Jean-Claude MARCADÉ NICOLAS DE STAËL UNE FULGURANTE QUÊTE DU VISIBLE Essai monographique 13 La musique
Jean-Claude MARCADÉ
NICOLAS DE STAËL
UNE FULGURANTE QUÊTE DU VISIBLE
Essai monographique
13 La musique
Toute la vie de Staël est accompagnée par la musique. Nous savons que sa grand-mère maternelle était une Glazounov, apparentée au célèbre compositeur Alexandre Glazounov, directeur après 1905 du Conservatoire de Saint-Pétersbourg jusque dans la période soviétique (il ne quitte l’URSS qu’en 1928 et meurt à Paris en 1936). Bien entendu, la musique russe l’attire, comme en témoignent plusieurs passages de sa correspondance et la doxographie. J’ai mentionné son émotion pour la performance de la basse bulgare Boris Christoff dans Boris Godounov de Moussorgski. Voici comment il commente un concert avec le pianiste russe Vladimir Horowitz :
« Horowitz hier soir, quel phénomène, j’ai cru un moment que le piano sauterait au plafond de la salle[1]. »
Lors de son voyage aux États-Unis en 1953, il rencontre Stravinsky au sommet de la gloire. Il envisageait de faire appel au compositeur du Sacre du Printemps pour un ballet dont l’argument aurait été un texte de René Char, L’Abominable des Neiges[2]. Voici le récit satirique de ce contact raté :
« Je vois madame Stravinsky dans une avalanche de roses, j’assiste à tous les concerts dans sa loge mais, de ma vie, je n’ai jamais rencontré un personnage aussi tortueux que son génial petit gnome de mari. C’est très difficile, ils sont entourés d’une véritable armée de musicologues, librettistes, danseurs, musiciens, poètes, milliardaires, pédérastes et ne sont que pour très peu de temps ici et totalement ivres de l’encens répandu autour d’eux[3]. »
Si la musique et les musiciens russes font partie tout naturellement de l’univers sonore de Nicolas de Staël, ils sont loin d’en constituer l’essentiel. En fait, Staël est imprégné dans toute sa complexion psychophysiologique par l’être de la musique dans toute la variété de ses manifestations. Il avoue, par exemple, depuis le monastère espagnol Notre-Dame de Guadalupe :
« Je suis toujours dans une sorte de béatitude quand les chants grégoriens se mêlent aux orgues et tout cela monte, monte. Dieu sait où[4]. »
Ou encore au Maroc, il constate le panmusicalisme du monde :
« La voix qui chante suit les notes des arbres, s’arrête, reprend… d’autres reprennent le chant chleuh, suivent les notes, et toute la forêt n’est que musique[5]. »
On n’est donc pas étonné qu’à un moment donné, en 1953, le peintre a pu penser à Olivier Messiaen pour un essai de collaboration avec René Char, toujours pour un ballet. Messiaen, c’est le compositeur de « rêves colorés », celui du Quatuor pour la fin des temps (1941) où la musique des oiseaux est transposée, en particulier, dans la partie de clarinette. Et pourtant, Messiaen ne lui paraît pas avoir les qualités requises, ce qu’il explique dans sa lettre à René Char du 29 avril 1953, en entrant même dans le détail des propositions musicales : « masse musicale en plein volume », « attaque du piano », « joie des cuivres, tambours et flûtes — sans heurt », ce sont les côtés positifs de Messiaen. Mais ce dernier « parle d’amour à la Massenet », « ne sépare pas assez les différents instruments dans leur modulation, recherche l’originalité des rythmes intelligemment mais pas assez de naturel[6] ». Nicolas de Staël dit avoir « discuté très longuement » du sujet avec Souvtchinsky[7]. Piotr Souvtchinsky (1892-1985) est une figure remarquable de l’émigration russe. Il fut un musicologue militant pour la musique contemporaine en Russie entre 1915 et son départ de son pays natal, en 1920. Il fut l’éditeur des publications du mouvement philosophico-politique « eurasien » à Berlin et à Paris, de 1922 à 1928. Il défendit la musique de Prokofiev et surtout de Stravinsky avec lequel il collabora. Enfin, il fut avec Pierre Boulez un des organisateurs du « Domaine Musical ». C’est Nicolas de Staël, sans aucun doute, qui a rapproché René Char, intéressé de façon lointaine par la musique[8], de ce milieu musical parisien novateur. C’est ainsi que paraîtra dans le numéro 3 des Cahiers de la compagnie M. Renaud – J.L. Barrault en 1954 un court texte de Char, « Entre la prairie et le laurier » où il situe Boulez dans la lignée des novateurs du xxe siècle, Berg, Webern, Schönberg et Bartók. Comme l’écrit Antoine Coron,
« c’est avant tout un geste de soutien, à l’ouverture de la saison des concerts au Petit-Marigny qui deviendront bientôt ceux du Domaine Musical, où Char ne se rendra jamais, préférant, de temps en temps, les concerts plus intimes organisés par Suzanne Tézenas[9] ».
