« Le Sulky » de Georges Yakoulov, 1918, MNAM
Guéorgui Bogdanovitch Yakoulov est né en 1884 à Tiflis (aujourd’hui Tbilissi), la capitale de la Géorgie, dans une ancienne famille arménienne de culture russe. Il meurt à Iérévan, la capitale de l’Arménie, en 1928, à l’âge de 44 ans. L’appartenance à deux cultures marquera toute la pensée du peintre, constructeur et théoricien qui, durant toute sa vie, sera en quête d’un art où la vision du monde orientale s’unit aux réalisations techniques de l’Occident. Il parle lui-même de son « atavisme asiatique », « auquel était étranger le réalisme européen, mais duquel était proche le symbolisme qui a ouvert […] un large horizon au fantastique décoratif « 1.
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1 G. Jakulov, « Moj žiznennyj put’ » [La route de ma vie], Večernaja Moskva [Moscou-Soir], 29 décembre 1928
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Toute l’enfance du jeune Yakoulov se passa dans les paysages grandioses du Caucase qu’a chantés, entre autres, Lermontov. Il se montra un enfant et un adolescent rebelle, refusant de se plier aux règles des écoles : ainsi fut-il exclu du célèbre institut arménien Saint-Lazare [Lazarevskiï institout] de Moscou, ne terminant pas ainsi ses études secondaires, puis de l’École de peinture, sculpture et architecture de Moscou où il était entré en 1900. « Passionné par l’improvisation, a-t-il déclaré, je rejetais tout enseignement et l’influence de l’expérience d’autrui »2
Son service militaire passé au Caucase et sa participation à la guerre russo-japonaise en 1903-1905 le firent entrer plus étroitement en contact avec la nature orientale et extrême-orientale ainsi qu’avec leurs cultures particulièrement riches et antiques. La nature caucasienne et mandchoue laissera une trace indélébile sur ses conceptions esthétiques, car il comprend alors que « c’est précisément le caractère de la lumière qui est la base du style recherché » et que « la différence des cultures consiste dans la différence des lumières »3.
L’idée qui domine toute l’œuvre et la pensée de Yakoulov, est que le Soleil est la Lumière de toutes les lumières, la Source Primordiale, créa- trice non seulement de vie, mais aussi des cultures et des civilisations, de l’homme et, par là-même, du pictural. En 1914, Yakoulov écrit un célèbre article, intitulé « Le Soleil bleu » : il s’agit du symbole de la Chine :
« L’éternel mouvement du spectre bleu a tracé les formes de la nature chinoise par l’ondulation de la houle et par le mouvement des oscillations indifférentes, par le prisme du sourire »4.
L’influence de l’art linéaire des Chinois lui inspire son premier chef- d’œuvre en 1905 Les courses (Galerie Trétiakov) dont il a fait le commentaire suivant :
« Étant arrivé en Mandchourie au moment du typhon qui y souffle des mois durant, je me passionnais pour le mouvement giratoire que porte ce vent avec lui. Me trouvant sur un champ de courses à Moscou, je remarquai le mouvement de la foule, vrillée par une frénésie qui me rappelait le typhon mandchou. Réunissant cette impression avec l’impression de clarté de vitre donnée par le terrain vert de course, par l’allure des chevaux, je construisis une composition
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- 2 Ibidem.
- 3 G. Jakulov, « Avtobiografija » [Autobiographie] (1927), in : Catalogue de l’exposition rétrospective de G. Jakulov (en russe), Iérévan, 1967, p. 46.
4 Georges Yakoulov, « Le Soleil bleu » [1914], in catalogue Le Symbolisme russe, Musée des Beaux-Arts de Bordeaux, 2000, p. 186 (trad. Raphaël Khérumian).
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des courses, d’un mouvement (baroque) tourbillonnant, d’un graphisme linéaire chinois, avec la transparence d’aquarelle propre au spectre humide de la Chine »5.
