LA LITTÉRATURE CRITIQUE RUSSE SUR LA COLLECTION CHTCHOUKINE
LA LITTÉRATURE CRITIQUE RUSSE SUR LA COLLECTION CHTCHOUKINE ET LA PEINTURE FRANÇAISE MODERNE
L’ouverture de la Galerie Chtchoukine au public, les dimanches, en 1909, fut un événement pour Moscou et, rétrospectivement pour la vie artistique de l’Empire russe au début du XXe s. Si l’on excepte le Museum Osthaus de Hagen, ouvert en 1902, base du futur Museum Folkwang d’Essen, resté encore dans son aire régionale, la Galerie Chtchoukine est le premier musée international d’art moderne au monde, visité en particulier par tous les artistes russes en quête de nouvelles formes d’art. Sergueï Ivanovitch Chtchoukine fut un des membres éminents d’une famille de collectionneurs moscovites et de cette classe de marchands entrepreneurs (le koupiétchestvo) qui grâce à son enrichissement fulgurant dans la seconde moitié du XIXe s. prit la relève de la noblesse en déclin et produisit des mécènes de toutes les formes d’art, nationales et étrangères, contemporaines et anciennes[1]. Le caractère exceptionnel de l’ensemble de peinture française présenté par la Collection Chtchoukine fut largement commenté dans le milieu intellectuel russe, de façon très large et variée. Tout d’abord, on trouve les essais des grands historiens de l’art Pavel Muratov (1908) et Yakov Tugendhold (1914, 1923) et du poète et critique littéraire symboliste Piotr Pertsov (1921); en deuxième lieu, les textes polémiques du peintre russo-ukrainien Alexeï Grichtchenko (1913) et du poète, romancier et “anarchiste mystique” symboliste Guéorgui Tchoulkov (1914); un troisième ensemble est celui de la polémique sur le cubisme et Picasso avec les articles des philosophes religieux Nikolaï Berdiaev (1914) et Sergueï Boulgakov (1915), réfutés par Alexeï Grichtchenko (1917) et le poète, critique d’art et du théâtre, Ivan Axionov (1917); enfin, on rencontre les réactions d’artistes russes, dont les plus importantes sont celles de Malévitch.
Pavel Muratov
C’est le jeune essayiste Pavel (Paul) Muratov (1881-1950) qui fut le premier à rendre compte de façon exhaustive de la Collection Chtchoukine en 1908, à la veille de l’ouverture de la galerie. Pavel Muratov connut une grande renommée comme historien de l’art, dès la parution de ses Images d’Italie en 1911-1912 qui restent une référence.
Après son voyage en Europe occidentale en 1905-1906, il travaille à Moscou au Musée Roumiantsev (premier musée moscovite ouvert en 1862) dans la section des beaux-arts. Il fut un des tout premiers à s’être intéressé à Manet et à Cézanne. Son article nécrologique “Paul Cézanne”, dans la revue symboliste Viessy [La Balance] en décembre 1906, montre déjà une excellente connaissance de la peinture française novatrice de la seconde moitié du XIXe s. Il trace de façon complète l’itinéraire du peintre, de la Provence à Paris (passion pour Rubens, Véronèse, Delacroix, Courbet; influence sur Zola pour la défense de Manet; l’école de Batignolles et Monet), puis à nouveau retour dans sa “chère Provence”; il souligne le succès mitigé du peintre jusqu’à l’exposition chez Vollard en 1895, qui est un triomphe : “Cézanne exposa près de 15 tableaux, pour la plupart modestes par leur dimensions et leur contenu – des paysages avec des collines pierreuses anguleuses, des murs blancs et un ciel bleu foncé, d’étranges portraits tout de travers, des fruits orange et verts sur une assiette ou une nappe bleue et blanche.[2]“[3] Face à un impressionnisme devenu virtuosité, le critique russe souligne “la simplicité” du peintre français : “La sincérité originelle, ‘le caractère primitiviste d’un maître médiéval’ (Camille Mauclair, L’Impressionnisme), voilà les caractéristiques principales de Cézanne. En outre, avec tout son amour infini pour la nature, avec toute sa vénération pour elle, Cézanne n’a jamais été son esclave. Il a très vite passé le stade du réalisme. Il a eu la vision de grand principe du choix du principe de l’expression de soi par des moyens choisis dans le monde environnant. Dans la constance même des thèmes, des motifs, des compositions et des couleurs, il ya déjà l’amour du décoratif qui relie Cézanne à Gauguin et à Van Gogh. De Cézanne part un fil ininterrompu dans la direction de Gauguin, de Gauguin vers Maurice Denis, Vuillard, Guérin, vers toute la peinture de la génération la plus récente. Qu’y a-t-il d’étonnant que cette génération considère Cézanne comme son prophète et maître à penser”.[4]
Muratov connaît très bien la littérature critique française sur la peinture et a une connaissance directe des expositions parisiennes. Il est à partir de 1906 critique d’art dans les revues symbolistes La Balance et La Toison d’or, dans la revue moderniste Apollon, dans la revue de l’histoire de l’art russe Les Années anciennes (Staryïé gody). Sa biographe, L. Chéméliova, a caractérisé la spécificité de son approche de l’art comme étant “antipositiviste et anti-provincialiste”[5]
L’article de Muratov consacré à la Collection Chtchoukine est une des meilleures introductions, qui n’a pas vieilli, malgré ses parti-pris, à la peinture française, telle qu’elle était présentée dans la collection de l’industriel moscovite au moment de l’ouverture de la galerie en 1909 : de Courbet et Puvis de Chavannes à Cézanne, Van Gogh et Gauguin. Évidemment, l’ère de Matisse et de Picasso était encore en embryon et ils ne figurent pas dans la revue. L’essai est un modèle d’analyse picturologique et iconologique, sans aucun psychologisme littéraire, sans aucune grille de lecture philosophico-ésotérique à la Tchoulkov ou même Berdiaev. Muratov tient à mentionner que la volonté de Chtchoukine est de faire don de sa collection à la ville de Moscou, comme l’avait fait Paviel Trétiakov : de la sorte, avec les oeuvres françaises qui se trouvent à la Galerie Trétiakov, la Galerie Chtchoukine “deviendra un magnifique musée de la peinture d’Europe occidentale au XIXe s.”.
