Lanskoy et le monde artistique russe
Lanskoy et le monde artistique russe
Lanskoy reste unique dans le concert des arts français et européens. Cela est dû, sans doute, à son imprégnation de la culture russe. À la différence de ses contemporains issus comme lui de l’Empire Russe, son ami Nicolas de Staël ou Poliakoff, il a traduit dans le langage plastique de son temps la polychromie et la vigueur de l’art populaire de son pays natal. Ajoutons à cela que, comme Kandinsky, il est imprégné d’une profonde et religieuse spiritualité orthodoxe que l’on peut retrouver dans tels ou tels éléments de leur système sémiotique.
La couleur qui chante comme dans les icônes
Mais, si les icônes sont une référence essentielle pour lui comme pour Kandinsky, sa picturologie, comme celle de Kandinsky, est aux antipodes de la peinture d’icônes. Le mouvement chorégraphique ou symphonique, les tensions dramatiques, les luttes colorées, sont contraires à la quiétude, à l’hésychia qui émane de l’icône. Ce qui a été profondément assimilé par Lanskoy dans l’art des icônes, c’est l’énergie des couleurs. Je l’ai entendu dire en parlant des icônes que la couleur y chantait. Et pendant toute sa vie de créateur, Lanskoy a fait chanter la couleur. En particulier, dans ses gouaches de La Genèse qui ne sont pas une illustration du premier livre de la Bible. Elles ont une signification et une fonction indépendantes. La série des gouaches représente en elle-même une vision sans-objet de « l’œil intérieur » face au texte biblique. Certaines gouaches ont leur surface recouverte par le texte de la Bible en traduction française ; chaque caractère est soigneusement tracé au pinceau de toutes les couleurs et les caractères s’entrelacent dans la composition générale abstraite, ce qui donne l’impression d’une enluminure contemporaine.
Lanskoy est non seulement l’héritier des enlumineurs médiévaux, il est aussi le successeur de la tradition russe du début du XXe siècle quand les artistes mettaient en forme leurs livres où l’art graphique du texte était traité comme élément de la composition artistique de la page. Ainsi, se conjuguent chez l’auteur de Cortège ou de La Genèse, la tradition des livres d’heures slavons et les expériences futuristes chez Larionov, Natalia Gontcharova, Malévitch, Olga Rozanova ou Filonov. Olga Rozanova, en particulier, a inauguré cette manière de traiter la page comme une unité colorée du tracé du texte et du tracé du peint.
Lanskoy n’a pas pu réaliser son projet de livre consacré au Journal d’un fou de Gogol. Il a exécuté un grand nombre de collages abstraits, plus admirables les uns que les autres. Là aussi, on pourrait rappeler l’expérience unique d’un livre de collages, c’est La Guerre universelle [Vsiélienskaya voïna], 1916, avec les « colles colorées » [tsvietnaya kleï] du poète Kroutchonykh, avec la participation aussi d’Olga Rozanova. Dans l’atelier de Lanskoy, avenue Mozart, on pouvait voir dans les années 1970 ces collages pour Le Journal d’un fou, punaisées en rangs serrés comme une iconostase de l’église orthodoxe.
La musique
Comme pour Kandinsky, comme également pour le Larionov rayonniste de 1913, la musique est un analogon, c’est ce que répercute à leur suite Lanskoy quand il dit :
“En allant vers l’abstrait, le rythme s’accentue et rapproche la peinture de la musique ».
