les Ikones de Sarkis
La fondation Boghossian à Bruxelles a organisé fin 2015-début 2016 une très belle exposition intitulée “SARKIS AVEC PARADJANOV”. À cette occasion, je me remémore un texte que j’ai écrit il y a cinq ans sur une partie du travail de Sarkis
De l’origine et de l’art intégral : les Ikones de Sarkis
Dans l’histoire de l’art du XXe siècle, on se souvient d’un de ses moments les plus cruciaux et féconds – l’apparition, à la toute fin de 1915, du Quadrangle de Malévitch, appelé communément « Carré noir sur fond blanc ». Et l’on se remémore que le fondateur du « Suprématisme de la peinture » a désigné ce tableau mythique comme l’’ icône de son temps»[1], comme « le visage de l’art nouveau », un « enfant royal plein de vie »[2]. L’icône malévitchienne n’est pas, de toute évidence une icône ecclésiale orthodoxe, telle qu’elle fut définie, contre les iconoclastes, lors du Second Concile œcuménique de Nicée en 787. Malévitch n’est pas un iconographe, il est un peintre qui, en dénommant ainsi ce tableau, a rendu l’art pictural à son essence de manifester par le mouvement de la couleur les rythmes du monde dans leur oscillation entre apparent et inapparent. Emmanuel Martineau, l’auteur du livre pionnier, Malévitch et la philosophie, a bien souligné l’enjeu de la référence à l’icône : « Malévitch […] Invoque […] l’exemple de l’icône […] à titre d’antithèse purement dialectique.Il ne prétend nulle part que le rapport icône-réalité spirituelle lui paraisse normatif en tant que l’icône est une ressemblance, et la ressemblance d’un certain ‘objet’ privilégié. Ce n’est pas en tant qu’image de quelque chose que l’icône l’intéresse, tout de même qu’il n’oppose point la dignité du prototype religieux à la bassesse d’autres prototypes. Il ne s’agit visiblement pas dans son esprit d’opposer un prototype à un autre. »[3]
Ce préambule est pour situer la magnifique série des oeuvres que Sarkis a baptisées « Ikones » dans une lignée, celle de l’appropriation par des artistes qui ne sont pas des iconographes de l’héritage, au cours des siècles, de la philosophie et de l’art de l’icône liturgique pour s’en servir comme révélation de « la dignité de l’iconique, du Bild véritable »[4], au-delà ou en-deçà du culte officiel. S’il est clair que les Ikones sarkissiennes sont avant tout des œuvres d’art en soi, elles ne s’en inscrivent pas moins, grâce à leur dénomination même, dans une volonté de sacralité. Dans ce sens, la création de Sarkis participe à ce phénomène, qui s’est accentué après la Seconde guerre mondiale, d’un art qui prend en compte l’épuisement des contenus et des formes dont les religions révélées et leur sublime puissance mythique ont nourri pendant des siècles et des siècles l’imaginaire créateur des peintres, des sculpteurs et des architectes. Cependant, s’il y a renoncement à l’arsenal des iconographies établies, officielles pourrait-on dire, une grande partie des artistes de la seconde moitié du XXe siècle et de ce début du XXIe ont fait apparaître une nouvelle sacralité, qui n’est plus de l’ordre du religieux, mais arrache à ces derniers les oripeaux traditionnels, pour inventer un nouveau mode d’expression. En poésie, un Octavio Paz a incarné ce nouveau sacré : « Devant la ruine du monde sacré du Moyen Age et simultanément en face du désert industriel et utilitaire qu’a érigé la civilisation rationaliste, la poésie moderne se conçoit elle-même comme un nouveau sacré en dehors de toute église ou fidéisme. »[5]
C’est ainsi, me semble-t-il, qu’il convient de considérer et de contempler les Ikones de Sarkis qui sont le fruit de rituels et d’opérations cérémonielles. L’artiste arménien s’est approprié l’immense matériel de formes que le christianisme a produites ; les nombreuses incursions dans le monde sacré de l’Asie ou de l’Afrique ne sont pas majoritairement les fait des Ikones. La Sculpture d’église avec ses vestes de chasseur chaman (1993) fait s’unir dans une même image une statue de saint catholique, les incrustations dont sont revêtus souvent, dans l’art d’avant la Renaissance, les reliquaires ou les sculptures en bois, et les amulettes du chamanisme. De même l’Ikone 164, 26 janvier 2004 utilise une reproduction d’une tête-masque de la Sierra Leone. Certaines Ikones traitent de sujet apparemment profanes, mais, encadrées, elles participent au rituel sacral voulu par l’artiste.