Cette première période culmine avec la participation de Yakoulov à l’une des premières expositions de l’avant-garde russe en 1907 à Moscou, Στέφανος, en russe Viénok, « La guirlande », aux côtés des frères David et Vladimir Bourliouk, de Natalia Gontcharova, de Larionov, d’Alexandra Exter, de Baranoff-Rossiné (connu alors comme Léonide Baranov) ou encore de Survage (connu alors comme Stürzwage).
Jusqu’en 1912-1913, le peintre reste fidèle à un style symboliste et Art Nouveau (appelé en russe « style moderne ») à tendance décorative et orientalisante, comme en témoignent des oeuvres comme Motif décoratif, Coqs (1907), Rue (1909) et beaucoup d’œuvres graphiques comme la couverture du livre de poèmes de la célèbre femme de lettres arménienne d’expression russe Marietta Chaguinian, Orientalia (1912). Son séjour en Italie en 1910 et son imprégnation de la peinture italienne de la Renaissance resteront toujours présents dans le caractère « charnel », dense, de sa palette tout au long de sa création. Cet élément renaissant est une des composantes capitales de la synthèse qu’il voulait réaliser avec le monde pictural oriental :
« Dépasser les unilatéralités des académies européenne et orientale dans la synthèse d’une nouvelle culture – dans la lumière contemporaine, ce problème était précisément à la base de tout mon travail et apparaissait pour moi comme une nécessité organique.
Ce qui me poussait sur cette voie, c’est l’instinct de conservation, car pour moi, en tant que fils de l’Orient par mon tempérament et mes origines, l’académie réaliste et naturaliste européenne m’était étrangère, tandis que m’était proche l’académie symbolique orientale. Mais pour être un Asiatique au tréfonds et un Européen extérieurement, il fallait que je passe par ma restructuration sur le mode européen, ce qui signifiait vaincre l’Occident par les propres armes de celui-ci, sans s’identifier aux Chinois, qui avaient exposé, contre les canons de Waldersee6, des canons en papier-mâché et des dragons monstrueux de papier pour effrayer l’ennemi. Il me fallait agir comme Hannibal avait fait dans sa lutte contre les Romains, en rééduquant ses armées puniques sur le mode romain »7.
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- 5 G. Jakulov, « Avtobiografija » [Autobiographie] (1927), op.cit.
- 6 Après l’envoi de troupes européennes de renfort pour réprimer les insurrections des Boxers en Chine en 1900, le commandement suprême des forces est confié au comte von Waldersee (1832-1904). Son départ d’Allemagne est très théâtral, mais il arrive trop tard pour diriger les troupes qui ont permis de dégager les légations à Pékin. Sous son commandement, c’est une répression musclée visant à mater la rébellion qui est organisée dans les alentours de Pékin.
- 7. G. Jakulov, Dnevnik xudožnika « Čelovek tolpy » [Le journal d’un artiste « L’homme de la foule »], Žizn’ iskusstva, 1924, N° 3, p. 7
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À partir de 1912, Yakoulov opère une transformation radicale de sa peinture. Elle se fait plus construite, plus proche des cézannistes fauves du « Valet de carreau » moscovite, tout en maintenant une totale originalité par rapport à tous les participants de ces expositions (Café chantant, Femme accoudée à une petite table, vers 1912).