Lanskoy s’était intéressé aux recherches picturales de Klee et de Kandinsky depuis qu’il avait « découvert » ces deux peintres en 1928. Il fit la connaissance de Kandinsky, installé dans la périphérie de Paris après son départ d’Allemagne en 1933, à la suite de l’accession des Nazis au pouvoir et de la fermeture du Bauhaus. L’examen attentif des œuvres de son compatriote se ressent tant dans les peintures de Lanskoy que dans ses commentaires sur l’art. Tout au long de sa vie, Kandinsky a écrit sur la peinture en termes de « musique » et de « rythme » et, en 1938, à l’époque où Lanskoy s’intéressait tant à lui, il déclara dans L’Art concret :
« Je voulais seulement dire que la parenté entre la musique et la peinture est évidente. »
Que Lanskoy ait pris connaissance des opinions de Kandinsky à travers ses lectures ou lors de conversations, ses propres commentaires sur la peinture s’en font l’écho. Par exemple :
«Le style suppose grandeur et noblesse et contient rythme et mesure»
Ou bien :
« La peinture de chevalet est comme la musique de chambre, la peinture murale comme un orchestre symphonique. »
La profusion des formes et des couleurs, leur enchevêtrement, leur inextricabilité même, pourraient faire croire que nous avons à faire, avec ce peintre russe, à un art de pur instinct, quelque peu sauvage, quelque peu barbare, voire dionysiaque. Lanskoy n’a-t-il pas un jour déclaré :
« J’ai apporté de mon pays du sang barbare. »
Ne dit-on pas même que dans ses origines il y aurait du sang tsigane ! En tout cas, il est clair que le pinceau lui paraît un faible instrument pour porter sur le support des forces élémentaires incandescentes.
Avec l’abstraction, c’est la violence qui traverse les toiles. L’ « impetus » du peintre semble tout droit sorti du Sacre du printemps de Stravinsky, ses toiles sont autant de sacres du printemps avec danses, rites, fêtes, amours, joies, chagrins, actions de grâce. Il ne s’agit évidemment pas d’imiter la musique, mais de faire fonctionner la peinture comme fonctionne la musique, c’est-à-dire comme instrumentation de sonorités.
Science picturale et imprégnation de la poésie russe
« La peinture — dit encore Lanskoy — est un acte qui ne se contrôle pas totalement. Seuls certains gestes sont volontaires : le désir de prendre la couleur, de faire le mouvement qui traduit. »
En fait, s’il est, certes, un peintre d’instinct, il s’est cependant nourri autant de science picturale que de profonde réflexion sur l’art en général, sur son art en particulier. Il fut, d’autre part, passionné pour les choses de l’esprit de façon générale. Sans parler de son imprégnation religieuse orthodoxe, que j’ai mentionnée, qui était tout, sauf superficielle, il connaissait la littérature russe, en particulier la poésie. Pouchkine était pour lui, ce qu’il fut et est toujours pour la majorité des Russes, « le soleil de la littérature russe ». Mais Khlebnikov était également son poète favori. Il fallait l’entendre déclamer les vers de ce Pierrot lunaire dans l’art duquel Lanskoy trouvait des consonances avec ses propres aspirations. On peut dire que les rêves non-euclidiens de Khlebnikov sur les « courbes de Lobatchevski » 56 qui devaient embellir les villes, sont pleinement incarnés dans la mythologie des formes et des couleurs lanskyenne. Et n’y a-t-il pas affinité avec la poétique de Lanskoy dans ces « courbes qui imitent l’étoile filante », ou dans ces vers khlebnikoviens :
«Les campagnes lugubres des infanteries,
Le meurtre d’un roi par l’épieu
Obéissent aux nombres comme le coucher de soleil,
La pluie d’étoiles et les champs bleus
Les éléments picturaux construits sont présents dans la création de Khlebnikov. Il fallait entendre Lanskoy, avec la même voix de basse avec laquelle il lisait les textes liturgiques à l’église de Clamart qu’il finançait dans l’ancienne maison du philosophe religieux Nicolas Berdiaev, dire ces vers totalement alogiques de Khlebnikov :
«Et l’écrevisse noire sur un plat blanc Saisit les épis du seigle bleu. »
[1920]
Je pense aussi que Lanskoy se sentait proche de l’homme-Khlebnikov, outsider, errant, quelque peu yourodivyï (fol en Christ), comme il s’est senti proche du Gogol du Journal d’un fou.
Les premières années de formation en Russie jusqu’à l’âge de 16 ans
Lanskoy n’a suivi aucun cursus scolaire, encore moins universitaire. Il s’est formé lui-même. Il nous a dit que son passage dans une institution officielle se résume à une année dans le Corps des Pages à Saint-Pétersbourg. Cela était possible dans l’Empire Russe où les enfants pouvaient recevoir une éducation privée dans leur famille. II existe un autre exemple marquant de cette situation, c’est celui de Malévitch qui n’a eu comme bagage scolaire que deux années dans le collège agronomique du village ukrainien de Parkhomivka à 13-14 ans. Et quelle richesse de connaissances chez ces deux peintres de génie!
