste venait après tout du pays de l’orthodoxie et il était chez lui “parmi les crénelures carrées de la ville féroce qui s’est confiée à la Sainte-Pureté” (il faut entendre : Moscou). Il s’est élevé en Belgique et il avait une expérience peu commune des ciels, des gris, du paysagisme hollandais. En le plaçant dans cette double appartenance lointaine, Duthuit nous a peut-être évité bien d’inutiles détours[13] ».
André Chastel nous dit ici des choses essentielles pour comprendre les composantes originelles de la complexion sensible, intellectuelle et artistique du futur peintre et cela nous permettra de mieux comprendre sa poétique de l’espace et de la couleur. Il faudra ajouter à cette implexité belge, hollandaise et russe, les impulsions décisives qui seront données plus tard par Braque.
[1] Lettre de Nicolas de Staël à Mme Goldie, Mogador, 1937, dans Françoise de Staël, Nicolas de Staël. Catalogue raisonné de l’œuvre peint. Lettres de Nicolas de Staël, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1999, p. 808 [Les citations des lettres publiées dans cet ouvrage seront désormais suivies du simple numéro de la page y renvoyant, sans mention chaque fois du titre] [L’orthographe et la ponctuation si particulières des lettres de Nicolas de Staël sont conservées comme dans leur original].
[2] Voir le catalogue en russe et en français Nicolas de Staël. Musée national de l’Ermitage, 12 mai-31 août 2003, Paris, Afaa, 2003
[3] L’exposition du MNAM qui a été pratiquement concomitante de celle de l’Ermitage (12 mars-30 juin 2003) a dans son catalogue (Nicolas de Staël, Paris, Centre Pompidou, 2003) élargi également vers la Russie la biographie de l’artiste.
[4] Voir l’acte de naissance de Nicolas de Staël établi par « le clergé de la cathédrale Saint-Pierre-Saint-Paul de Pétrograd le 11 juillet 1919 » dans le catalogue Nicolas de Staël. Musée national de l’Ermitage, op. cit., p. 26-27. Ses parrains et marraine sont le Page de la chambre de Sa Majesté, le baron Vladimir Staël von Holstein et le conseiller de la cour, Constantin Vladimirovitch Bérednikov, la fille de général-adjudant, la baronne Alexandra Ivanovna Staël von Holstein, et l’épouse du maître de la cour de Sa Majesté, Lioudmila Ivanovna Lioubimova
[5] Je reprends ici, en partie, les informations données par Albert Kosténévitch dans son article fouillé, le premier sur le sujet d’une telle ampleur : « De la Russie à la France : la trajectoire d’un peintre », dans Nicolas de Staël. Musée national de l’Ermitage, op. cit., p. 21-49. Voir aussi Germain Viatte dans sa « Préface » aux lettres de Nicolas de Staël dans Françoise de Staël, Nicolas de Staël. Catalogue raisonné de l’œuvre peint. Lettres de Nicolas de Staël, op. cit., p. 769. On trouvera une foule de renseignements sur les ancêtres de Nicolas de Staël dans Laurent Greilsamer, Le Prince foudroyé. La vie de Nicolas de Staël, Fayard, 1998, p. 13-20.
[6] Albert Kosténévitch, op. cit., p. 33.
[7] « Il y a deux Russies — une Russie des apparences, une masse de formes extérieures avec des contours exacts qui caressent l’œil ; avec des événements qui commencent de façon déterminée et se terminent de façon déterminante, — l’“Empire” dont l’histoire a été « peinte » par Karamzine, “élaborée” par Soloviov, et les lois codifiées par Spéranski. Et il y a l’autre — la “Sainte Russie”, la “Mère Russie” dont personne ne connaît les lois, aux formes vagues, aux courants indéterminés, dont nous ne prévoyons pas la fin, dont les commencements sont obscurs : la Russie des substantialités, du sang vivant, de la foi entière où chaque fait se tient non pas par un enchaînement artificiel avec un autre mais par la force de l’être propre qui y est placé » [V.V. Rozanov, « Psikhologhiya rousskovo raskola » (La psychologie du schisme russe), dans Relighiya i koul’toura (Religion et Culture), Saint-Pétersbourg, 1899, reprint Paris, Ymca-Press, 1979, p. 23]
[8] Lettre de Pouchkine à D.M. Schwarz du 9 décembre 1824 ; dans la lettre à P.A. Viazemski du 9 novembre 1926, il écrit : « Ma niania est à mourir de rire. Figure-toi qu’à 70 ans elle a appris par cœur une nouvelle prière sur l’attendrissement du cœur du souverain et le domptage de son esprit de férocité, prière qui fut composée vraisemblablement sous le tsar Ivan. »
[9] Lettre de Jeannine Guillou à Olga de Staël du 28 juin 1945, p. 100.
[10] Julien Benda, La Trahison des clercs, 1927, cité ici d’après Le Robert. Dictionnaire de la langue française, t. V, p. 279, citation 16.
[11] Voir Romain Serge, Joseph Fricero 1807-1870 : ses voyages, Nice, Saint-Pétersbourg, la cour de Nicolas Ier, 1993.
[12] Information relatée par Albert Kosténévitch dans son article « De la Russie à la France : la trajectoire d’un peintre », op. cit., p. 37.
[13] André Chastel, « L’impatience et la jubilation », dans Françoise de Staël, Nicolas de Staël. Catalogue raisonné de l’œuvre peint. Lettres de Nicolas de Staël, op. cit., p. 55.