Boulez, qui était un fervent lecteur de Char depuis 1945-1946, s’en est inspiré tout spécialement pour Le Marteau sans maître auquel il travaille à partir de 1952, en obtenant en novembre 1953 de Char l’autorisation d’utiliser le titre de son recueil de poèmes. Il était naturel donc que Staël, toujours à la recherche d’un compositeur, pour une collaboration à une œuvre scénique sur un sujet du poète, s’arrête sur Boulez et écrive le 6 mai 1953 :
« Dernière investigation musicale hier soir, lorsque Boulez donne trois notes ce pauvre Messiaen n’existe plus malgré la pyramide d’œufs blancs qui porte son lustre[10]. »
Staël est avide de nourriture musicale. Il se rend au festival d’Aix-en-Provence, assiste aux concerts privés de Suzanne Tézenas à Paris, à ceux du Domaine Musical de Boulez. Il est intéressé tout particulièrement par l’école viennoise, par Webern et Schönberg : au début de mars 1955, un peu moins de deux semaines avant sa mort, il assiste précisément à deux concerts de ces deux compositeurs dodécaphonistes au Théâtre Marigny. Il vient également écouter une conférence de Pierre Boulez. Ce dernier se souvient que « les discussions au sujet des œuvres entendues avaient été, immédiatement après les exécutions, passionnantes et passionnées[11] ». Aucun projet envisagé avec Char et Boulez n’aboutit, mais la marque de la musique est profonde dans la vie et l’œuvre du peintre de l’ultime grandiose Concert. Pierre Boulez a bien souligné qu’il ne s’agissait pas d’« une simple coïncidence si quelques-uns de ses derniers tableaux les plus marquants sont consacrés à la musique et aux instruments qu’elle implique, sorte de visualisation de concert par une transposition du sonore : non pas une transcription littérale, abstraite, comme on peut en trouver chez Klee, par exemple, mais une “révélation” des instruments par une structure fortement épurée[12] ».
Il est important de constater que la place de la musique chez Staël n’est pas seulement au niveau de l’iconographie, telle qu’elle se manifestera à partir des toiles de 1953 : Les Indes Galantes (coll. part.), Ballet (Bouteilles) (Washington, National Gallery of Art), Musiciens, Souvenir de Sidney Bechet(Paris, MNAM) et surtout du monumental Orchestre (Paris, MNAM). La musique est présente dès le début de la création staëlienne, dans le tissu même, dans la facture, dans la structure de ses toiles ou de ses dessins. Le mot « composition », qui revient constamment dans les années 1940, est, bien entendu, un tribut à la « mode » de l’époque non figurative ou abstraite qui répugnait à donner des appellations pouvant détourner le regard de la seule réalité picturale. Ce mot, qui est polysémique, puisqu’il concerne tous les arts (peinture, architecture, arts appliqués, littérature, musique, arts des parfums, théâtre, typographie), a eu, surtout depuis Kandinsky, une connotation musicale dans la peinture non figurative ou abstraite[13]. Quelques toiles portent des titres comme Symphonie de Beethoven (1943, ancienne coll. de Mme Bistesi), De la danse (Composition en gris ; peinture, 1946-1947, Paris, MNAM), Musique en tête (1948, coll. Mario Garbarino), Harmonie grise, beige, taches rouges (1948, ancienne coll. Jacques Dubourg), Harmonie rouge, blanc, noir (1950, coll. part.), Nocturne (peinture ; Piano Picture) (1950, Washington, The Phillips Collection)…
Dans la dernière période « figurative abstraite », de 1953 à 1955, les sujets musicaux sont présents de façon cette fois manifeste avec des chefs-d’œuvre absolus comme Le Piano (1955, coll. part.) ou le fameux Concert pour lequel « il monte un immense châssis de 6 mètres dans la tour qu’on lui a prêtée[14] (comme à son habitude, l’artiste accumule fiévreusement des quantités impressionnantes de couleurs, qu’il doit avoir sous la main à tout hasard…). Comme je l’ai souligné plus haut, la présence musicale chez Nicolas de Staël va bien au-delà d’une thématique. Elle touche la trame même de ses surfaces picturales. Le peintre s’en est expliqué :
« On ne peint jamais ce qu’on croit voir, on peint à mille vibrations, on peint à mille vibrations le coup reçu, à recevoir, semblable, différent.