L’historien de l’art suit pas à pas le développement de la peinture française dans une perspective historique – du Déjeuner sur l’herbe de Monet (1866) à une oeuvre cézannienne de la fin (1906), avec non seulement des références au contexte de la création des mouvements et des oeuvres, mais aussi avec de fines analyses formelles. Il scande l’histoire de l’art français depuis le milieu du XIXe s. en la classifiant en quatre périodes, tout en précisant : “En établissant cette division approximative et conventionnelle, nous avions en vue d’indiquer des temps où tel ou tel courant est prédominant, où il devient fort et, peut-être même, le flux principal en art”.
La première période va de 1860 à 1875, quand “les impressionnistes on travaillé de façon encore incertaine”; ce sont des années “qui peuvent être dites de transition”, mais qui ont une grande importance artistique, ne serait-ce que par la création de Manet qui, cependant, est absent de la collection.
La deuxième période va de 1875 à 1889. C’est la montée en force de l’Impressionnisme et son triomphe. Muratov se plaît à relier les oeuvres qui, en leur temps, furent vilipendées, à des traditions bien établies : certains Monet à la ligne Van Loo ou Delacroix; certains Renoir – à celle des portraitistes anglais et de l’héritage national français du XVIIIe s., “une époque dans laquelle il faut voir l’expression de l’âme française et de l’art français”; “la création de Degas est classique”, c’est pourquoi “elle est unie par des liens solides à la création d’Ingres et de Poussin”. Et d’ajouter : “Cet esprit classique est, généralement parlant, propre au plus haut point à l’art français”. Racontant l’origine du terme “impressionnisme”, l’essayiste russe écarte toute la signification superficielle qui lui a été donnée, pour mettre en avant “l’objectivisme précis” du mouvement, son “étude attentive, très détaillée, circonstanciée, lente et prudente de la nature, l’analyse très précise de la lumière, de l’air, de la couleur.” Ces définitions seront reprises par les autres auteurs de notre anthologie. Muratov détaille très minutieusement, à partir des toiles de Monet, la visée des peintres d’alors qui consiste à “atteindre le maximum d’impression avec un minimum de moyens”.
La troisième période va de 1889 à 1900. L’Impressionnisme s’est enlisé dans la virtuosité et la série des “Nénuphars” et de la “Tamise” de Monet possèdent, selon l’auteur, “un étonnant esprit d’observation et une finesse dans l’analyse”, mais “en comparaison avec les brouillards du génial Turner, [le] tableau [de Monet] paraît trop objectif”. La même critique est faite aux Corsages bleus de Degas, certes “un véritable chef-d’oeuvre”, mais, dit l’essayiste, tributaire du symbolisme, “quand tout est dit jusqu’au bout et que derrière tout cela il n’y a pas de mystère et de profondeur, quand le talent divin est mis, sans laisser de reste, dans la création d’une beauté extérieure, toujours vaine et éphémère”, “il laisse froid”. Et de conclure : “Cette aspiration à une maîtrise quelque peu extérieure, à la ‘virtuosité’, que n’ont pas évitées même des artistes sérieux, éminents, comme Claude Monet et Degas, est devenue la note prédominante du Salon du Champ de Mars”. La postérité n’a pas donné raison à ces observations.
Muratov fait un sort à la présence, à cette époque, dans la Galerie Chtchoukine, d’artistes qui ont été marqués par “les principes impressionnistes ou, plus exactement, analytiques” : l’Anglais Paterson; l’Allemand Max Liebermann, l’Espagnol Zuloaga, le sculpteur belge Constantin Meunier. Il ne dédaigne pas non plus de mentionner des artistes moins en vue ou moins représentés dont il relève les qualités : Fantin-Latour et ses “visions poétiques”, ses motifs “nébuleux”, “héritage des fantaisies sylvestres de Diaz et de Corot; Eugène Carrière, ses “visions” et ses “songes”, “son brouillard marron doré dans lequel disparaît tout ce qui est fortuit et superflu”; Whistler et sa “peinture extraordinairement savoureuse“; le bien oublié aujourd’hui Maurice Lobre, un “éminent artiste” qui fait preuve “d’une grande maestria”; les “idylles” de René Ménard; le “remarquable aquarelliste La Touche”; l’admirable dessinateur et illustrateur” Forain; “l’excellent dessinateur et peintre sérieux Simon”.
Muratov voit dans l’anti-impressionnisme de Puvis de Chavannes (Le Pauvre pêcheur, 1877), avec sa “compréhension pénétrante du global et de l’essentiel, exprimé alors dans de grandes lignes, dans des surfaces colorées calmes et majestueuses”, l’annonce, au-delà de l’impressionnisme, de la peinture synthétique de la fin du XIXe s, c’est-dire de la quatrième période.
Celle-ci va de 1895 (l’exposition de Cézanne chez Vollard) à 1906 (la mort de Cézanne). Elle est appelée celle du “synthétisme” et est étroitement liée au Maître d’Aix et à Gauguin. Van Gogh est, certes, le troisième génie de cette nouvelle peinture, mais Muratov ne s’attarde pas trop sur lui jugeant que les oeuvres de la Collection Chtchoukine ne sont pas les plus caractéristiques de ce qu’il pense être le seul sujet distinctif de l’artiste hollandais – le soleil : “ses tableaux sont inondés de la couleur jaune, du chrome favori jaune, comme d’un soleil liquide”.
Sont passées en revue les oeuvres de Cézanne chez Chtchoukine avec, comme toujours, des analyses d’une extrême justesse. Le Maître d’Aix a fait faire un pas en avant par rapport à l’analytisme et à “la vision du monde scientifique” de l’impressionnisme : ” La création de Cézanne est intuition, la plus pure qui soit, sa connaissance de la nature consistait dans la suprême proximité qu’il en avait, dans la capacité de deviner l’universel, dans l’attente de la minute où viendra le visiter la saisie inspirée”. Claude Monet est en quête du contingent, alors que Cézanne s’en libère pour “faire revenir dans la peinture son sens décoratif”. Notons que dans le vocabulaire de l’époque le “décoratif” n’a pas le sens d’une ornementation qui embellit extérieurement les objets de l’environnement dans ce qu’on appelle les “arts décoratifs”. Décoratif dans tous les textes ici présentés, de Muratov à Tugendhold et Pertsov, est synonyme du Beau inventé. Cela remonte, sans aucun doute, à l’étude du critique d’art français Georges-Albert Aurier en 1891, où “le grand artiste, à l’âme du primitif et un peu du sauvage, Paul Gauguin” est présenté comme “l’initiateur d’un art nouveau”, c’est-à-dire du symbolisme en peinture[6]. Or voici ce qu’écrit Aurier : “Qu’on veuille bien y réfléchir, la peinture décorative, c’est à proprement parler, la vraie peinture. La peinture n’a pu être créée que pour décorer de pensées, de rêves et d’idées les murales banalités des édifices humains. Le tableau de chevalet n’est qu’un illogique raffinement inventé pour satisfaire la fantaisie ou l’esprit commercial des civilisations décadentes. Dans les sociétés primitives, les premiers essais picturaux n’ont pu être que décoratifs”.[7] Plus loin, Aurier identifie ce décorativisme, qui ramène la peinture à sa vocation primitive de simplicité, de spontanéité et de primordial, à “l’art idéiste” qui est “l’art véritable, absolu […], légitime au point de vue théorique […], identique à l’art tel qu’il fut deviné par les génies instinctifs des premiers temps de L’humanité”[8].
