Malévitch (suite) La force élémentaire du mouvement des éléments colorés
La force élémentaire du mouvement des éléments colorés
Jusqu’aux environs de 1904, Malévitch nous dit avoir été sous l’influence des peintres naturalistes russes « ambulants » Répine et Chichkine et de leur émule en Ukraine Mykola Pymonenko. Nous n’avons aucune trace de ce style dans ce que nous connaissons de l’œuvre malévitchienne. Vint alors ce que le peintre appelle « un grand événement » et qui fut pour lui une véritable révélation :“Je me heurtais en faisant des croquis à un phénomène qui dépassait ma perception picturale de la nature. Devant moi, au milieu des arbres, se dressait une maison blanchie à la chaux, la journée était ensoleillée avec un ciel bleu cobalt. D’un côté de la maison il y avait de l’ombre, de l’autre du soleil. Je vis pour la première fois les reflets lumineux du ciel bleu, d’un ton pur et limpide. À partir de là je me mis à exécuter des peintures lumineuses, remplies d’allégresse et de soleil. […] Dès lors je devins impressionniste.” [Malévitch. Colloque international…, p. 163]
Ainsi, de 1904 à 1907, Malévitch a connu une période impressionniste dont il ne reste que quelques œuvres avérées. À la fin des années 1920, il a repeint des toiles dans cette manière qu’il a datées du début du siècle. Les toiles antidatées forment un ensemble de tableaux dont selon toute vraisemblance, une partie représente des toiles anciennes remaniées et une autre partie des œuvres peintes dans ce style. Nous reviendrons sur cette question dans un chapitre spécial.
L’impressionnisme de Malévitch est à situer par rapport au courant général de la peinture russe dans ses balbutiements avant-gardistes.
Avant 1909, c’est-à-dire avant les manifestations tonitruantes du futurisme italien, le vocable que la première avant-garde russe utilisa pour désigner sa rupture avec des siècles d’art renaissant fut en effet celui d’« impressionnisme ». Larionov, entre 1902 et 1907, est le représentant le plus important de ce courant en Russie, selon les historiens denl’art N. Pounine et N. Khardjiev. Dans sa série de Poissons (1904) ou de Paysages [Voir Yevgeny Kovtun, Mikhaïl Larionov 1881-1964, Bournemouth, Parkstone Press, 1998, p. 16-24.], tous les objets représentés perdent leur statut figuratif-mimétique, étant noyés sur toute la surface du tableau par des petites touches colorées dans la ligne des Rochers à Belle-Île( Les Aiguilles de Port-Coton) de Monet (1886, Moscou, musée Pouchkine), ou striés de rayures nerveuses dans la ligne des Cathédrales de Rouen de Monet, dont deux variantes (midi et soir) se trouvaient dans la célèbre collection de peinture française du mécène moscovite Sergueï Chtchoukine, que connaissaient tous les artistes de l’avant-garde russe au début du siècle.
La dénomination d’« impressionnisme » est donc comme le mot d’ordre des modernistes russes dans la mesure où le pictural en tant que tel y a pris le dessus sur les perversions de la représentation mimétique de la réalité dans l’art académique. Son influence sur les Russes est à la fois plastique et conceptuelle. Et c’est à coup sûr Monet qui a joué, dans la prise de conscience authentiquement impressionniste, un rôle de premier plan. Kandinsky nous a raconté l’importance qu’eut à la fin du siècle dernier, dans sa marche vers l’abstraction, un tableau de la série des Meules de Monet (1891) :
“Je sentais confusément que l’objet faisait défaut au tableau. […] L’objet en tant qu’élément indispensable du tableau fut discrédité [à mes yeux]
À la même époque, David Bourliouk rend compte de sa contemplation d’une Cathédrale de Rouen à la « Galerie de peinture d’Europe occidentale » de Sergueï Chtchoukine :
“Là, tout près, sous la vitre, poussaient des mousses, mousses délicatement coloriées de tons subtilement orangés, lilas, jaunes ; il semblait (et il en était en réalité ainsi) que la couleur avait les racines de leurs fibrilles – fibrilles qui s’étiraient vers le haut à partir de la toile, exquises et aromatiques. « Structure fibreuse (verticale), ai-je pensé, fils délicats de plantes admirables et étranges »
[David Bourliouk, « Faktoura » [La facture], almanach Pochtchotchina obchtchestviennomou vkoussou [Gifle au goût public], 1913.]