Car Yakoulov est un peintre qui s’est toujours refusé à s’inscrire dans un mouvement quel qu’il soit, et cela tout au long de sa relativement courte carrière, entre 1905 et sa mort en 1928. C’est pourquoi j’avais mis naguère, dans mon livre sur le Futurisme russe (Paris, Dessain & Tolra, 1989), Yakoulov, comme Filonov, comme Tchékryguine, dans la catégorie des « individualités » au sein de l’art de gauche en Russie, c’est-à-dire des artistes qui déroulent dans leur création, de façon dominante, des « problèmes individuels », dont l’œuvre est tellement à part qu’elle ne se rattache que superficiellement à des courants existants à leur époque. Ainsi, toute la complexion personnelle, picturale, philosophique de l’Arménien Yakoulov ne s’insère totalement dans aucune des tendances ni symboliste, ni art nouveau, ni fauviste, ni cubofuturiste, classiques. Il reste étranger à l’esprit de chapelle qui régnait au sein de chacun des nombreux mouvements d’avant-garde. Il reproche aux futuristes leur individualisme de style européen qui leur fait complètement oublier « la sensation de la terre8 », la « sensation du mode de vie existant » et leur oppose l’art primitiviste du Géorgien Niko Pirosmanachvili qui a su garder toute la saveur et la truculence de l’existence à travers une forme personnelle.
Malgré son admiration constante pour Picasso auquel il consacrera un article en 19269, où il lui rend hommage pour avoir mis en lumière « une nouvelle perspective propre à notre époque », il estime cependant que Picasso n’a pas l’esprit synthétique, « qu’il a bien deviné l’état visuel de son époque, sa nature physiologique, mais qu’il ignore la nature psychologique du monde contemporain ». D’ailleurs la peinture européenne d’avant-garde et ses tenants russes ont le défaut pour Yakoulov de centrer uniquement leur recherche sur la forme en laissant de côté l’expression d’un thème organiquement lié à elle. Enfin, un autre grief formulé par le peintre contre ses
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8.G. Yakoulov, « Niko Pirosmanachvili » [1927], in Notes et Documents édités par la Société des Amis de Yakoulov, Paris, N° 3, juillet 1972, p. 2
9.G. Jakulov, « Picasso », Ogoniok, 1926, N°20
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contemporains russes, c’est la production en série qui a commencé avec les cézannistes du « Valet de carreau » et continué avec les futuristes et les cubo- futuristes. Ainsi dans les années cruciales de l’art du XXe siècle, en 1912- 1913, il fait cavalier seul, tout en gardant une place de premier plan dans les arts novateurs russes de cette époque, comme en témoigne l’article de David Bourliouk paru en allemand en 1912, traduit par Kandinsky dans l’almanach Der blaue Reiter, sous le titre « Die “Wilden” Russlands »10 , où Yakoulov est mentionné à part, avec la mention de son Café chantant commenté comme « utilisant plusieurs points de vue (ce que l’on connaît depuis longtemps en architecture comme une loi mécanique), conciliant la représentation perspectiviste avec la surface de base, c’est-à-dire l’emploi de plusieurs surfaces ».
En 1913, l’artiste se trouve à Paris chez Robert et Sonia Delaunay, avec lesquels il confronte pendant tout l’été ses propres théories sur le mouvement rythmique et cadencé de la couleur et de la lumière, tout en se livrant à des expériences sur la décomposition du spectre lumineux, la densité des couleurs juxtaposées, les propositions de Chevreul, le simultanéisme, l’art asiatique. Il fait connaître aux Delaunay ce qu’il appelle « Ars Solis » (l’art du Soleil), titre d’un de ses articles dans la revue des imaginistes en 1921 :
« Si le soleil de Moscou est blanc, le soleil de la Géorgie rose, le soleil de l’Extrême-Orient bleu et celui de l’Inde jaune, c’est que de toute évidence le Soleil est cette force qui meut les planètes autour de lui, communiquant à chacune d’elles son propre rythme (le caractère du mouvement), sa propre cadence (la vitesse de ce mouvement) et une voie commune sur son orbite (celle d’un seul thème fondamental dans la multiplicité des formes matérielles et spirituelles »11.
La Composition abstraite, offerte par Sonia Delaunay au MNAM est une illustration des préoccupations communes de cette période. Là encore on voit la spécificité de la poétique yakoulovienne : face à la légèreté, à l’aération, à l’organisation de la surface picturale comme un jardin à la française, chez Robert Delaunay, on constate chez l’Arménien une saturation et une densité de la couleur, également une complexité de l’image censée rendre le mouvement des unités colorées sur un surface vitrée.