Une petite monographie-biographie présente “le troisième père de la peinture décorative contemporaine, Paul Gauguin” et son itinéraire des Tropiques à Pont-Aven, de Paris à Tahiti. L’ensemble des dix tableaux du peintre, tels qu’ils sont présentés, dès 1908, dans la galerie “paraissent être les parties d’un tout, d’un seul ensemble décoratif superbe. On dirait qu’ils sont tous des esquisses pour des fresques de l’art monumental”. On retrouvera cette observation chez les autres auteurs sur le même sujet. Alors que Cézanne “ne marque presque pas encore la ligne ou, plutôt, la dissimule, Gauguin est nettement et clairement en quête de la ligne”. D’autre part, l’essayiste indique une spécificité gauguinienne : “la lumière rose, de feu […], ce ton rose, ‘fou’ “. De même le peintre de Tahiti a représenté de “vraies Vénus”, des figures féminines qui “produisent toutes l’impression d’une grâce inoubliable, d’une beauté rigoureuse et parfaite, d’une danse intérieure qui ne s’était pas vue depuis les divins Primitifs”.
Quelques lignes sont consacrées à ” l’éminent peintre et très intéressant écrivain d’art, Maurice Denis”, dont “une petite esquisse, la tête d’une femme ange [a] le sourire heureux de doux d’une Madone de Memling”. Vuillard, Guérin, Girieud et Manguin sont rapidement évoqués. Matisse a droit à deux phrases! “Dans ses oeuvres dernières, il y a l’aspiration à mettre en avant la ligne, encore plus que ne l’avait fait Gauguin, et à frapper l’oeil par des combinaisons de couleurs encore plus audacieuses, parfois dysharmonieuses”. Évidemment, en 1907-1908, La Musique et La Danse n’étaient pas encore à l’ordre du jour…
Muratov conclut son panorama par une profession de foi, celle d’une nécessité pour un grand art nouveau, non pas de rompre avec la tradition, mais de “se tourner vers les ‘idoles éternelles’, vers les sources du génie artistique de l’ancien temps”. C’est ce “traditionnisme” qu’il décèle chez Manet “vénérant Vélasquez et Tintoret”, chez Gauguin, “parvenu à une admiration enthousiaste de Raphaël et d’Ingres”. Il prend donc en compte l’appellation lancée en 1890 par Maurice Denis, de “néo-traditionnisme“[9]. Là encore, l’évolution de l’art, en Europe comme en Russie, montrera, au contraire, une rupture tranchée avec la tradition des académies pour puiser dans les arts populaires, archaïques et extra-européens. Malgré cela, le texte de Pavel Muratov reste exemplaire dans sa méthode à la fois scientifique et sensible d’approche des oeuvres d’art. Le grand spécialiste du Symbolisme russe, Alexandre Lavrov, a bien défini cette méthode non-subjectiviste de l’auteur des Images d’Italie : “Une recherche d’historien de l’art qui met en lumière la beauté de plusieurs oeuvres […] célèbres ou peu connues, des notes de voyage qui frappent par la finesse du goût et la profondeur de l’érudition et une collection de portraits en relief des porte-parole importants de telle ou telle époque historique avec une description de ses impressions spontanées”.[10]
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Yakov Tugendhold
L’autre grand historien de l’art et essayiste est Yakov Tugendhold (1882-1928) qui s’était spécialisé dans la peinture française moderne qu’il connaissait parfaitement. De 1902 à 1905, il fait des études de droit à Munich, tout en fréquentant des écoles de peinture. Il s’installe à Paris de 1905 à 1913, passant par l’Académie Ranson, ouverte en 1908, par l’atelier de Steinlen, fréquentant les musées et les collections privées, les expositions. Il est le correspondant attitré pour la rubrique beaux-arts des revues d’art et de littérature russes de Saint-Pétersbourg : Le Monde contemporain (Sovrémienny mir, 1906-1918) de tendance social-démocrate (y publièrent Plekhanov et, épisodiquement, Lénine); Apollon (1909-1917), mensuel moderniste, plutôt conservateur; Les Carnets du Nord (Siévernyïé zapiski, 1913-1917), très riche publication philosophique et politique de gauche, anti-slavophile. Il ne se limite pas à l’art français qui est cependant le sujet prédominant de son oeuvre. Il écrira aussi sur l’art de la Russie contemporaine: entre autres, sur l’école byzantiniste de l’Ukrainien Mikhaïlo Boïtchouk en 1910, un grand article sur Natalia Gontcharova en 1913, le premier livre sur Chagall (avec Abram Efros) en 1918, le premier livre pionnier sur la cubo-futuriste et abstraite russo-ukrainienne Alexandra Exter en 1922.