Cependant, de façon générale, les Ikones sont orientées vers le monde chrétien oriental, la Grèce et surtout la Russie. Sarkis a séjourné dans ce dernier pays, a été marqué non seulement par la peinture d’icônes, par Malévitch (le suprématisme est « réiconisé » dans Ikone 34, 17 avril 1996, Ikone 47, 27 décembre 1996, Ikone 79, 5 octobre 1998), mais également par des créateurs, ses contemporains, qui ont tissé dans leur œuvre des trames chrétiennes orthodoxes, comme le poète et romancier Boris Pasternak (Ikone 180, 21 janvier 2005) ou le cinéaste Andreï Tarkovski, l’inoubliable auteur de la fresque épique Roubliov ou du Sacrifice. Dans Ikone 1 à Andreï Tarkovski, 31 décembre 1986, l’espace est occupé par une coupure du journal Le Monde annonçant le décès du cinéaste. Ikone 36 d’après le « Sacrifice » de Tarkovski, mai 1996 a la forme d’une icône biographique avec les compartiments entourant l’espace central d’où est absent tout personnage, pour ne laisser apparaître qu’un espace blanc, très suprématiste, dans une présence de l’absence propre à l’image sacrée et au suprématisme. D’autres œuvres témoignent de la forte imprégnation qu’a Sarkis de la création de l’auteur du Sacrifice : Ikone 99, 1er mai 2000, Ikone 137, 17 décembre 2002).
Le cinéma est un des arts dans lesquels Sarkis a puisé dans sa visée d’un art total. Lui-même a utilisé le cinéma pour révéler le processus de l’apparition de l’image (de l’icône !). On n’est donc pas étonné de voir l’Ikone 141, 4 mars 2003 dédiée à son compatriote (au-delà des aléas des lieux de naissance) Sergueï Paradjanov, lui-même grand manipulateur et fabricateur d’objets, constitués d’éléments disparates, comme l’a montré l’exposition de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts en 2007, à l’occasion de laquelle Sarkis a répondu à une interview pour le catalogue[6]. Il y souligne que chez Paradjanov « le corps parle», le corps de Paradjanov « relie, rassemble, il est collage même ». Et de se dire « plus proche de cette idée de collage que de celle du collage fixe immobile »[7]. Cela dit, malgré tout, il y a des similitudes entre les collages de Paradjanov et les Ikones sarkissiennes : utilisation de fragments mémoriaux hétéroclites, cadrages, transformation des images, chamarrures etc. Cependant, Paradjanov est un baroque qui, par peur du vide, s’empresse de sursaturer l’espace ; de plus, il carnavalise le monde et les êtres. Chez Sarkis, nous y reviendrons, on assiste, au-delà de la mise en forme rituelle, à une ascèse, à une sobriété de l’apparence qui nous dit l’inapparent. D’autre part, Paradjanov est un amateur génial en tant que fabricateur d’objets, il y a presque quelque chose de l’art brut chez lui en ce domaine. Sarkis est totalement, corps-esprit-âme-être, nourri de pictural, lequel se traduit sous de multiples formes, surtout dans des actions totalisantes.Enfin, pour terminer avec ce dialogue « iconique » Paradjanov Sarkis, le cinéaste de Sayat Nova et de La forteresse de Souram prend des œuvres existantes, souvent des chefs-d’œuvre de l’art sacré orthodoxe, comme la célèbre Notre-Dame de Vladimir (XIe siècle) de la Galerie nationale Trétiakov, dont il recouvre une reproduction d’une marqueterie d’objets récupérés : c’est « une variation autour d’une image chrétienne, dont l’artiste respecte, voire magnifie la dimension sacrée »[8]. Chez Sarkis, rien de tel : même si quelques Ikones, comme Ikone 26, 1er septembre 1994, Ikone 116, 24 août 1992, réutilisent des icônes traditionnelles, la majorité est une invention d’un nouvel espace iconique qui est, certes, en relation avec la question de l’image dans la tradition philosophique, théologique et picturale de l’Orthodoxie, mais s’y appuie pour créer une iconographie nouvelle.