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10 Cf. la traduction française : D. Bourliouk, « Les ‘Fauves’ de Russie », in Wassily Kandinsky, Franz Marc, L’Almanach du Blaue Reiter-Le Cavalier Bleu (présentation et notes de Klaus Lankheit), Paris, Klincksieck, 1981, 97-10
11 G. Jakulov, « Ars Soli. Sporady cvetopisca) » [Ars Solis. Sporades d’un peintre de couleurs), Gostinica dlja putešestvujuščix v prekrasnom [Hôtel pour ceux qui voyagent dans le Beau], 1921, N° 1 – traduit en français à partir d’un tapuscrit original portant le titre « Définition de soi », in : Notes et Documents de la Société des Amis de Georges Yakoulov, Paris, mai 1967, N° 1, p. 15
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C’est à ce moment-là que s’est précisée de façon aiguë, pour Yakoulov, comme pour les Delaunay, le problème de la lumière artificielle dans les villes, ce soleil nocturne des cités modernes qui impose au peintre des voies nouvelles. En témoignent des œuvres comme Bar Olympia ou Monte-Carlo.
La venue en Russie de Marinetti en mars 1914 inspire à Yakoulov et à ses amis, le poète et théoricien Bénédikt Livchits et le compositeur, alors très novateur, Arthur Vincent Lourié, le manifeste « Nous et l’Occident », publié par Apollinaire dans Le Mercure de France cette même année. Y sont opposés l’art occidental, déclaré « territorial », et l’art oriental, déclaré « cosmique »
En 1917, on commande à Yakoulov la décoration intérieure du « Café Pittoresque » à Moscou. Il en est le maître d’œuvre, aidé par de nombreux artistes, dont Tatline et Rodtchenko. Ce café, qui s’appela après octobre 1917, « Le coq rouge », était une sorte d’affreux hangar de style 1900. Yakoulov voulut en faire « la gare universelle de l’art », en intégrant les arcs d’acier et le plafond de verre dans une conception d’ensemble rythmée par la géométrie précise et nette des fenêtres, le jeu des plans colorés et l’adjonction d’éléments mobiles. Yakoulov affirme qu’une architecture de cet ordre lui était familière grâce aux modèles chinois.
« Mon projet devait faire apparaître, dans son aspect extérieur, une sorte de fête populaire de rue ou de foire, comme dans les foires de quartier à Paris et les programmes devaient être la foire de l’art contemporain décoratif, chorégraphique, scénique et musical »12.
L’aquarelle du MNAM, qui représente l’estrade où avaient lieu les déclamations poétiques et les mises en scène de théâtre, donne une idée de festivité, de réjouissances, soulignée par tous les habitués du Café Pittoresque
« L’agencement intérieur du Café Pittoresque frappait les jeunes peintres par son caractère dynamique. Il y avait toutes sortes de figures fantasques en carton, contreplaqué et tissu : lyres, coins, cercles, entonnoirs, constructions spiraliques. Tout cela chatoyait de lumière, tout cela tournait, vibrait, il semblait que tout ce décor se trouvât en mouvement. Les tons rouges et jaune-orange dominaient et, pour le contraste, des tons froids. Les couleurs paraissaient souffler le feu. Tout cela pendait des plafonds, des coins, des murs et frappait par son audace et son caractère insolite »13.
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12. Note de Yakoulov à Lounatcharski du 19/08-1918, in : Agitacionno-massovoe iskusstvo pervyx let Oktjabrja [L’art d’agitation des masses pendant les premières années d’Octobre], Moscou, 1971, p. 128.