Il est le correspondant permanent d’Apollon et envoie régulièrement ses „Lettres de Paris“ dans lesquelles il donne des informations très précieuses sur la vie artistique de la capitale française. Il débute sa chronique sur „Les expositions de Cézanne et de Vallotton à Paris“ (N° 5 de février 1910) par cette affirmation: „Au tournant de la première décennie du XXe siècle, Paris continue à être la capitale du nouvel art. Presque toutes les sources de l’art contemporain prennent leur commencement sur les hauteurs montmartroises. “ (N° 5, Khronika, p. 13). Cézanne, qui a été considéré en son temps comme un barbare et un anarchiste, est devenu quatre ans après sa mort un classique. Tugendhold explique pourquoi son oeuvre a été accueillie par des „éclats de rire furieux“ : „C‘est vrai qu’il est difficile de se représenter quelque chose de plus contraire au traditionnel chic français, à la roublardise de salon, que sa peinture, grossière et lourde, matérielle et charnelle, issue non du petit bout de doigts habiles, mais des profondeurs de l’humus de l’âme“ (ibidem). Cézanne ne raconte pas, il montre, il „voit la vie tout entière dans ses liens synthétiques“ (ibidem, p. 14) Dans ses paysages, „Cézanne sent le caractère cosmique de la nature, mais pas dans le mouvement perpétuel, comme Van Gogh, mais dans la matière éternelle. “ (ibidem) Il souligne la monumentalité des Joueurs de cartes, ce que Malévitch reprendra plus tard, comme il reprendra l’opposition Cézanne-statique et Van Gogh-dynamique… À propos de sa représentation des femmes chez Cézanne, il écrit : „Habitant d’une petite ville, il ne connaissait pas les femmes qui lui faisaient peur, et les femmes furent les seules ‚choses‘ qu’il n’a pas peint d’après nature. Il les a peintes comme un enfant, comme un sauvage, comme un gynophobe qui ne voyait dans l’éternel féminin que le caractère matériel animal. “ (ibidem, p. 14) Tugendhold ajoute qu’il s’agit „d’une gifle à Bouguereau et à Cabanel“, et „une gifle aux sucreries conventionnelles“ du XIXe siècle“ (ibidem, p. 16).
Dans le N° 11 d’octobre-novembre 1910, la question de la représentation du nu dans l’art des novateurs est examinée par deux articles de Makovski[11] et de Tugendhold. L’article est illustré par de nombreuses oeuvres de Gauguin et de nus de Puvis de Chavannes, de Maurice Denis, de Roussel, de Bonnard. L’article de Tugendhold, “La nudité dans l’art français“, est représenté par des reproductions de nus féminins de Guérin, Desvallières, Manet, Friesz, Matisse (La Danse), Rodin. Pour Tugendhold, „Cézanne, c’est l’archaïsme d’un anarchiste solitaire, le retour à la sancta simplissima simplicitas individualiste et abstraite. Gauguin était un poète et un idéaliste du primitivisme, Cézanne son mathématicien et son matérialiste. “ (N° 11, p. 26) Chez Matisse, „la figure humaine est […] une figure géométrique abstraite, construite sur la succession exacte des lignes et des angles“ (ibidem, p. 27). „Regardez ces nus géométriques et anguleux de Picasso et ces corps grisâtres-pierreux de Metzinger et de Le Fauconnier qui paraissent un assemblage de pavés ou de petits cubes […] on sent qu’il n’y a plus qu’un pas à faire et ces peintres jetteront le pinceau au bénéfice du ciseau [du sculpteur] et franchiront les limites des deux domaines…“ (ibidem, p. 27) Tugendhold cite le manifeste du futurisme italien contre „le marché aux jambons“ que représentent les nus féminins modernes.
Rendant compte d’une exposition de Matisse dans la galerie Bernheim Jeune, qui montrait des oeuvres pointillistes de l’artiste des année 1890, il fait cette remarque : „C’est un fait très caractéristique que l’on peut observer chez presque tous les artistes de la France contemporaine – tous, avant de devenir des primitivistes, ont payé leur tribut à la science. “ [N° 6, Khronika, p. 4) Et il poursuit : “Chez Matisse, cela n’est pas une surprise car, en fait, sa peinture a été jusqu’ici marquée plutôt au sceau d’une grande intelligence que d’une grande inspiration […] De façon générale, quel que soit l’effort de Matisse pour être naïf, en lui – depuis son apparence jusqu’à sa peinture – il y a quelque chose de germanique, de réfléchi, d’obstiné et de sage. “ (ibidem) Le critique russe voit l’influence de Cranach dans le portrait de sa fille avec un chat dans les bras (Marguerite au chat noir, 1910, MNAM)
Dans le N° 12 de décembre 1910, il entretient les lecteurs russes du „Salon d’automne“ parisien de l’année, „le plus jeune et le plus intéressant des grands salons français“. (N° 12, p. 26) À la différence des Indépendants, le Salon d’automne a un jury. À propos de La musique et de La danse de Matisse, exécutés pour Chtchoukine et montrés à l’exposition, le critique russe déclare : „Transposant ses taches primitives à partir des vases sur un panneau contemporain, Matisse ‚américanise‘ les couleurs, transforme le panneau en une affiche criarde, visible à un demi-kilomètre, oubliant que la peinture murale a ses propres traditions“. (ibidem, p. 31) Tugendhold ne parle toujours pas en 1910 de cubisme, il note seulement que „Metzinger mène jusqu’à l’absurde la ‚théorie géométrique‘ de Cézanne et de Picasso“ (ibidem).
Toutes ces appréciations se retrouve dans le grand essai d’Apollon en 1914 et son livre de 1923 sur la peinture française dans la Collection Chtchoukine. Il y souligne le caractère non-muséal de celle-ci bien que par sa qualité exceptionnelle, cet ensemble rassemble des oeuvres “de musée”. Cela est dû à “l’enthousiasme juvénile et à la sage envergure” du maître de maison qui présente lui-même ses trésors les dimanches et qui donne “une leçon de culture, de cohérence et de travail“. Suivant l’évolution chronologique de la peinture française depuis la Chaumière dans les montagnes de Courbet jusqu’aux salles où triomphe Picasso, Tugendhold n’a pas la même appréciation que Pavel Muratov à l’égard des “brouillards bleus londoniens” de Monet où il voit “la culminance de son itinéraire : du noir de Courbet au soleil, et de la polychromie du spectre solaire à la délicate unité du brouillard…” Il fait un sort à Pissarro, “doté dans une moindre mesure que Monet de la grâce divine en tant que peintre : sa palette est plus pâle. Mais il est plus profond et audacieux”. En 1910, quand il parlait du nu féminin, Renoir n’était pas à l’honneur, alors qu’en 1914, il s’étend sur ce sujet, il y voit “une des plus hautes réalisations de la peinture contemporaine dans le domaine d’Éros”. À propos de Degas, il a une formule qui indique sa vision du développement de la peinture française : “L’évolution de l’art français ne se déroule pas tellement par à-coups, d’un ‘abîme’ à un autre, que dialectiquement, par les voies de la synthèse”.