Un geste, un poids.
Tout cela à combustion lente.
Palette — c’est le timbre, le son, la voix »[15].
Youssef Ishaghpour a bien analysé les différents aspects de la musicalité picturale staëlienne : la quête des « résonances » et des « implications harmoniques des accords », « lorsqu’on considère les tons comme les sons en musique » — et la composition structurelle des éléments colorés « telle qu’en musique, la gamme tempérée ou les séries[16] ».
C’est sans doute Pierre Boulez qui a le mieux exposé le rapport intrinsèque de la création staëlienne à la musique :
« Ces tableaux “musicaux” de la dernière période se situent d’ailleurs à un moment charnière de son évolution, auquel ils participent de façon extrêmement forte et révélatrice. Ayant senti le piège du décoratif dans le pur abstrait, il essayait de plus en plus de s’ancrer dans la réalité, sans sacrifier pour cela l’ordonnance, la structure. C’est cette antinomie à résoudre qu’il saisissait dans Webern, le rapport entre le motif, aux deux sens du terme, et l’organisation structurelle. Il y voyait une justification indispensable à la géométrie, en même temps que l’assouplissement de cette géométrie aux besoins de la représentation, de l’expression[17]. »
Ce n’est pas un hasard si Nicolas de Staël a refusé systématiquement les linéaments et les cernes rigides des contours des éléments colorés sur ses surfaces picturales. Nous sommes bien dans une poétique de la vibration, « pour que la couleur sonne[18] ». Et en novembre 1954, il écrit à Pierre Lecuire :
« Ma gamme noire, noire se remet à chanter sur des grands tableaux. J’ai entendu l’orchestre de Stuttgart à Nice hier soir[19]. »
Où l’on voit que le noir n’est pas de l’ordre de quelque tragique symbolique, mais de la sonorité :
« Un garçon joue du violon ou se met au piano, pourtant rien de comparable à ce son-là avant lui.
Tout est là
On plante son monde quelque part, ailleurs ou pas. Que l’on définisse le lieu ou non, cela c’est encore le choix. Le mien est fait pour l’instant, je ne peux souffrir de rappels. Il faut que cela sonne, sonne, sonne, toujours plus vrai, ou plus faux, étrangement »[20].
La minimalité de Webern, qu’a soulignée Pierre Boulez, se conjugue à un agencement de fugue, tel que l’a magnifiée Bach, c’est-à-dire à un jeu entre le thème et les différentes variations et développements en réponse. Cela est particulièrement vrai dans les grandes compositions comme Composition (Composition grise) (1950, ancienne coll. Denys Sutton), cela est vrai aussi dans les grands formats de la série des « Footballeurs » de 1952, dans L’Orchestre ou dans Bouteilles dans l’atelier de 1953. Comme dans la fugue, les unités colorées sont à la fois dans un mouvement de dispersion et, dans le même temps, se rassemblent. Suprême aporie du mouvement selon Zénon d’Élée. Malévitch l’avait fait apparaître en 1915-1916 dans la radicalité sans-objet des formes en suspens dans l’infini de l’espace blanc. Nicolas de Staël fait vivre cette aporie dans le jeu fugué des formes qui se poursuivent les unes les autres dans leur immuabilité iconique.