Lanskoy a peu parlé de la vie artistique qu’il a côtoyée pendant son adolescence, avant son départ de la capitale septentrionale de la Russie à l’âge de 16 ans.
La polychromie de la vie russe l’a marqué, comme il a pu le relater à ses interlocuteurs :
« Son goût pour la couleur se manifeste très vite. Il aime les ballons rouges, il collectionne les tickets de tramway d’une grande diversité de nuances, qu’il rassemble selon les valeurs colorées. Il passe de longues heures à contempler les charmankas (orgues de Barbarie), avec leurs longs rubans flottants, de toutes les couleurs, et les pétrouchkas (guignols) aux décors bariolés de tons éclatants. Le cirque, très en faveur à cette époque à Moscou, lui plaît aussi beaucoup ; il en aime le brillant, la bigarrure, la mobilité. »
Gindertael a pu écrire :
«Le privilège d’une personnalité innée et intangible semble bien avoir été ‘donné’ à Lanskoy dans l’instant même où ses yeux émerveillés d’enfant s’ouvraient aux enchantements des couleurs éclatantes qui paraient autour de lui les objets, les décors, les spectacles familiers. Ce don d’enfance fut certainement à l’origine de ‘l’immense désir de peindre’ qu’il éprouvait lorsqu’il est arrivé à Paris en 1921 et cette grâce d’état soutenue par une dévotion totale au travail créateur lui a permis de s’engager dans une des aventures picturales les plus passionnantes de notre temps et de s’imposer comme l’un des plus puissants des artistes venus de Russie, à la suite de l’émigration des années 1920, dont l’apport aux développements de l’art contemporain en Europe Occidentale et principalement dans le cadre de l’École de Paris, a été capital. »
Celui qui a marqué picturalement l’adolescent Lanskoy, c’est un des brillants représentants de la « Rose Bleue » symboliste et du « Monde de l’Art » sécessionniste pétersbourgeois, Soudieïkine, qui fut aussi un remarquable peintre de théâtre. Lanskoy a pu dire curieusement avoir commencé « par un rêve reçu d’un tableau de Soudieïkine ». Il mentionne un cabaret où il s’est alors rendu et dit avoir été marqué par des peintures murales de Soudieïkine qui le décoraient. Il y avait dans la capitale septentrionale deux cabarets artistiques célèbres, fréquentés par la bohème artistique. C’était d’abord le « Chien errant » qui dura de 1912 à 1915. Lui succéda «La Halte des comédiens» à partir de 1916. C’est dans ce dernier cabaret que Meyerhold, sous le nom de Docteur Dappertutto, ainsi que le philosophe du théâtre et dramaturge Nikolaï Evreïnov, mirent en scène des parodies théâtrales et des spectacles inspirés par la commedia dell’arte. Les murs et les voûtes du « Chien errant » avaient été décorées par Soudieïkine sur le thème des Fleurs du Mal de Baudelaire ; quant à « La Halte des comédiens », elle avait été peinte par Yakovliev, Grigoriev et Soudieïkine qui fit, dans la salle de théâtre, les panneaux décoratifs sur des thèmes de Gozzi. C’est donc Soudieïkine qui semble avoir le plus frappé le jeune adolescent qu’était alors Lanskoy.
Et c’est précisément l’atelier de Soudieïkine qu’il fréquente à son arrivée à Paris au tout début des années 1920. Certes, Lanskoy ne s’est jamais laissé aller, comme Soudieïkine, au folklore ou aux frivolités thématiques à la Watteau ou à la Somov, mais ce qu’il a pris de toute évidence chez ce maître, c’est la saturation coloriste qui restera jusqu’à la fin une composante essentielle de son art. Il suffit de prendre une œuvre de Soudieïkine comme la gouache intitulée Marionnettes vénitiennes (1910, Galerie régionale de Tvier’) pour voir les germes du style pictural de Lanskoy tout au long de sa création : des coups de pinceau franchement « jetés » sur la surface, avec une rythmisation des bandes colorées et une texture dense, presque opaque, enfin une primitivisation du sujet dans la ligne de l’art populaire traditionnel.