Détaillant avec précision la création de Cézanne, il déclare : “Son art est classique, car il y a en lui un équilibre entre la nature objective et la subjectivité de l’artiste, entre l’intellect et le sentiment, entre le général et le particulier”. Cézanne est dit plus puissant que Renoir et Degas car “chez lui tout est démesuré, mais tout ce démesuré est équilibré, ordonné, architectural”. Analysant un des derniers tableaux, Paysage d’Aix, il conclut : “Ici, tout n’est que couleur, que mosaïque de touches carrées vertes, bleues et jaunes. Ici, pas de modelé de la forme, mais seulement la modulation de la couleur, la dégradation des nuances.” Une très grande place est également donnée à Gauguin dont les tableaux indiquent une attirance “instinctive” pour la fresque, pour la peinture murale. Avec son goût pour la formule aphoristique, l’essayiste peut affirmer : “L’art de Cézanne est le produit d’un provincial de génie, l’art de Gauguin est un miel voluptueux, recueilli à partir des fleurs des champs de la Bretagne, de la floraison exotique du Mexique, de la Martinique et de la Polynésie”.
Après avoir rapidement évoqué les qualités des oeuvres de Maurice Denis, de Vuillard, de Marquet, un grand morceau est dédié à “l’orangerie et à l’apothéose de la peinture matissienne” qu’est la maison de Chtchoukine. Le salon rose, tapissé des tableaux de Matisse, fait voir “l’être authentique, métaphysique, de sa peinture”. Utilisant le mot “décoratif” dans le sens que nous avons rencontré chez Pavel Muratov, Tugendhold précise :” La création [de Matisse] n’est pas la peinture décorative dans le sens européen de ce mot, mais une décoration comme la comprend l’Orient […]. Dans la peinture murale orientale, le dessin se mêlait au fond en un seul entrelacement ornemental, en un seul tout décoratif, en un seul tapis vibrant”. À plusieurs reprises, il relève, à la suite de Maurice Denis, “l’abstraction” de la peinture de Matisse, “”l’ivresse de la couleur”, les objets “dématérialisés” : “Matisse est le plus talentueux de tous les coloristes de notre temps et le plus cultivé : il a amassé en lui toute la somptuosité de l’Orient et de Byzance”.
Toute la fin de l’essai est impartie à la peinture de Picasso, “un achèvement paradoxal de Cézanne”. On le sait, on appelait dans les années 1910-1920 la galerie de Chtchoukine un “musée de Matisse et de Picasso”. Le maître de maison aimait dire : “Matisse doit peindre les palais, Picasso les cathédrales”. Tugendhold, un peu comme Jacques Rivière[12], prend au sérieux le cubisme, tout en ne l’acceptant pas. Il note bien que Picasso « ne veut pas figurer les objets tels qu’ils paraissent à l’œil – mais tels qu’ils sont dans notre représentation». Mais, en même temps, il l’appelle « le premier parmi la décadence contemporaine ». Chaque proposition positive est corrigée aussitôt par des réserves négatives. C’est un schéma que reprennent Berdiaev et Bulgakov. Voici quelques formules de l’essayiste russe :”Picasso est un vrai Espagnol qui combine un mysticisme religieux avec un fanatisme de la vérité. Il est toujours resté un fanatique et un Espagnol enclin au transcendant”. “Avec le froid fanatique d’un inquisiteur espagnol, il devient un fanatique de l’idée pure”. “Don Quichotte espagnol intrépide – chevalier de l’absolu, héros des mathématiques, voué à l’inanité de ses recherches”.
Voici comment il décrit L’Usine à Horta de Ebro (1909), une œuvre cézanniste géométrique, aux contours très lisibles : “Les lignes des murs et des toits de cette usine ne convergent pas en direction de l’horizon […] mais divergent en largeur, se dispersent dans l’infini. Ici il n’y a plus de point mental de convergence générale, il n’y a pas d’horizon, il n’y a pas d’optique de l’œil humain, il n’y a pas de commencement et de fin – ici c’est le froid et la folie de l’espace absolu. Et même les reflets des murs de glace de cette Usine jouent en répétitions innombrables, se reflètent dans le ciel – font de l’Usine un labyrinthe ensorcelé de miroirs, une illusion délirante… Car, vraiment, on peut devenir fou à cette idée et tentation dignes d’Ivan Karamazov : il n’y a pas de fin, il n’y a pas d’unité, il n’y a pas d’homme comme mesure de toute chose, il n’y a que le cosmos, seulement le fractionnement infini des volumes dans l’espace infini !”.
Je cite cette présentation d’une toile de Picasso car elle est typique de la façon dont Tugendhold aborde un tableau de chevalet. En premier lieu, c’est le côté formel qui est privilégié avec un examen minutieux des éléments figuratifs. Puis vient une interprétation d’ordre iconologique allant de la référence littéraire à la conclusion philosophique.
