L’ACTIVITÉ UNIVERSITAIRE DE KANDINSKY (1885-1895)
L’ACTIVITÉ UNIVERSITAIRE DE KANDINSKY (1885-1895)
La période, peu connue, de la vie de Kandinsky consacrée à l’économie politique à la Faculté de Droit de Moscou, est mieux éclairée grâce à la publication de matériaux jusqu’ici inédits. Il s’agit de dix années d’activité du futur peintre, entre sa vingtième et sa trentième années, donc à un moment crucial de toute existence humaine, le moment, pourrait-on dire, de la jeunesse.
Dès 1981, S.V. Šumixin avait publié partiellement et commenté la correspondance de Kandinsky avec son Doktorvater, le célèbre professeur A.I. Čuprov (1842-1908)[1].
A.I. Čuprov et l’historien V.O. Ključevskij furent parmi les professeurs les plus populaires de l’Université de Moscou dans les années 1880-1890. Le rayonnement scientifique et humain de Čuprov est souligné par de nombreux témoignages[2]. La pensée économique de Čuprov était celle d’un libéralisme modéré, qui lui valut à la fois la désapprobation du ministre de l’éducation d’alors et la critique violente de Lénine.
Kandinsky ne fut pas seulement l’élève de Čuprov, il fut aussi son ami comme le montre la correspondance entre les deux hommes après la décision définitive de Kandinsky en 1895 d’abandonner sa carrière scientifique et universitaire.
Les documents nous apprennent que Kandinsky s’est inscrit à l’Université de Moscou en août 1885 et qu’il a obtenu son diplôme de fin d’études en 1893, qui prenait en compte huit semestres effectués. Il faut dire que Kandinsky s’était mis en congé d’université entre 1889 et 1892, pour raisons de santé (ou raisons de convenance ? Ou les deux à la fois ?), ce qui lui permit d’avoir un visa d’un mois au début 1892 pour aller se soigner en France[3]. Cela explique la longueur inhabituelle de huit années d’études pour obtenir l’équivalent de notre licence.
Pour avoir la possibilité de poursuivre son cursus universitaire, Kandinsky écrit en 1893 un “referat“, c’est-à-dire un rapport consacré à la conférence du vice-président de la Société d’économie politique de Bruxelles, Mgr. Sebastiano Nicotra. Cette conférence s’était tenue lors du Premier Congrès catholique des sciences politiques à Gênes en 1892. L’exposé de Mgr. Nicotra portait le titre “Le minimum de salaire et l’encyclique Rerum Novarum“. Le professeur Čuprov approuva le travail de Kandinsky[4]; c’est à ce moment-là que Kandinsky écrivit son “Exposé des théories du fonds ouvrier et de ce que l’on appelle la loi de fer”, en vue d’une thèse qui devait porter sur “la question de la légitimité du salaire des ouvriers”. Le professeur Čuprov écrivit le 22 mai 1893 une recommandation pour que Kandinsky soit maintenu auprès de la Faculté de droit, étant donné la qualité de ses recherches scientifiques et “sa connaissance approfondie de trois langues modernes” (sans doute, l’allemand, le français et l’anglais, comme en témoignent ses lectures pour son “Exposé des théories du fonds ouvrier et de ce que l’on appelle la loi de fer” dont Čuprov souligne la bonne tenue[5]). Cette attestation est jointe au document du 24 mai 1893 du Conseil de l’Université qui porte “sur le maintien sans bourse de Vasilij Kandinskij, qui a passé les épreuves devant la Commission des examens de droit de Moscou avec le diplôme de premier rang, afin qu’il se prépare à la fonction professorale, pour la chaire d’économie politique et de statistique, dans un délai de deux ans”[6]. Le document note que Kandinsky a toujours eu “une conduite excellente et que rien de répréhensible n’a été noté dans les murs de l’université.”[7] Le futur peintre n’a jamais été trop intéressé par la politique, il n’a jamais participé à des manifestations et même si, de toute évidence, il n’ a pas approuvé au cours de son existence les coercitions d’ordre politique d’où qu’elles viennent, il ne s’est jamais battu pour changer extérieurement le monde, il s’est battu, en revanche, passionnément pour changer l’homme intérieur, et ce au moyen de ses écrits et, par-dessus tout, au moyen de son art. En politique, le bourgeois Kandinsky restera toute sa vie, à ce qu’il appert de tous ses comportements, un “démocrate chrétien” alors que, dans le même temps, il opère une révolution en créant conceptuellement et par son œuvre picturale une nouvelle forme artistique totalement inédite depuis que l’art existe.