Comme par hasard, les débuts parisiens de Lanskoy, à partir de 1923, sont encore sous le signe du monde pétersbourgeois de Soudieïkine. Par exemple, Les comédiens (1925, ancienne coll. Uhde). Ici est déjà à l’œuvre la touche posée franchement et les couleurs très contrastées avec des touches de noir qui sont comme un souvenir de Manet, de Degas, voire du Douanier Rousseau, le tout créant, picturalement, ce que l’on pourrait appeler un « fauvisme impressionniste et primitiviste » (par exemple, Le Parc des Buttes Chaumont, 1928, Villeneuve d’Ascq, Musée d’Art Moderne. Ce qui distingue la palette de Lanskoy de celle de ses contemporains russes, c’est une gamme totalement spécifique non seulement par rapport à eux, mais également par rapport à l’art figuratif des années 1920 de façon générale. Où a-t-on vu cette alliance de verts, de jaunes, de roses, de noirs et d’indigos, comme dans Le Banquet (1925, coll. Sapiro) ou dans Les Comédiens déjà mentionnés ? Cette gamme reflète sans aucun doute une bigarrure qui lui vient du monde russe, pas celui — comme chez Larionov — de la province, mais celui des capitales.
Soudieïkine, le peintre des carnavals, des fêtes populaires, a donc attiré l’adolescent avant 1918. Mais, plus profondément, ce ludisme initial est à l’œuvre dans la trame picturale même, dans les confrontations insolites des batailles colorées. Un exemple particulièrement parlant de cette veine carnavalesque, c’est la mosaïque réalisée pour le Collège militaire de Canjuers en 1973, dont l’artiste a fait une réplique, également en mosaïque en 1974 et une lithographie. On ne peut s’empêcher de penser que l’artiste, consciemment ou inconsciemment, s’est situé, de manière non-figurative, dans la ligne des peintures murales des cabarets de Pétrograd : on y voit esquissés des mouvements de danse de personnages affublés de képis ou même d’une chéchia. On assiste à un véritable festival chorégraphique.
Lyrisme et ludisme, ne sont-ils pas des traits essentiels de la poétique lanskyenne? Ce ludisme se marque, exotériquement, dans les dénominations de certains tableaux de la période non-figurative, qui étaient de l’ordre du poétique et de la fantaisie et ne donnaient pas de clef pour « comprendre » le tableau. Des titres comme Les Baigneuses de l’Océan Glacial (1947, ancienne collection Jeanne Bucher), ou bien : On est parti écouter Socrate (1965, ancienne collection M. Knoedler et Cie)… Je pense que dans ces appellations, à la fois énigmatiques et poétiques, il y a autant un écho de la tradition ludique russe que celui de Paul Klee qui fut, avec Kandinsky et Jawlensky, l’artiste qu’il a découvert dans le courant des années 1930.
On trouve également à cette époque des échos du primitivisme de Larionov, peintre que Lanskoy plaçait très haut. Ce n’est pas un hasard qu’il ait raconté qu’il voulait, enfant, “devenir clown pour se peindre le visage”, si l’on se souvient que Larionov a proclamé “le peinturlurage du visage”. Lanskoy, pourrait-on dire, a consacré en lui comme artiste et comme homme, le ludisme de Larionov et la gravité iconique de Natalia Gontcharova. Il a pu déclarer :
« Quand dans les années 1925 je me suis mis à peindre des noces et la solennité du repas, je pensais que je faisais cela en imitation de Larionov. »
Les scènes d’intérieur
L’« élément russe » qui caractérise si fortement toute l’œuvre picturale de Lanskoy et la distingue des autres artistes de l’École de Paris fut présent dès les figurations des années 1920–1930. Jean Grenier ne s’y est pas trompé :
« Lanskoy n’a jamais, au fond, quitté son pays. Ses premières toiles sont consacrées à des scènes d’intérieur et à des portraits de famille dont le motif et l’exécution sont typiquement slaves. »
Si l’on compare, encore une fois, la poétique de Lanskoy et celle de ses contemporains, originaires comme lui de l’Empire Russe, traitant les sujets de manière fauviste primitiviste, comme Kikoïne, Mintchine, Krémègne, Pougny, Térechkovitch, Soutine, on aperçoit ce qui le distingue de ceux-ci : en premier lieu la gamme colorée en tons majeurs et ensuite l’absolue sérénité de la vision du monde qui se traduit par le hiératisme des poses et des expressions, comme figés dans leur éternité, au-delà de tout souci psychologique ou de caractérisation sociologique.