Piotr Pertsov
Dans son livre de 1921-1922, le poète, critique littéraire, historien de l’art et philosophe Piotr Pertsov (1868-1947) se chargea, pour des besoins matériels, d’écrire des guides artistiques et touristiques (il en écrivit un sur la Galerie Trétiakov en 1922). Proche des protagonistes du symbolisme, son approche de l’art consiste “à voir dans la création artistique le reflet des thèmes éternels”[13]. Ayant vécu en Europe occidentale à la fin du XIXe s., il écrivit des essais sur l’art vénitien, florentin et espagnol. Il développa une philosophie de la culture qui oppose au matérialisme européen l’esprit cosmique de la pensée russe. Très nettement slavophile, Pertsov n’est pas étranger, ni à une gauche progressiste (Herzen), ni à des formes non-officielles de l’orthodoxie (Tolstoï). On n’est donc pas étonné que sa revue de la peinture française ne soit pleine de réminiscences d’ordre littéraire ou philosophique. Voici comment son biographe Alexandre Lavrov résume un des apports de l’essayiste dans l’approche de l’art français :”L’essai La collection chtchoukinienne de peinture française… incorpore une caractéristique générale de l’évolution de la peinture, de l’époque du classicisme à Matisse et Picasso, une fine analyse esthétique de la création des plus importants maîtres français en utilisant des constructions, ce qui est caractéristique pour Pertsov; des parallèles historiques-psychologiques et typologiques tirés de la littérature et de la psychologie : Manet-Flaubert; Pissarro-les frères Goncourt; Renoir-Alphonse Daudet; la triade des titans de la Renaissance (Léonard de Vinci, Michel Ange, Raphaël) – Cézanne, Van Gogh, Gauguin”.[14] Ajoutons-y le rapport de Picasso avec Gogol, de la toile Chez le photographe de Degas avec Dostoïevski et Tolstoï (dans leur représentation de la misère humaine, car Degas fait apparaître dans ses danseuses “la froide prose d’un jour ordinaire”). À la différence de Muratov et de Tugendhold, Pertsov évite le plus souvent les grandes synthèses sur chaque créateur. Il suit avec une grande acuité du regard l’ensemble d’un tableau pour, ensuite, en relever les particularités de tel ou tel élément figuratif, ce qui lui permet de trouver de belles formules comme : “Pour Cézanne, il n’y avait pas division entre ‘extérieur’ et ‘intérieur’ (ou ‘forme’ et ‘contenu’) : est caractéristique pour lui justement l’unité de la conception des choses en tant que ‘caillots de la matière’ (si l’on peut s’exprimer ainsi), formant un tout en soi”. Pertsov se montre sévère à l’égard de Maurice Denis et d’Odilon Redon, de Derain, voire du Douanier Rousseau, alors que sont faits des éloges de Cottet, de Ménard ou de Simon… Chez Matisse, il souligne, à la suite de Tugendhold, le décorativisme de type oriental : “Le dynamisme non-organique de l’Orient constitue précisément l’essence de l’animation artistique du maître occidental avant-gardiste, manifestant en soi l’exemple d’un important atavisme spirituel. ” Toute la fin de l’essai est un très long développement sur “les travaux intérieurs de l’esprit et, peut-être, de la décomposition spirituelle” de Picasso, qu’il oppose à “la joie de vivre appuyée et à l’insouciance oublieuse dans son jeu joyeux de la couleur” de Matisse. Il passe en revue toutes les périodes de l’art de Picasso, avec un mélange d’analyses judicieuses et de commentaires psycho-philosophiques proches de Tchoulkov, de Berdiaev et de Boulgakov, qu’il cite d’ailleurs. Voici, parmi quelques “perles” : “images cauchemardesques”; “fanatisme religieux frénétique de ses lointains ancêtres” (les Inquisiteurs!); “figures féminines blasphématoires”; “retour sénile à l’impuissance de l’enfance”…Même si le talent de l’écrivain Pertsov est présent dans de nombreux passages, on retire un sentiment mitigé de ce qui paraît être une compilation de tout ce qui a été dit, de Muratov à Boulgakov, sur les caractéristiques dominantes de l’art français.
Alexeï Grichtchenko et Byzance. Guéorgui Tchoulkov et le démonisme occidental
Le peintre russo-ukrainien Alexeï Grichtchenko (1883-1977) fit partie de l’art de gauche en Russie jusqu’à son départ pour l’Europe en 1919. Sa création personnelle est marquée par le cézannisme géométrique, mais, comme l’écrit sa principale biographe Vita Susak, cette création se signale par son “non-radicalisme”[15]. Parallèlement, le peintre se fit connaître comme critique d’art et comme conférencier. Il écrit deux monographies, dont Les liens de la peinture russe avec Byzance et l’Occident en 1913, dédiée à Chtchoukine (Grichtchenko se produisait régulièrement dans sa galerie comme “commentateur-improvisateur”). La seconde monographie est, en 1917, un livre pionnier, L’icône russe en tant qu’art de la peinture. S’ajoutent à cela de nombreux articles sur l’art et 4 brochures, dont une réponse à Berdiaev. La position de Grichtchenko est double : il s’élève contre l’imitation extérieure de la peinture étrangère[16] et contre l’oubli que tout vient de Byzance; dans le même temps, il met en avant, comme modèles absolus Derain, Cézanne et Picasso. Est affirmé que “l’originalité d’un peintre national ne se perd jamais en présence d’influences étrangères” (par exemple, chez Monet, Degas, ou Matisse, avec son rapport “aux sucs de l’art japonais et même russe/les icônes/”. Dans ses analyses de tableaux, particulièrement remarquable est l’examen de ceux de Picasso, car il est guidé par une idée fixe : la vraie peinture, n’est ni de la littérature, ni de la religion, ni de la psychologie, ni de la philosophie, ni “les ordures et la boue gluante” dont Cézanne a purifié “l’or de la pure, magnifique, autonome peinture”.
Face à Grichtchenko, Guéorgui Tchoulkov (1879-1934) récuse aussi la pernicieuse imitation par l’art russe des modèles étrangers, en l’occurrence ceux de la peinture française, mais son anti-occidentalisme, à la fois polémique et historiosophique s’accompagne d’interprétations très subjectives dans la mouvance du symbolisme russe dont cet inspirateur de l’anarchie mystique en 1906 est un des représentants. Éditeur d’almanachs littéraires, ce poète se signale aussi, autour de 1914, par son roman Satan, qui avait la prétention de rivaliser avec le grand roman d’Andréï Biély, La Colombe d’argent, puisqu’il traitait d’un sujet se déroulant dans le milieu des sectes religieuse, en l’occurrence, celle des flagellants. En résumant très grossièrement le roman de Tchoulkov, Satan est à l’oeuvre dans la société et il faut, pour le vaincre, retrouver la pureté des vrais flagellants, lesquels expriment le vrai visage du peuple russe dans l’image de l’Ivanouchka-Le Bêta (Ivanouchka-Douratchok) des contes russes. Ce résumé très rapide nous permettra de comprendre tout l’esprit de son article sur “Les démons et la modernité” dans Apollon en 1914. C’est la recherche du démoniaque dans la peinture française qui domine ce texte assez extravagant, malgré certaines notations montrant une vraie sensibilité artistique. L’écrivain a raison d’avouer : “Je ne suis pas peintre et je n’ai que la modeste intention d’énoncer quelques pensées sur les fondements psychologiques de la peinture”. Tout l’essai est dominé par la division arbitraire de l’art moderne de l’Europe occidentale entre “un optimisme nihiliste et un pessimisme démoniaque”! Cézanne est, certes, “un magnifique maître”, il a “une géniale naïveté”, mais “c’est le démon de la routine qui a pris possession de lui”. Matisse, quant à lui, est guidé par “un petit diablotin joyeux à la lascivité manifeste”! Dans ses mémoires de 1930, Années de pérégrinations [Gody stranstvii], l’écrivain accentuera de façon encore plus polémique son rejet de Matisse: “[J’ai vu] à Moscou chez S.I. Chtchoukine toute une pièce consacrée à ce maître. Matisse est un artiste doué, mais sa peinture est si creuse et inconsistante que, vraiment, quand on le regarde, ‘on a peur pour l’homme’ […] Matisse en peinture est un des représentants de l’ennui du monde“[17]… Quant aux tableaux de Picasso, ils sont, dans l’article de 1914, “des hiéroglyphes de Satan”, car “pour ces formes, il n’y a pas de vécu correspondant en dehors de l’enfer”. La Dame à l’éventail est comparée à l‘Inconnue, créature diabolique de la poésie et de la pièce de théâtre éponymes d’Alexandre Blok. La conclusion de ce pamphlet grandiloquent est que l’art russe doit se méfier de l’imitation servile de la culture occidentale, doit fuir “le poison” de son “nihilisme” et de son “démonisme”, afin de renouer avec la culture byzantine et les cultures de l’ancien Orient”.