Une explication est nécessaire concernant l’orthographe qu’a choisie Sarkis – Ikone -, c’est celle du grec ancien eikôn (prononcé ikone dans le grec de la koinè) qui désignait, de façon générale, une image (en particulier le portrait sur un tableau ou réalisé dans la statuaire) ; l’eikôn, c’est aussi une image réfléchie dans un miroir, voire une image de l’esprit ou une ressemblance. Dans le grec byzantin et le grec moderne l’eikona (prononcé ikona) désigne l’icône orthodoxe, l’image sacrée cultuelle ; c’est sous cette forme que le mot a été transmis dans toutes les langues slaves. Sarkis joue avec cette polysémie étymologique pour créer à partir d’elle sa propre « ikonographie ». Notons que le « k » d’Ikone, selon Sarkis, est celui de ce mot en allemand (eine Ikone = une icône), qu’il est un élément très sonore du nom-prénom qu’il a choisi comme artiste- Sarkis et il se fait entendre avec sa forte sonorité initiale dans le Kriegsschatz, ce trésor de guerre qui représente tous les butins qu’il a récoltés sur le champ de bataille des mémoires ruinées ou enfouies, et qu’il fait revivre sous de nouveaux modes par la magie de l’acte créateur. Le « K » – c’est évidemment, celui de KafKa qui a pris cette lettre pour désigner le protagoniste du Procès, du Château et d’Amérique.On sait que Kafka a remplacé le « je » du Château par l’initiale K. Je ne mentionne cela non comme un quelconque rapport sémantique de l’œuvre de Sarkis, qui affirme, magnifie et interprète la vie vivante, – avec les sombres, tourmentées, mutilées vies kafkaïennes, mais plutôt pour rappeler que la lettre nue « k » a une histoire parallèle. De même, involontairement, vient à l’esprit une autre convergence – l’utilisation de cette consonne sourde vélaire (c’est-à-dire proche du voile du palais), que le français ne connaît que dans des mots d’origine étrangère, dans différents domaines, de la littérature au vocabulaire des sciences exactes. Sans doute, Sarkis n’a pas originellement pensé, en privilégiant le « k » à son sens maritime, comme « onzième pavillon du Code international de signaux signifiant ‘je désire communiquer avec vous’ »[9] , mais l’on pourrait ainsi interpréter l’installation d’Altkirsch en 1986, Signes d’Etangs : K entre les deux étangs ; de même l’ Ikone 204, 17 mai 2006 montre une église paradigmatique arménienne – comme celle d’Ani – au milieu d’un élément liquide qui pourrait être le lac, mythique pour les Arméniens, de Van, aujourd’hui en Turquie.
Nous nous souvenons aussi que dans la religion égyptienne le ka est la force vitale de l’homme : la nouvelle visionnaire de Khlebnikov Ka donne ce nom au personnage principal[10].
L’Ikone sarkissienne est constituée de deux éléments : un espace de représentation et un cadre : « L’espace dans mes Ikones est dicté par la nature du cadre. »[11] Pour l’artiste arménien, le cadre fait qu’une ikone est une ikone. Là gît une différence avec l’icône noire entourée de blanc de Malévitch qui n’a pas de cadre extérieur [« moi, je n’ai qu’une seule icône toute nue et sans cadre (comme ma poche) »[12]]. Le fondateur du Suprématisme voulait par ce geste se désolidariser du tableau de chevalet qui était affublé au XIXe et au XXe siècle de cadres plus ou moins luxueux, alors que lui, voulait faire revenir le tableau au statut d’icône, d’Urbild, débarrassée de tout le fatras des imageries illustratives. Déjà Kant avait condamné ces parerga, ces « à-côté de l’œuvre », ces « hors-œuvre », accessoires secondaires. Jacques Derrida a fait sur le sujet du parergon tout un commentaire éclairant. Kant écrit : « Ce que l’on nomme ornements (Parerga), c’est-à-dire ce qui n’appartient pas intrinsèquement à toute la représentation de l’objet comme sa partie intégrante mais seulement comme additif extérieur et augmente le plaisir du goût, ne le fait toutefois que par sa forme : comme les cadres [Einfassungen] des tableaux ou les vêtements des statues, ou les colonnes autour des édifices somptueux. Mais si l’ornement ne consiste pas lui-même en une belle forme, s’il est comme le cadre doré [der goldene Rahmen] simplement appliqué pour recommander le tableau à notre assentiment par son attrait, on le nomme alors parure [Schmuck] et il fait tort à la beauté authentique. »[13]
Notons que la condamnation kantienne porte sur un cadre qui a une fonction d’ordre ostentatoire et l’on sait que l’encadrement est une invention tardive[14] ; les icônes orthodoxes ont été recouvertes de revêtements métalliques précieux, à eux seuls des œuvres sculptées, qui ne laissaient des ouvertures de peinture que pour les faces, les mains et les pieds[15].