Quand on voit la série de tableaux, comme les deux Paysages (MNR), ou l’Église orthodoxe de la collection Costakis , on saisit tout ce qui relie leur structure fibreuse précisément à l’esthétique des Cathédrales de Rouen. D’ailleurs, Malévitch nous donne la clé de sa compréhension de l’impressionnisme dans sa brochure de Vitebsk Des nouveaux systèmes en art. Statique et vitesse (1919), où il nous rapporte le choc conceptuel provoqué par l’œuvre de Monet dans la maison-musée de Chtchoukine :
“Personne ne voyait la peinture elle-même, ne voyait bouger les taches colorées, ne les voyait croître de manière infinie et Monet, qui a peint cette cathédrale, s’efforçait de rendre la lumière et l’ombre qui étaient sur les murs de la cathédrale. Mais cela était faux ; en réalité, toute l’obstination de Monet était ramenée à ceci : faire pousser la peinture qui pousse sur les murs de la cathédrale. Ce n’étaient pas la lumière et les ombres qui étaient sur les murs qui étaient sa tâche principale mais la peinture qui se trouvait dans l’ombre et la lumière. […]
Si, pour Claude Monet, les plantes picturales sur les murs d’une cathédrale étaient indispensables, le corps de la cathédrale, il le considérait comme les plates-bandes d’une surface plane, sur lesquelles poussait la peinture qui lui était nécessaire, comme le champ et les plates-bandes sur lesquels poussent des herbes et des semis de seigle. Nous disons : comme le seigle est beau, comme les herbes des champs sont belles, mais nous ne parlons pas de la terre. C’est de cette manière que nous devons examiner ce qui est pictural et non pas le samovar, la cathédrale, la citrouille, la Joconde.
Et lorsque l’artiste peint et qu’il plante la peinture, tandis que l’objet lui sert de plate-bande, il doit semer la peinture de telle sorte que l’objet se perde car c’est de lui que
pousse la peinture visible pour le peintre. […]
Cézanne pour le cubisme et Van Gogh pour le futurisme dynamique ont donné des indications capitales aux derniers courants de l’art pictural.”
[K. Malévitch, Des nouveaux systèmes en art. Statique et vitesse [1919], in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 102 et 233-234.]
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Si la picturologie dominante des tableaux de Malévitch dans cette période est celle de Monet, le peintre ukraino-russe la met en compétition avec des effets pointillistes et
même avec la poétique nabie. Cette confrontation est patente dans le Portrait d’un membre de la famille [Dans le catalogue raisonné de Nakov, F-24, cette œuvre est intitulée Personnage lisant un journal. Ce journal est Kourskiyé goubiernskiyé viédomosti [Les Nouvelles du gouvernement de Koursk]., où les touches impressionnistes du fond jouent avec les unités colorées posées sur la table, le personnage et l’objet accroché à l’arbre en larges coups de pinceau avec des rapprochements chromatiques francs audacieux. La Femme au repassage (collection particulière) a abandonné tout pointillisme. À l’intérieur d’une structure géométrique se déroule une scène intimiste à la Vuillard. De « brusques fusées de couleur franche » (G. Bertrand) à la Bonnard viennent contredire la nervosité floue des grosses touches impressionnistes. Il s’agit d’une véritable nature morte, c’est-à-dire de la vie silencieuse des choses, à laquelle pourraient s’appliquer ces mots de Mallarmé :
“Nommer un objet c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème, qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer, voilà le rêve”
’[Stéphane Mallarmé, « Sur l’évolution littéraire (Enquête de Jules Huret) » [1891], in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1979, p. 869.]