La disputatio autour de Picasso : Tchoulkov, Tugendhold, Berdiaev, Bulgakov, Grichtchenko, Axionov
Autour de 1914, il y eut en Russie une réception, unique en son genre dans toute l’Europe, de Picasso. La publication du catalogue de la Collection Chtchoukine en 1913, le numéro spécial d’Apollon en 1914 avec les articles de Tchoulkov et de Tugendhold, provoquèrent les réactions des philosophes religieux Berdiaev et Boulgakov. Les textes de Berdiaev et de Boulgakov sont écrits de façon presque concomitante, c’est-à-dire au tout début de 1914 : le texte de Berdiaev parut dans le n° 3 de la revue Sofia en 1914, celui de Boulgakov, « Le cadavre de la beauté », ne parut que dans la livraison VIII de La Pensée russe en 1915, mais le philosophe précise dans une note que cet article a été écrit peu de temps avant la guerre, en mars 1914, et ne tient donc pas compte de cette catastrophe. On peut penser que l’article de Boulgakov fut suscité par celui de Berdiaev. L’article de ce dernier commence ainsi : « Quand on entre dans la pièce Picasso de la Galerie S. I. Chtchoukine, on est saisi par un sentiment d’effroi oppressant. Ce que l’on ressent est lié non seulement à la peinture et aux destinées de l’art, mais à la vie cosmique elle-même et à ses destinées. » Comme en écho, Boulgakov écrit : « Quand vous entrez dans la pièce où sont rassemblées les créations de Pablo Picasso […], vous êtes saisis d’une angoisse mystique qui confine à l’effroi. » L’angoisse, l’horreur mystique, qu’éprouvent Berdiaev et Boulgakov proviennent de la perte de la beauté éternelle telle qu’elle est présente dans la nature vivante, dans la palpitation de la chair. Berdiaev parle du froid, le froid de l’hiver, qui le transit à la vue des Picasso. Boulgakov affirme que « les corps [de Picasso] sont privés de leur chaleur, de leur aspect coloré, de leur beauté ». « II est dur, triste, angoissant de vivre cette époque pour un homme qui aime exclusivement le soleil, la clarté, l’Italie, le génie latin, les aspects incarnés et cristallins. », écrit Berdiaev. À l’instar de Tugendhold ou de Tchoulkov, Berdiaev et Boulgakov n’ont aucun doute sur la génialité de Picasso. L’adjectif « génial » revient à plusieurs reprises sous leur plume. Berdiaev : “Picasso est le génial porte-parole de la décomposition, de la mise en tranches, de la pulvérisation du monde physique, corporel, incarné.” Le philosophe répète à ľenvi l’idée de décomposition qui caractérise le cubisme de Picasso. Ce thème est répété également par Boulgakov tout au long de son article. Chez les deux philosophes, il y a la même douleur de voir le corps de la femme, qui fut l’objet de la délectation des peintres et des spectateurs depuis des siècles, soumis à la géométrisation implacable du cubisme. Berdiaev s’exclame : «Derrière la beauté féminine qui séduit et captive, il voit l’horreur de la décomposition, de la pulvérisation. » Boulgakov est encore plus véhément : ” [La Féminité] se présente dans la création de Picasso sous une forme indiciblement outrageante, comme un corps difforme, avachi, en lambeaux, en ruine, pour mieux dire, le cadavre de la beauté en tant que cynisme impie (Femme dans un paysage), que malignité diabolique (Après le bal ). ” Berdiaev lie ce qu’il appelle « la crise de l’art », dont le cubisme et le futurisme sont les manifestations les plus éclatantes, à une crise plus générale du monde et de l’homme qui vise à une déshumanisation sans précédent. En cela la pensée de Berdiaev se fera de plus en plus proche de celle d’Ortega y Gasset qui, à la même époque, analyse « la dezhumanización del arte ». Berdiaev aborde l’œuvre de Picasso non pas comme critique ou historien de l’art, mais comme un penseur qui se veut plutôt ici un essayiste, un culturologue, tentant de penser à chaud les événements. Il répétera ses idées dans une lecture publique à Moscou, le 20 novembre 1916, intitulée justement “La crise de l’art”. C’est ce que lui reproche Grichtchenko, qui affirme qu’il n’y a pas de “crise de l’art”, mais une crise de “l’approche de l’art”, laquelle oublie que “la peinture [a] ses propres moyens et buts, sa propre sphère d’action, que, sans tout cela, le tableau n’est pas un tableau mais seulement un autre genre de la littérature.”
Sur le sujet de Picasso, la réponse la plus forte à Berdiaev et consorts fut apportée dans un petit livre pionnier, majeur pour la connaissance du Picasso d’avant 1914, l‘essai du poète, critique littéraire et théoricien de l’art, Ivan Axionov (1884-1935), Picasso et alentours [18] , paru en 1917, mais portant la date de juin 1914. Cette étude a été suscitée par l’impression enthousiaste des visites de l’écrivain russe à l’atelier de Picasso qui l’avaient marqué profondément et, sans doute aussi, à la suite des articles dans la presse russe en 1913-1914 que nous avons évoqués plus haut et dont la tonalité dominante philosophico-théologico-mystico-religieuse devait le hérisser, lui qui avait été un des acteurs de l’avant-garde russe dans la poésie (il considérait Khlebnikov comme le poète le plus important du XXe siècle) ou dans les arts plastiques (il fut un proche d’Alexandra Exter et par elle de tout le cercle des suprématistes et des futurs constructivistes. Le livre est un étrange (baroque) mélange de réflexions générales, de citations, de dialogues, d’allusions érudites. Et dans cette gangue, par elle même passionnante et reflétant la pensée esthétique de l’écrivain, se trouvent des pépites consacrées à Picasso, le héros de l’essai. Contre toutes les approches précédentes de Picasso, il affirme fortement : „La base de l’art, ce n’est pas la beauté (qui n’existe pas dans la nature), mais le rythme, concept tout à fait déterminé physiologiquement, qui se réduit finalement à l’activité des muscles cardiaques et des centres nerveux qui dirigent cette activité.“ (§ 10) On se doute qu’après ces déclarations Axionov récuse le mysticisme des critiques et philosophes à propos de Picasso. Pour lui, Picasso n’a rien d’un métaphysicien, il est „un réaliste de strict style“ (§ 85). L’article de Berdiaev est réfuté car on n’y parle pratiquement pas de peinture : „Le contenu principal de cette monographie (sic) est constitué par l’exposé des pressentiments eschatologiques de l’auteur“, écrit Axionov dans „L’annexe polémique” (“Le peintre Picasso“). C’est dans cette partie de l’ouvrage, un grand texte d’un seul tenant, que se trouve une analyse très pénétrante de l’oeuvre de Picasso entre 1901 et 1913. On peut dire qu’il s’agit avec Picasso et environs de la première étude en profondeur consacrée à l’art du maître espagnol.