13. N. Lakov, in : Agitacionno-massovoe iskusstvo pervyx let Oktjabrja, op.cit., p. 101
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Sans aucun doute, le travail de Yakoulov pour le Pittoresque est une des nombreuses étapes qui conduiront à la naissance du constructivisme soviétique en 1921-1922. D’autre part, toute son œuvre théâtrale, capitale dans l’histoire de la scène en Union Soviétique, appartient à l’art construit, sinon au constructivisme stricto sensu. De L’Échange de Claudel en 1918 au Pas d’acier de Prokofiev aux Ballets Russes de Diaghilev en 1927, c’est une série de chefs d’oeuvre de la décoration et de la construction théâtrales.
Là encore, Yakoulov participe au mouvement général constructiviste, sans en adopter les principes communs et en donnant des solutions spécifiques. Ainsi, son art construit ne refuse jamais le primat de l’esthétisme, comme c’est d’ailleurs le cas chez certains de ses collègues du Kamierny téatr de Taïrov, Alexandra Exter ou Alexandre Vesnine. Cependant, à la différence d’une Alexandra Exter, Yakoulov n’a pas privilégié la discipline cubiste. L’œuvre théâtrale de Yakoulov se traduit par des couleurs étourdissantes, l’emploi d’éléments mobiles transformables à volonté, de spirales et d’arcs, des costumes bariolés et des plans géométriques structurant l’espace scénique.
En novembre 1919, l’artiste arménien décore un autre café artistique de Moscou, dans une des rues principales de la capitale, la Tverskaïa ; ce café s’appelait « L’Étable de Pégase » et était le club de « l’Association des esprits forts » et le rendez-vous du groupe « imaginiste », dont le leader était le poète Serge Essénine. Un contemporain décrit ainsi l’intérieur de l’établissement dont l’entrée était ornée par une enseigne dessinée par Yakoulov représentant un Pégase ailé, entouré de la calligraphie stylisée à l’ancienne « Stoïlo Pégassa » :
« Une lumière qui se dédoublait dans des miroirs, de petites tables entassées presque les unes sur les autres à cause de l’exiguïté du local. Un orchestre roumain. Une estrade. Sur les murs les peintures de Yakoulov et les slogans en vers des imaginistes. Depuis un des murs se jetaient au regard les boucles dorées des cheveux de Essénine et son visage déformé par les inclinations avant-gardistes du peintre enveloppé d’inscriptions du genre « Crache, vent, tes brassées de feuilles » (Плюйся, ветер, охапками листьев14).
Qui n’a pas fréquenté « L’Étable de Pégase » !
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14 Tiré du poème « Un hooligan » [Хулиган] :
Дождик мокрыми метлами чистит
Ивняковый помет по лугам.
Плюйся, ветер, охапками листьев, —
Я такой же, как ты, хулиган. […]
[La petite pluie nettoie en balais humides/ La fiente de la saussaie dans les prés./ Crache, vent, tes brassées de feuilles/ Je suis comme toi, un hooligan.]
Esenin, 1920.
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Sur les affiches des manifestations conservées et les programmes des soirées à « L’Étable de Pégase», on trouve les noms du poète et théoricien du symbolisme Brioussov, de Meyerhold, de Yakoulov, de Essénine, de Cherchénévitch, de Mariengof et d’une multitude d’autres.
Le sujet du Sulky du MNAM, comme du Sulky de la Galerie nationale d’Iérévan, comme Attaque d’un cheval par un lion de la Galerie Trétiakov, fait partie d’un cycle directement lié à « L’Étable de Pégase » et il est donc des années 1918-1919. Le peintre y exprime une poétique raffinée du dynamisme de l’époque contemporaine, tout imprégnée du rythme aérien de la peinture chinoise, qu’accentue encore le choix du matériau, le contreplaqué. L’œuvre paraît proche du cubofuturisme qui triomphe en Russie dans les années 1910. Mais on note aussitôt que Yakoulov prend ses distances par rapport au cubisme dominant de l’avant-garde russe, à l’égard en particulier de ce que les Russes appellent, à la suite de l’article de Berdiaev sur Picasso, « la pulvérisation des objets ».