Il est clair que pour Sarkis les cadres, dont il collectionne toutes les variétés possibles à travers le monde entier, des plus simples aux plus sophistiqués, ne sont pas seulement des parures, des décorations, ni non plus seulement des incursions mémoriales, mais, comme le dit l’artiste, ils dictent l’espace. Ainsi le parergon qu’est le cadre devient dans les Ikones sarkissiennes un ergon, une energia, une mise en œuvre. Un exemple frappant de cette action du cadre sur l’espace pictural ikonique est l’Ikona, 27 octobre 1997 où l’enchâssement de style gothique appelle le plan cruciforme d’une église d’avant le gothique : l’espace et le cadre dialoguent. Souvent, il s’agit de cadres de miroirs, ce qui permet des jeux, de miroir précisément, comme dans Ikona 98, 1er mai 2000 qui reflète l’image de l’artiste dans une position sacrale derrière une « iconostase » d’œuvres en blanc et noir. Ou l’Ikona 95, 15 février 2000 qui est comme l’image « en énigme », celle dont parle Saint Paul dans son célèbre hymne à l’Amour : « Aujourd’hui, certes, nous voyons dans un miroir, d’une manière confuse » (I Co 13, 12). Cette Ikone est en fait un autoportrait avec une référence explicite au Cri de Munch.
Un autre élément capital est le choix de l’aquarelle comme médium pictural principal. Sarkis s’est à maintes reprises expliqué à ce sujet. Il réfute pour ses Ikones tout autre moyen d’expression. Or, on le sait, l’icône traditionnelle est née pour une très grande part de la pratique dans l’Egypte du IIIe siècle des portraits à l’encaustique sur les cercueils (région de Fayoum). Et le procédé privilégié, sanctifié par la Tradition ecclésiale, est celui de la tempéra, ayant à sa base le jaune d’œuf et de la colle animale[16]. Mais, comme le rappelle un grand iconographe russe de la seconde moitié du XXe siècle, le moine Grégoire Krug, le Second Concile Œcuménique de Nicée en 787[17] « ne définit pas quelle matière doit être prise pour la création des icônes et pour peindre une icône […] Il permet à chaque art de servir la création des icônes, il donne sa bénédiction et sanctifie tout matériau, diverses techniques et divers genres d’art »[18]. De ce point de vue, l’aquarelle n’est pas étrangère aux possibilités offertes par l’esthétique de l’icône, telle que définie à Nicée II. Autre chose est, évidemment, son utilisation liturgique dans une perspective théologique-philosophique[19]. On le sait, Sarkis privilégie l’aquarelle contre la détrempe qui lui paraît obscurcir sa recherche de la transparence[20]. Sarkis, lui, souligne la fluidité de l’aquarelle : « elle entretient un lien étroit avec la lumière » ; il fait un lien avec les lumières colorées dans ses mises en espace : « Ce n’est pas la lampe qui est colorée, ce sont les fibres. C’est exactement comme l’aquarelle. Tu mets un pigment qui se dissout dans l’eau incolore. » L’aquarelle est omniprésente dans ses films ou dans des objets comme les « 41 bombes d’aquarelle et leurs sucriers » au Musée Bourdelle en 2007. À Sélestat, en 2007, l’artiste initia les enfants à la technique de l’aquarelle dans l’eau. « Ce qui m’intéresse, c’est le début des choses » et l’Ikone pour lui, c’est justement l’origine. Les images surgissent dans la transparence de l’aquarelle. Henry-Claude Cousseau fait une belle description (une ekphrasis !) des innombrables thèmes de la « mythologie sarkissienne », ajoutant : « Et surtout et de façon insistante, magique, l’empreinte digitale, incrustée dans la cire, délicatement et impalpablement portée sur le fragment de papier à cigarette ou dans le pigment, comme la marque tangible de celui qui par cette touche désigne en une signature primordiale non seulement le caractère véridique de son œuvre, mais se projette et s’incarne littéralement en elle. Ce toucher du doigt, dans le contexte où nous sommes, renvoie invariablement à la question du contact, qui scellait, au temps des premières icônes, la vérité de l’image-relique, l’empreinte attestant, non seulement son authenticité, mais aussi sa présence corporelle, pouvoir dont le doigt créateur que Dieu tend vers celui d’Adam est peut-être encore un lointain écho chez Michel-Ange. »[21]