[1] Lettre à Theodore Schempp du 17 novembre 1951, p. 952.
[2] René Char, L’Abominable des Neiges, Ballet, 1952, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 1127-1135 ; d’après le manuscrit autographe signé et daté des 4-5 janvier 1953, l’intitulé du ballet est « L’Abominable Homme des neiges », voir catalogue René Char, Paris, BNF/Gallimard, 2007, p. 94-95.
[3] Lettre à René Char du 27 février 1953, p. 1062.
[4] Lettre à M. et Mme Goldie, Guadalupe, 1935, p. 781.
[5] Cahier du Maroc, 1937, dans Anne de Staël, Staël. Du trait à la couleur, op. cit., p. 56.
[6] Lettre à René Char de Paris, 29 avril 1953, p. 1083.
[7] Ibid.
[8] Voir Antoine Coron, « “La tumultueuse unité, la féconde camaraderie” : René Char et Pierre Boulez (1947-1957) », dans catalogue René Char, op. cit., p. 96 sq.
[9] Ibid.
[10] Lettre à René Char de Paris, 6 mai 1953, p. 1089.
[11] Pierre Boulez, « Le souvenir de Nicolas de Staël… », dans catalogue Nicolas de Staël, Paris, Centre Pompidou, 2003, p. 12.
[12] Ibid.
[13] Voir Étienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, Paris, PUF, 1990, à l’entrée « Composition/composer/Compositeur », p. 447-451.
[14] Anne Hiddleston, Anne Malherbe, « Chronologie », op. cit., p. 172.
[15] Lettre à Roger Van Gindertael, Paris, 14 avril 1950, p. 890.
[16] Youssef Ishaghpour, Staël. La peinture et l’image, op. cit., p. 67.
[17] Pierre Boulez, « Le souvenir de Nicolas de Staël … », op. cit., p. 12.
[18] Lettre à René Char, Paris, 10 avril 1952, p. 975.
[19] Lettre à Pierre Lecuire, Antibes, 27 novembre 1954, p. 1205.
[20] Lettre à Pierre Lecuire, 10 décembre 1950, p. 920.
TABLE DES MATIÈRES
1 Les origines russes : « Vous n’êtes pas, je suis sûr, hostile au génie de mon pays pour que je ne puisse vous souhaiter Pâque russe »
2 Les années d’apprentissage – 1933-1941
Première expérience avec la peinture : l’icône
L’errance, d’Afrique du Nord à Nice : « une même lutte vers un but lointain »
3 « Mes tableaux vivent d’imperfection consciente » – 1942-1944
4 « On ne peut absolument penser à quelque objet que ce soit, on a tellement d’objets en même temps que la possibilité d’encaissement s’évanouit » – 1945-1948
5 « Alors voilà du bleu, voilà du rouge, du vert, à mille miettes, broyés différemment et tout cela gagne le large muet, bien muet, la jambe lasse, le vent, que voulez-vous, un œil éperon, une densité » – 1949
6 « Je n’objecte rien à ce qui tombe sous les yeux. Je ne peins pas avant de voir. Je ne cherche rien que la peinture visible par tout le monde » – 1950
7 « Je pense pouvoir évoluer, Dieu sait comment, vers plus de clarté en peinture » – 1951
8 « La couleur est littéralement dévorée, il faut se retirer dans l’ombre des voiles, se cramponner à chaque plan à peine perceptible » – 1952-1953
Les paysages
L’apparition de la figure
Les natures mortes
9 « Je crois qu’il faut tout faire pour prévoir en toute ombre les choses, les voir obscurément. Mais le feu est unique et le restera » – Automne 1953-début 1955
10 Figuration – Non-figuration – Abstraction
11 Les liens avec la Russie, avec la peinture russe (de l’icône à Vroubel) et le monde byzantin
12 L’espace-lumière
13 La musique
BIOGRAPHIE[21]