Au contraire, pratiquement toutes les œuvres de Yakoulov portent la trace de la volonté de rendre les objets représentés dynamiques, et cela dès son premier chef-d’œuvre en 1905, Les courses (Galerie Trétiakov), où l’élément spiralique est déjà ce que, plus tard Yakoulov appellera, à propos de son architecture du Monument aux 26 commissaires de Bakou en 1923, « la formule de l’équilibre rompu au nom de l’envolée »15. La spirale restera un des signes distinctifs de la poétique yakoulovienne ; à elle s’ajoutera, dans le Sulky une variante conique, là encore, pas le cône classique cubo- cézanniste, mais un idéogramme en éventail. Nous nous souviendrons ici des deux propositions picturales de Yakoulov dans le manifeste « Nous et l’Occident », en 1914 : « 1) Négation de la construction selon le cône comme perspective trigonométrique. 2) Dissonances. »
La même transformation des volutes cylindriques en pictogrammes est opérée dans les trois œuvres de 1918-1919.
Il est bon de rappeler ici et de souligner que le groupe imaginiste publia en 1919 un manifeste et une revue au nom romanesque de Hôtel de ceux qui voyagent dans le Beau. Yakoulov en est un des signatures pour la peinture (avec Boris Erdman). Les deux Sulky et l’Attaque d’un cheval par un lion peuvent donc être considérés comme des paradigmes de ce que recherchaient les imaginistes, face au cubofuturistes, aux pré-constructivistes et au suprématistes qui tenaient alors le haut du pavé en ce début de Russie soviétique. Le manifeste des imaginistes, littéraire, pictural et théâtral,
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15 G. Jakulov, „Pamjati 26-ti“ [À la mémoire des 26] [1923], in : E. Kostina, Georgij Jakulov, Moscou, Soveckij xudožnik, 1979, p. 91.
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s’oppose en particulier en cette année 1919 aux komfouty, les communistes-futuristes nihilisants du journal L’Art de la Commune. 1919, c’est l’année de la création de la Tour à la IIIe Internationale de Tatline, proclamation d’une forme d’art qui conjugue peinture-sculpture-architecture, ce qui sera un jalon essentiel pour la naissance, deux ans plus tard, en 1921, du constructivisme soviétique.
En face de ces mouvements, le groupe imaginiste veut proposer une esthétique nouvelle, tout en restant dans l’art de gauche. Yakoulov, qui n’avait jamais voulu de sa vie joindre sa signature à des déclarations de groupe, n’hésita pas à le faire dans le manifeste des imaginistes, marquant en même temps sa profession de foi, sous une forme laconique. Voici quelques extraits du Manifeste des imaginistes :
« L’image, et seulement l’image. L’image – sur les pas des analogies, des parallélismes –, les comparaisons, les oppositions, les épithètes resserrées et ouverte, les ajouts des constructions polythématiques, à plusieurs étages, voilà l’instrument du maître ès art […]. Seulement l’image, telle la naphtaline, saupoudrant une œuvre, sauve cette dernière des mites du temps. L’image – c’est la cote de maille de la ligne verbale. C’est la cuirasse du tableau. C’est l’artillerie fortificatrice de l’action théâtrale.
Tout contenu d’une œuvre d’art est aussi bête et stupide que des collages de journaux sur les tableaux. Nous prônons la séparation la plus précise et la plus claire d’un art par rapport à un autre, nous défendons la différenciation des arts.
Nous proposons de représenter la ville, la campagne, notre siècle et les siècles passés – tout cela appartient au contenu, cela ne nous intéresse pas. Dis ce que tu veux, mais avec la rythmique contemporaine des images. Nous disons « contemporaine » parce que nous ne connaissons pas la rythmique du passé, nous sommes en ce qui la concerne des profanes, presque autant que les passéistes chenus.