Lors de son travail autour du Retable d’Issenheim de Grünewald à Colmar, dont l’Ikone 43, 9 novembre 1996 (d’après Matthias Grünewald) montre le détail des mains tragiquement entrelacées de Marie-Madeleine[22], Sarkis avait, sur une reproduction de la Crucifixion, procédé au toucher des plaies du Christ avec son index de la main droite enduit d’aquarelle jaune. L’Artiste en saint Thomas… Comme s’il devait s’assurer par le toucher de l’authenticité des choses. C’est d’ailleurs saint Thomas qui a commencé, selon la Tradition, à propager le christianisme dans le royaume d’Edesse (aujourd’hui Shanliurfa en Turquie, lieu de pèlerinage au berceau d’Ibrahim-Abraham), la ville du roi Abgar qui reçut du Christ l’empreinte de Son Visage sur un linge (le Mandylion)[23], l’icône acheïropoiète (ou « achiropiite », selon la prononciation grecque moderne) non faite de main d’homme. D’une certaine manière, Sarkis se livre à une action identique, sinon semblable, en effectuant des traces sur plusieurs surfaces de ses Ikones (entre de nombreux exemples, Ikone 16, août 1993, Ikone 33b, 14 avril 1996, Ikone 138, 20 décembre 2002). L’index, toujours de la main droite, n’est-ce pas à travers les Ecritures « le doigt de Dieu », depuis l’écriture des Tables de la Loi (Ex. 31,18) jusqu’au Christ dans l’épisode de la femme adultère qui écrit avec le doigt sur la terre (Jn, 8, 6). C’est aussi la main droite de Dieu qui sort du cosmos dans plusieurs représentations chrétiennes. L’artiste, en faisant naître les choses, en les sortant du non-être vers l’étant, ne s’identifie-t-il pas au Créateur en soi ? Il n’y a là rien qui puisse nous déconcerter. Claudel ne se permet-il pas de comparer Dieu « à un auteur dramatique qui s’est rendu coupable d’un plan, un beau plan, longuement, amoureusement, astucieusement, minutieusement, médité. Il ne s’agit plus que de le mettre en scène. Et alors quelle pagaye, quel sabotage général »[24].
Les Ikones sarkissiennes forment des ensembles, l’artiste les présente sur des cimaises ou sur les supports les plus variés comme des iconostases. N’oublions pas que Sarkis est, dans une certaine mesure, l’héritier de Beuys qui exposait ses dessins dans de grandes séries, car il voulait que le spectateur n’ait pas une contemplation statique, mais dynamique, l’œil passant d’une œuvre à l’autre en construisant des passerelles plastiques ou émotionnelles et en donnant ainsi une « dimension cinématique » à la vision[25]. Ce n’est pas pour rien que Sarkis en 1969 a affiché au milieu de ses œuvres Connaissez-vous Beuys ? Dans la lignée de Beuys, Sarkis est un passeur qui est présent physiquement dans beaucoup de ses manifestations.Une des plus marquantes est sans aucun doute son exposition au CAPC de Bordeaux en 2000 : il resta du matin au soir dans les lieux organisés par lui pendant 33 jours, dialoguant le matin avec le public, avec projection de films, tandis que l’après-midi, il créait pour les jeunes une école, c’est-à-dire « un espace de discussion pour leur travail ».Une thèse récente sur « l’art, sa transmission et son enseignement, prenant comme point de départ Rudolf Steiner et son entreprise totalisante à Dornach, consacre tout un développement à Sarkis, voyant dans sa « volonté de ne pas séparer sa création artistique et son travail d’enseignement » un héritage, conscient ou non, en tout cas à travers le prisme beuyssien, de l’énorme projet du fondateur de l’anthroposophie : « Le concept d’exposition-école le [Sarkis] conduit à rompre les murs entre le musée et l’école et plus généralement à ouvrir les espaces de culture comme les musées pour en faire des lieux d’échanges et de communication. »[26] Là encore son constate une connivence- consonance avec la maxime beuyssienne « Tout homme est un artiste ». L’homme, selon Beuys, « devient art, (il est lui-même oeuvrement de l’art, « Am-Werk-sein ») et non seulement un artiste créant un produit »[27].