Wilhelm Uhde, un des premiers admirateurs et exégète du Douanier Rousseau, a été séduit en 1924 par les débuts de Lanskoy, par le caractère à la fois “naïf” et primitiviste de ses toiles. Le soutien actif de Uhde va sans doute accentuer chez le peintre russe la référence au Douanier Rousseau.
Le dialogue avec le Douanier Rousseau apparaît de façon encore plus nette dans ces chefs-d’œuvre que sont l’Autoportrait au chapeau melon (1933, Villeneuve d’Ascq, Musée d’Art Moderne) et le Portrait de la comtesse Lanskoy (vers 1930, Villeneuve d’Ascq, Musée d’Art Moderne) avec la même pose figée comme symbole d’exemplarité picturale. Cependant, dans l’Autoportrait au chapeau melon, il y a une dimension iconique que seul un artiste pour qui l’art de l’icône est un substrat plastique peut révéler. Le regard traverse le réel sans s’y arrêter, en lui se reflète l’invisibilité de l’au-delà des apparences. Même dans le Portrait de la comtesse Lanskoy le regard ne nous regarde pas, il est regardé. Prenons, par exemple, Igor accoudé (1937) du Musée d’Art Moderne de Villeneuve d’Ascq, ou le Portrait de la collection Sapiro (1937), l’expression du regard est considéré avant tout comme reflet de l’âme. On remarque que dans les portraits des années 1930, la pupille des yeux est souvent un simple point. Dans les scènes de groupe, autour d’une table, ce qui intéresse l’artiste russe, ce n’est pas telle ou telle caractéristique sociologique ou même psychologique : les regards sont soit ouverts sur une autre réalité, soit fermés. Dans le Portrait de la collection Sapiro de 1937, comme chez beaucoup de personnages d’autres tableaux, les yeux sont comme en méditation, en prière. Lanskoy crée ainsi une atmosphère sacrale dans des sujets tirés du quotidien le plus banal. On pourrait y voir une métamorphose nouvelle et originale de l’esthétique nabi.
Il n’y a pas de communication entre les êtres. Ils sont transformés en pure présence picturale (Famille rose, 1938–1940 ; Trois personnes autour d’une table (1939) ; Scène mauve (1941) ; Concert de balalaïka (fin des années 1930) (Villeneuve d’Ascq, Musée d’Art Moderne) ; Famille (années 1930, coll. Sapiro). R.V. Gindertael a fait remarquer que dans la période figurative des années 1920– 1930 Lanskoy « ne s’est jamais astreint à une représentation littérale ‘d’après nature’, car il accordait déjà toute l’importance à l’autre réalité, à la réalité picturale. ‘Ce n’est pas ce qui entre dans l’œil du peintre qui enrichit le tableau, a-t-il déclaré, mais ce qui sort de son pinceau.’ Pour lui, en effet, ‘tout le mystère de la peinture est contenu dans le coup de pinceau’ qui décide de tous les prolongements du fait pictural foncièrement actif. Ainsi a-t-il pu détacher progressivement de l’objet sa création picturale et substituer aux éléments de la nature les données de son monde intérieur pour mener avec toujours plus de violence et d’éclat le combat que le peintre engage avec la couleur et la forme au cours de la naissance du tableau. ‘Un coup de pinceau posé sur une toile cherche à trouver une forme et lutte contre les autres formes posées sur la même toile. Quand la lutte aboutit à un accord, un monde se crée dans le tableau qui impose ses lois et possède son langage’, a-t-il observé. »
Les textures et le dessin
Ce qui frappe déjà dans la production figurative du maître russe, c’est la facture (i.e. texture) rugueuse, à la russe. Il est pertinent de dire que « là où André Lanskoy proclame le plus fermement son identité, c’est dans l’utilisation d’empâtements extrêmement riches et épais, qui constitue l’une des constantes de l’œuvre ». Cette picturalisation du réel au-delà de la réalité psycho-socio-logique est encore plus évidente dans une scène, qui pourrait être « de genre », mais ne l’est pas — La Fête bretonne (1935, coll. Sapiro); Les Buttes Chaumont; Nature morte; Composition en vert des années 1950