Nous acceptons à l’avance, avec la joie la plus catégorique, tous les reproches affirmant que notre art est cérébral, tiré par les cheveux, que nos travaux ont été obtenus avec de la sueur. Oh, vous ne pouviez pas nous faire de meilleur compliment, pauvres idiots (tchoudaki) ! Oui, nous sommes fiers de ceci : si nous avons une cervelle dans notre ciboulot, il n’y a pas de raison particulière de nier son existence. Notre cœur et notre sensibilité, nous les laissons pour la vie, et nous entrons dans la création libre, indépendante, non comme des gens qui auraient naïvement deviné les choses, mais comme des gens qui auraient compris la sagesse […].
Au peintre – la couleur, brisée dans les miroirs (des vitrines ou des lacs), la texture (faktoura). Tout collage d’objets, transformant le tableau en une macé- doine (okrojka), est une bêtise, la course à une gloire bon marché.
Ainsi le Sulky est une démonstration picturale de ce que Yakoulov voulait opposer aux futuristes italiens et à leurs émules russes auxquels il reprochait une représentation naturaliste du mouvement dans leur volonté de rendre celui-ci quasiment tangible, en juxtaposant figurativement les divers moments qui le composent. Pensant de toute évidence au fameux Chien en laisse de Balla (1912), Yakoulov écrit : « La tentative des futuristes de doter un chien qui court de quarante pattes est naïve et ne fait pas pour autant avancer le chien »16.
Ce n’est donc pas par une démultiplication des formes en mouvement, par leur figuration successive, que l’on peut rendre dans toute sa tension le mouvement, mais en le faisant jaillir de l’intérieur des lignes et des plans, de la texture même du tableau. Le rythme est rendu par la déformation antiréaliste de chaque élément dont est composé l’objet représenté, par des syncopes : on ne voit qu’une partie du visage du jockey dans le Sulky du MNAM, réduit à la métonymie de sa casquette, alors que dans le Sulky d’Iérévan on ne voit plus que le pictogramme d’une tache triangulaire noire. Quant à la figure du lion dans l’Attaque d’un cheval par un lion, elle est difficilement identifiable, étant représentée par un amas compact de formes où dominent des boursouflures et des exacerbations spiraliques, traduisant la sauvagerie et la férocité de l’action. Là aussi, on est dans la ligne de l’art chinois, si l’on songe, entre beaucoup d’exemples, aux représentations du dragon qui combine en lui plusieurs traits de différents animaux avec un corps serpentin et une féroce gueule velue. La tête du cheval dans le Sulky du MNAM est également traitée à la manière chinoise, de manière d’ailleurs totalement différente dans les deux tableaux sur le sujet. Dans le Sulky du MNAM, on a affaire à un traitement purement théâtral. La tête du cheval synthétise en une seule masse ses différentes parties, propres aux acteurs et à leurs costumes. De ce point de vue, il y a ici encore un rapport avec l’imaginisme dont Yakoulov a créé l’emblème – Le génie de l’imaginisme. À ce propos, l’excentricité au sens étymologique du terme est un élément figuratif que Yakoulov a retenu de l’art chinois, voir son tableau de 1913 Les Excentriques. Ceux qui s’écartent d’un centre. Dans le Sulky d’Iérévan, la tête du cheval est également chinoise mais très proche des iconographies de cet animal dans la sculpture chinoise.
Chinoise est également la traduction de l’objet en signes, en calligraphies. Peindre et écrire sont, on le sait, un seul et même acte pictural chez les Chinois. Le goût de Yakoulov pour le trépidant mouvement des volutes, des spirales, des arabesques, s’est exercé dans les illustrations de livres, d’affiches ou de journaux où il se livre à de savantes combinaisons de
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16 G. Jakulov, « Iz dnevnika xudožnika » [Extrait du Journal d’un peintre], 1923, n° 69.