Dans sa lettre au professeur Čuprov du 7 novembre 1895, Kandinsky annonce sa décision irrévocable d’abandonner la recherche scientifique. Il en donne les raisons : 1) Il se dit incapable d’assurer un travail permanent assidu (et sa biographie confirme sa soif de voyages et de découvertes); 2) il n’a pas d’amour irrépressible pour la science; 3) il ne croit pas à la science; 4) il veut revenir à sa passion de toujours – la peinture[8].
Quel bilan tirer de ces dix années d’activité universitaire dont l’axe principal l’économie politique et le droit ? Le peintre a lui-même donné les éléments qui permettent de comprendre l’importance qu’ont eue sur sa poétique les disciplines scientifiques qu’il a pratiquées. Dans la version russe des Rückblicke, les Stupeni de 1918, il insiste plus clairement que dans la version allemande sur le fait que ces travaux lui ont donné la possibilité “d’exercer la capacité d’approfondir la sphère finement matérielle qui s’appelle la sphère de ‘l’abstrait’ ” [9] : l’auteur emploie l’adjectif substantivé “otvlečënnoe” qui est le mot philosophique russe, calqué du latin “abstractum“; c’est le même adjectif qu’il emploie plus loin lorsqu’il résume la place qu’ont eue pour sa formation intellectuelle ses études scientifiques :
“Dans l’économie politique que j’avais choisie, ce que j’aimais, outre la question ouvrière, c’est la pensée purement abstraite.”[10].
De même, il affirme que l’étude du droit romain l’a attiré “par sa ‘construction’ [ici, l’auteur utilise le mot européen “konstrukcija“]” mais n’a pas “satisfait son âme slave à cause de sa logique rigide, schématiquement froide et trop rationnelle” [11] . Il se dit avoir été séduit, en revanche, par le droit ordinaire russe “qui provoquait en moi des sentiments d’émerveillement et d’amour en tant qu’opposition au droit romain, en tant que solution libre et heureuse de l’essence de l’ application de la loi”[12]. Et ici, Kandinsky fait une note où il manifeste son enthousiasme pour le principe (d’une “totale humanité”) du droit populaire russe, selon lequel on juge les actes criminels “en considérant l’homme”. Et le peintre de conclure – et ce sera notre conclusion :
“Ce principe met à la base du verdict, non pas l’évidence extérieure de l’acte, mais la qualité de sa source intérieure – l’âme du prévenu. Comme cela est proche des bases de l’art!”.[13]
JEAN-CLAUDE MARCADÉ
MAI 2004
[1] S.V. Šumixin, “Pis’ma Kandinskogo k A.I. Čuprovu [Lettres de V.V. Kandinsky à A.I. Čuprov”, in : Pamjatniki kul’tury. Novye otkrytija, Moscou-Léningrad, 1981, p. 337-344
[2] Le témoignage de Tchekhov est cité par S.V. Šumixin, op.cit., p. 337; le témoignage de Sergej Bulgakov, le futur grand théologien de la Sophia à Paris, qui s’était spécialisé autour de 1900 dans l’économie politique (“Sur les marchés dans la production capitaliste”, 1897; “Le capitalisme et l’agriculture”, 1900, cf. Serge Boulgakov. Bibliographie, Paris,Institut d’Etudes Slaves), est rapporté par Valerij Turčin, “V.V. Kandinskij v Moskovskom universitete” [Kandinsky à l’Université de Moscou], Voprosy iskusstvoznanija, 1993, N° 2-3, p. 206
[3] Cf. S.V. Šumixin, op.cit., p. 338, 340
[4] Ibidem, p. 339
[5] CIAM, fonds 418, inventaire 62, dossier 247
[6] Ibidem
[7] Ibidem
[8] Lettre de Kandinsky à A.I. Čuprov du 7 novembre 1895, in : S.V. « Šumixin, op.cit., p. 341
[9] V.V. Kandinskij, Stupeni, Moscou, 1918, p. 16
[10] Ibidem, p. 18
[11] Ibidem, p. 17
[12] Ibidem
[13] Ibidem