D’autre part le dialogue avec Larionov, que je viens de mentionner, se manifeste dans la pleine liberté du dessin, poussée encore plus loin chez Larionov que chez Matisse, car prenant son origine dans le geste calligraphique à l’instar des graffiti. En plus de leur harmonie colorée, les toiles figuratives lanskyennes dénotent déjà un génie de dessinateur. Maximilien Gauthier l’a bien noté :
« Ses compositions sont le résultat d’un dessin d’abord très fouillé, puis rigoureusement épuré, et dont il ne reste, à la fin, pour support au chant grave et doux de la couleur que des rythmes essentiels. »
On ne s’étonnera donc pas que le dessin ait joué un rôle très important dans la période non-figurative abstraite du peintre russe. Lui-même a expliqué son rapport au tableau :
« Généralement je commence à poser, sur ma toile blanche, au fusain ou au pastel, quelques traits qui servent à marquer un certain accord des formes. Puis la couleur intervient et la lutte s’engage. Tout est en gestation et le tableau n’est pas encore né. »
Souvent, avant de s’attaquer à une toile, l’artiste fait des ébauches, il dessine inlassablement et dans ses compositions on peut apercevoir les traces d’un dessin initial fouillé :
« La luxuriance de la vision n’empêche pas la rigueur de la mise en page. »
En 1956, eut lieu une exposition des dessins de Lanskoy. À cette occasion, celui-ci fit le texte du catalogue sous la forme d’un poème en prose que je ne peux m’empêcher de citer in extenso, malgré sa longueur, tellement il est typique de toute la complexion créatrice de l’auteur de l’Hommage à Uccello :
« Le dessin c’est les 5 heures du matin de la peinture.
La conversation et les reproches à soi-même.
L’indication pour les initiés, et la révélation pour les innocents.
Les limites du monde visible et invisible.
Les lignes de notre cœur et les traits de notre caractère.
La réponse aux questions proposées et promesse d’un voyage.
Et aussi, le jeu des nombres et des quantités.
Prends le crayon et dessine.
Mesure les exigences de ton cœur et l’étendue de ton esprit.
L’imagination les rapprochera.
La dimension de la feuille est équivalente à la dimension de l’univers.
Remplis-la, et tu verras l’empreinte de ton monde intérieur.
La main obéissante et laborieuse traversera le champ blanc du papier, et tracera les premières conditions de la lutte.
Les lignes courbes imitant le mouvement d’une étoile filante lutteront avec les horizontales et verticales en formant les triangles, les ronds, les rectangles, ou simplement des nuages.
Et quand un brin de lumière inattendu s’introduira par tel ou tel moyen et se répandra sur l’étendue de la feuille, les éléments se mettront d’accord à la satisfaction légitime de l’œil observant le labeur.
Si tu veux faire du figuratif, fais la même chose. »
On ne sait si Lanskoy connaissait l’œuvre de Filonov, il n’en a jamais parlé, à notre connaissance. Celui que l’on appelait avant 1917 en Russie « le Bosch russe » a, de toute évidence, un projet iconographique et une visée cosmologique uniques dans l’art universel de façon générale. Cependant, malgré les dissemblances évidentes entre la poétique de Filonov et celle de Lanskoy, on est étonné de constater des identités en ce qui concerne l’union du dessiné et du peint. Dans un texte-programme de 1914, intitulé « Les tableaux finis [i.e.’ œuvrés jusqu’au bout’] », visiblement rédigé par le seul Filonov, on peut lire :
« Nous affirmons que la valeur du dessin, colossale et équivalente à celle de la peinture, s’est perdue : elle est dissoute dans l’art graphique et les esquisses alors que le dessin doit être un art à part entière. Le dessin n’est pas le laquais de la peinture ni celui de l’art graphique. Nous restituons ses droits au dessin. »
Avant Filonov, Vroubel avait été un maître du dessin fouillé, dense, qui crée des unités colorées en mosaïque et Lanskoy a sans doute été plus au fait de l’œuvre vroubélienne que de celle de Filonov. Et l’on pourra observer une filiation dans la non-figuration lanskyenne. Filonov, lui, a théorisé le rôle du dessin en tant qu’indissociable de la peinture. Comme Lanskoy.