[1] En français, voir Valentine Marcadé, Le Renouveau de l’art pictural russe. 1862-1914, Lausanne, L’Âge d’homme, 1971, p. 59-75, 267-269, et l’article d’Albert Kosténévitch dans ce catalogue; en russe, Natalia Doumova, Moskovskiyé metsénaty [Les mécènes moscovites], Moscou, “Molodaya gvardiya”, 1992; l’étude circonstanciée de O.B. Poliakova, Khoudojestviennaya galéréya S.I. Chtchoukina (Iz istorii sovrémiennovo iskousstva v Rossii [La galerie d’art de S.I. Chtchoukine. Une page de l’histoire de l’art contemporain en Russie”, 1998, sur la Toile : old.nasledie.ru/kyltyra/4_4_2
[2] “De magnifiques spécimens de la création de Cézanne se trouvent à Moscou dans la collection de S.I. Chtchoukine – son célèbre Mardi Gras et quelques “natures mortes”. Deux tableaux ont été reproduits dans la revue Iskousstvo [L’Art], 1905, N° 3. Dans cette même revue est publié un article de A. Chervachidzé sur Cézanne” [Note de Muratov]
[3] Paviel Mouratov, “Paul Cézanne”, Viessy, N° 12, décembre 1906, p. 53
[4] Ibidem
[5] Voir la biobibliographie de L.M. Chéméliova, “Mouratov, Paviel Pavlovitch” in Rousskiyé pissatiéli 1800-1917. Biografitcheski slovar’ [Les écrivains russes 1800-1917. Dictionnaire biographique], Moscou, “Bol’chaya entsiklopédiya”, 1999, t. 4, p. 171-175
[6] G.-Albert Aurier, Le symbolisme en peinture [1891], Tusson, L’Échoppe, 1991 (éd. Pierre-Louis Mathieu), p. 29, 20-21
[7] Ibidem, p. 27
[8] Ibidem
[9] Cf. Maurice Denis, “Définition du néo-traditionnisme” [1890], in Le ciel et l’Arcadie (éd. Jean-Paul Bouillon), Paris, Hermann, 1993, p. 5-22
[10] A.V. Lavrov, Rousskiyé simvolisty. Étioudy i razyskaniya [Les symbolistes russes. Études et investigations], Moscou, Progress Pléïada, 2007, p.300
[11] Makovski, dans son essai „Le problème du corps en peinture“ passe en revue les différents courants : impressionnistes, expressionnistes (c’est une des toutes premières occurrences de ce mot dans la critique d’art du XXe siècle], futuristes (qui, eux, refusent le corps nu) : „Presque tous peignent les nus féminins et masculins de la même façon que les fruits ou les légumes, avec le seul souci de la qualité du dessin et du ton, du rendu avec caractère d’un nouveau morceau de nature.“ (Apollon, 1910, N° 11, p. 6) Et : „Les gens nouveaux n’ont plus voulu entendre parler de beauté ou de laideur, ils ont décidé qu’est beau en art tout ce qui est fait de main de maître et est laid tout ce qui est sans talent.“ (ibidem) Makovski s’inspire d’un article de Camille Mauclair, „Le caractère et la laideur en peinture“, dont il ne partage pas le point de vue critique à l’égard du souci de l’art moderne d’être expressif : „L’expressivité devient le même cliché que la beauté académique.“ (ibidem, p. 8). Le rédacteur d‘Apollon pense que les créateurs modernes cherchent „l’expressivité d’un nouveau type synthétique“ et „aspirent à „un nouvel art monumental“. (ibidem, p. 12)
[12] Sur les analyses de Jacques Rivière et d’autres critiques d’art français sur le cubisme, reprises par les commentateurs russes, voir Jean-Claude Marcadé, “Nikolaj Berdjaev et Sergej Bulgakov face à Picasso”, Revue des Études Slaves, Paris, LXXIX/4, 2008, p. 557-558
[13] Alexandre Lavrov, “Pertsov Piotr Pétrovitch”, Rousskiyé pissatiéli 1800-1917. Biografitcheski slovar’, op.cit., p. 562 – cet article comporte une bio-bibliographie complète de l’écrivain.
[14] Ibidem, p. 564; Alexandre Lavrov consacre tout un chapitre biographique à l’homme de lettres Pertsov dans son livre Rousskiyé simvolisty. Étioudy i razyskaniya, op.cit., p. 517-543
[15] Voir Vita Susak, Alexeï Grichtchenko i khoudojestviennaya jizn’ Moskvy 1910-kh godov [Alexeï Grichtchenko et la vie artistique de Moscou des années 1910], Moscou, Gossoudarstvienny institout iskousstvoznaniya, 1977 (p.7 de l’Avtoréférat). La monographie de Vita Susak sur Grichtchenko (en ukrainien et en français) est sous presse aux éditions Rodovid à Kiev.
[16] L’article-pamphlet de Grichtchenko, ” O ‘Boubnovom valiétié’ ” (Sur “Le Valet de Carreau”), Apollon, 1913, N° 6, fit scandale, car il était une attaque en règle contre les cézannistes russes de Moscou et “leur pittoresque sans principe”.
[17] Guéorgui Tchoulkov, Gody stranstvii [1930], Moscou, Ellis Lak, 1999, p. 266-267
[18] Cf. la traduction française de Gérard Conio, Picasso et alentours, Gollion, Infolio,2012