Au tournant des XIXe et XXe siècles, les arts se sont voulus fédérateurs et unificateurs de toutes les branches de l’activité de l’homme, esthétiques comme vitales. Le Gesamtkunstwerk, l’œuvre d’art totale va ainsi dominer tout le XXe siècle et Sarkis est l’un de ceux qui perpétuent cette tradition au XXIe. Ici encore, l’aventure steinérienne à Dornach est un moment capital dans cette synthèse des arts et de la vie. Andréï Biély a insisté sur la visée totalisante de Steiner dans la création du Bau, le Goethéanum dornachois, où il mettait la main à la pâte dans tous les domaines (sculpture, vitraux, peinture etc.), se faisant metteur en scène et chef d’orchestre : « Il essayait d’obtenir de l’orchestre une symphonie »[28]. Il s’agissait d’une véritable « réconciliation des arts », selon la formule de Steiner.
Les expositions de Harald Szeemann, qui fut un des premiers découvreurs de Sarkis en 1969 (Berne, « Quand les attitudes deviennent forme », comme « Monte Verità – Mountain of Truth » 1978) ou « Der Hang zum Gesamtkunstwerk » (1983) ont remis cette histoire en perspective historique. Sarkis s’inscrit pleinement dans cette lignée. Il vise un art intégral et il pourrait dire comme David A. Siqueiros : « La séparation de la sculpture, la peinture, les vitraux etc., de l’architecture, fut une conséquence naturelle des concepts individualistes. »[29] Et précisément, Sarkis obtient dans tous ses travaux, et tout particulièrement dans la présentation de ses Ikones, cette intégralité des modes artistiques. Il transforme les espaces, les recompose, en architecte et en sculpteur, il les vide et les emplit de sons (la musique est une composante majeure de l’art sarkissien – avec la place du silence, voire du « silence sonore »), de sons de couleurs, de tissus, de métal, de verre, de pierre, de bois, des tapis les plus divers (lieux de méditation dans son pays de naissance – la Turquie, et de beauté abstraite dans l’Arménie de ses ancêtres), forment la trame privilégiée des constructions spatiales sarkissiennes, non seulement témoins de sa culture d’origine, mais aussi phares d’abstraction, tissures polychromes.
Pour ses Ikones, lors des expositions de l’Institut Français de Thessalonique en 1997 ou de l’Ecole nationale de beaux-arts à Paris en 2003, les « iconostases » couverts d’icônes étaient dans une boîte en forme de parallélépipède (2, 50 x 8, 40 x 1, 20 mètres), sans portes, mais percée de 16 ouvertures vitrées à travers lesquelles le spectateur pouvait organiser son parcours visuel en action cinétique. Thalia Stéphanidou parle à ce propos de « l’errance du regard : de la surface au tréfonds de la mémoire ; du reconnaissable distant à l’inconnu accueillant ; du vaguement familier à l’éblouissant et séduisant insolite. Un parcours introspectif pour la conscience à la recherche d’elle-même »[30]. Et Henry-Claude Cousseau note que dans la galerie des Ikones, le regard est « à la fois regardeur et regardé, devenu à son tour icône »[31]. Là encore – convergence avec le statut de l’icône traditionnelle : « L’icône – un art qui nous regarde. L’altérité et le jumeau» est le titre de la conclusion du beau livre de Bruno Duborgel sur L’icône[32].
L’ensemble des Ikones de Sarkis est d’une énorme richesse esthétique et signifiante. Chaque oeuvre mériterait un commentaire détaillé, chacune ayant sa propre histoire polysémique. Sarkis ne les isole pas, mais les présente habituellement en iconostase, variant les positions, avec toujours ce souci de ne pas figer la vision. Plus qu’ailleurs dans sa création, nous avons affaire à un art de l’apparition, épiphanique, avec ce jeu qui s’instaure entre la manifestation et le retrait des choses, enjeu essentiel du pictural, au-delà du tableau de chevalet, phénomène historiquement daté.
Jean-Claude Marcadé
décembre 2009-janvier 2010
Illustrations
L’homme qui regarde le k brûlé, 22. 10. 1985, h/t 11, 1 x 26, 5cm
La sculpture d’église avec ses vestes de chasseur chaman africain, 1993
K entre les deux étangs
Ikone 204
Ikone 44, 23 décembre 1996
Ikone 11bis, 22 août 1992
Ikone 36, Andreï Tarkovski, 31. 12. 1986
Ikone 43, 9 novembre 1996 (d’après Matthias Grunewald)
Ikone 95, 15. 2. 2000
Ikone 138, 20 décembre 2002