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l’alphabet cyrillique. Dans le Sulky le caractère sémiologique de l’image, les jeux d’ombres, les « nuances indécises », les subtilités des taches colorées, créent le « sentiment de l’eau et de l’air », ce « timbre aérien » qui, selon Yakoulov, expriment les objets dans la peinture chinoise. Si Yakoulov a souvent utilisé le contreplaqué, c’est pour retrouver aussi des effets analogues à ceux qui sont produits par les peintures chinoises sur soie ou papier de riz.
Dans le Sulky, les deux roues sont figurées par deux formes en éventail, inversées l’une par rapport à l’autre ; on note les distorsions dans la représentation des pattes et du corps du cheval. Ainsi, Yakoulov a voulu avec ces œuvres créer une image, en combinant tout ce qui est essentiel dans les objets, réduit à des pictogrammes et, surtout, en sauvegardant leur substance émotionnelle.
Le Sulky est aussi intéressant par le traitement qui y est fait du thème du cheval, constant dans l’œuvre picturale du peintre. L’apport chinois, nous l’avons vu, est essentiel. J’y ajouterai une analogie de facture avec, par exemple le Cheval attaché de Han Kan, au VIIIe siècle, avec son dessin s’écartant de l’anatomie et sa reconstitution synthétique d’une image. Yakoulov est un des artistes qui ont utilisé avec prédilection dans leurs multiples variétés les formes plastiques de cet animal. Bien qu’il ne cite jamais Géricault dans ses écrits, on peut trouver une continuité entre ce peintre et lui. Dans des œuvres comme Course de chevaux libres (1817) ou Course de chevaux à Epsom (1821) il y a les germes des aspirations picturales et théoriques de Yakoulov dans la figuration des chevaux. Mais si l’on remarque chez Géricault la distorsion antiréaliste des formes, le même souci de donner une idée synthétique du mouvement, cependant la volonté de signifier celui-ci par le procédé de l’immobilisation instantanée, la fixation d’un moment qui contient tout le dynamisme et la tension de l’ensemble, montrent que l’approche de Yakoulov est fondamentalement différente. Pour lui, l’œil du peintre n’est pas un appareil photographique, il est toute vibration, comme l’objet en mouvement. Ce sont ces vibrations qui apparaissent comme en filigrane dans le matériau choisi pour le Sulky, le contreplaqué.
Dans son article sur « Picasso » en 1926, Yakoulov affirme qu’après les différentes perspectives du passé – perspective « conventionnelle plane » du Moyen Âge, perspective « en relief » de la Renaissance, perspective « purement photographique » du XXe siècle –, au XXe siècle, « les artistes sont devant une nouvelle tâche, celle de déterminer et d’exprimer les perspectives des objets en oscillation (silhouettes, reliefs etc.) […]. Les artistes de notre temps, en créant une perspective des objets en oscillation, nous obligent à avoir une sensation et une vision réelles ».
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L’œuvre de Yakoulov est multiforme et je n’ai pu ici n’en donner que quelques aspects. Ce qui ressort de l’examen d’un tableau comme le Sulky du MNAM, c’est la complexité de la poétique picturale du peintre arménien. Alors que ce que l’on appelle l’avant-garde russe des années 1910- 1920 va plutôt vers la réduction, voire le minimalisme, Yakoulov propose des œuvres très travaillées et très soucieuses de la finition jusque dans les détails ; en cela, il est mutatis mutandis proche de l’analytisme de Filonov dans sa quête des tableaux « œuvrés au maximum », même si, à l’évidence, il n’y a aucune commune mesure entre l’ambition prométhéenne de Filonov d’embrasser sur le tableau le réel dans tous ses mouvements et variations passées, présentes et à venir, alors que chez Yakoulov il y a la volonté de créer une image du monde contemporain, qui soit synthétique des différents axes de vision suscités par les différentes lumières, du soleil ou de l’électricité, également par le jeu des reflets sur les vitres ou les miroirs, et qui soit en même temps source d’émotion.