Un autre trait qui rattache, historialement et non historiquement, le Lanskoy non-figuratif de Filonov, c’est la poétique de la profusion et, nous l’avons dit plus haut, de la saturation. Certes, l’expérience du monde de l’homme du peuple obsessionnel et ascétique qu’était Filonov, et celle de l’aristocrate Lanskoy, fougueux, instinctif et fantasque, feront comprendre la dissemblance de leurs choix iconographiques. La profusion de Filonov est celle de la forêt russe inextricable où la lumière passe chichement ; la profusion de Lanskoy est celle d’un héritier de Vroubel et de Kandinsky Il y a, cependant, chez Filonov et chez Lanskoy une identité dans la façon d’occuper picturologiquement la surface de la toile, avec — pourrait-on dire — une peur du vide (en cela, les deux appartiennent à une ligne baroque de l’art universel).
Dans Trois personnages (Villeneuve d’Ascq, Musée d’Art Moderne), c’est la technique de la mosaïque qui est à l’œuvre. J’y vois un héritage de Vroubel.
Figuration/Abstraction
Lanskoy affirmait avec insistance que « dans l’art il n’y a ni commencement ni fin », et il rejetait l’idée de « progrès » :
« Dans la religion et dans l’art, il n’y a pas de progrès. »
Cependant il s’empressait d’ajouter :
« Mais pour rester le même il faut évoluer. C’est-à-dire que, s’il y avait un seul peintre pour toutes les époques et qu’il vivrait toujours [sic], il dirait toujours la même chose, mais différemment. »
Le passage de Lanskoy à l’abstraction constitue-t-il une rupture ou une transition ? Le peintre revendiquait la seconde option :
« Au-dessus du conflit abstrait-figuratif il y la continuité de la peinture. »
On ne peut que se ranger à cet avis. Si l’on examine attentivement les paysages et les portraits des années 1920, brossés en larges touches d’à-plats, on constate que, tout usant du système perspectif traditionnel, les peintures tendent vers l’extrême absence de profondeur recherchée par les modernistes russes (cette “bidimensionnalité” caractérise certes la peinture moderniste en général, mais elle est également présente dans les icônes et l’art populaire russe, deux formes d’une importance capitale aux yeux des peintres russes). Dans les œuvres de 1938–1940, le caractère bidimensionnel augmente et les coups de brosse se dilatent jusqu’à former de larges bandes de couleur un espace aplani. Ce phénomène est manifeste dans Souvenir de Hollande, La Famille en rose, Famille ou dans les gouaches Portrait d’homme et Trois personnages sur fond noir. 23 (Le fond noir de ces dernières confirme les propos du peintre :
« Quand le noir est à sa place, les autres couleurs s’arrangent entre elles. »
De fait, retirons la main et la tête « minimalistes » du Portrait d’homme, nous obtenons déjà une abstraction. Quand les formes aux couleurs intenses qui composent les figures perdent toute référence au domaine de la ressemblance, nous nous trouvons dans le monde des premières œuvres totalement non-figuratives de Lanskoy dans les années 1940.
Le dialogue de Lanskoy avec la Russie, sa culture et son art, a toujours été présent tout au long de sa carrière. Il ne cessera jamais d’être, comme homme et comme créateur un Russe typique, excessif et mystique, violent et chaleureux, généreux et colérique. Son caractère seigneurial, celui d’un barine, imprègne sa poétique picturale et la distingue vivement de celle de tous les autres artistes éminents russes qui ont marqué l’École de Paris, qui ont véhiculé aussi un fort héritage artistique russe, mais l’on fait tout à fait autrement, que ce soit dans l’expressionnisme (Pougny, la pléiade des peintres judéo-slaves), dans le minimalisme iconique ou ornemental (Poliakoff, Charchoune), dans la byzantinisation des novations européennes (Nicolas de Staël). Lanskoy s’est avéré le véritable héritier de Kandinsky et de Jawlensky, pour l’oeuvre duquel il avait une véritable vénération, créant un monde symphonique exubérant et une vigueur coloriste, venue du tréfonds des rythmes immémoriaux de la Russie.