Malévitch, Kazimir Sévérinovitch, peintre, théoricien, écrivain, philosophe ukrainien (Kiev, 1879-Léningrad, 1935)
Malévitch, Kazimir Sévérinovitch, peintre, théoricien, écrivain, philosophe ukrainien (Kiev, 1879-Léningrad, 1935)
Kazimir Sévérinovitch Malévitch (Malewicz) est né le 11 (23) février 1879 à Kiev, la capitale de l’Ukraine, dans une famille polono-ukrainienne de petite noblesse et fut baptisé dans l’église catholique romaine de la ville. L’artiste a témoigné dans ses différents écrits autobiographiques de l’influence indélébile qu’a exercée sur lui la nature ukrainienne. L’art naïf des paysans décorant les khaty (les maisons paysannes d’Ukraine), les pyssanky (œufs colorés), aussi bien que l’icône, considérée comme « la forme supérieure de l’art paysan », seront sa première académie « sauvage ». Il vit jusqu’à l’âge de 17 ans avec les jeunes paysans ukrainiens (il se lie d’une amitié qui durera toute la vie avec le futur grand représentant de l’avant-garde musicale, l’Ukrainien Mykola Roslavets).
De 1896 à 1905, le futur peintre s’installe en Russie dans la ville de province de Koursk, où, avec un groupe d’amateurs, il se livre, à ses heures de loisir, à des études qui, d’après ses dires, évoluent d’un réalisme inspiré du peintre de genre ukrainien Mykola Pymonenko (1862-1912), dont il avait fait brièvement la connaissance lors d’un séjour à Kiev, et surtout de Répine (1844-1930), l’artiste le plus important du mouvement réaliste engagé des « Ambulants », vers l’impressionnisme. Cette période de formation, qui va jusqu’en 1910, reste obscure.
Jusqu’en 1910-1911, Malévitch est tributaire d’une inspiration symboliste, empruntant les formes stylisées et les thèmes littéraires propres aux artistes sécessionnistes du « Monde de l’art » de Saint-Pétersbourg ou de « La Rose bleue » symboliste de Moscou. Il a groupé ses oeuvres de style symboliste ou “moderne” selon trois cycles : “Série des jaunes”, “Série des blancs”, “Série des rouges”. Ce sont là trois variantes stylistiques du Symbolisme russe entre 1900 et 1910. Les détrempes Le Triomphe du Ciel et La prière (Musée National Russe) se distinguent par leur tendance à la monochromie jaune. Leur esprit mystico-ésotérique est proche des peintres de « la Rose bleue » qui se manifestent sur la scène artistique moscovite entre 1904 et 1907, même si le choix du camaïeu jaune or est un défi à ce mouvement, une volonté de s’en distancier. Ce qui importe ici, c’est le mouvement de la couleur, issu certes de l’impressionnisme, mais se moulant dans des structures stylistiques différentes dans chacune des trois séries. La “série des blancs” (par exemple, la gouache Société galante dans un parc, Stedelijk Museum, Amsterdam) est typique du style sécessionniste européen, du “style moderne”. Quant à la “série rouge” (par exemple, la gouache sur carton Epitaphios, Galerie Nationale Trétiakov), elle emprunte un style primitiviste fauviste.
À partir de 1910, s’opère une mutation. Malévitch participe à Moscou à la première exposition du « Valet de carreau », organisation de peintres partagés entre le cézannisme de Piotr Kontchalovski, Ilia Machkov ou Aristarkh Lentoulov, et le Néoprimitivisme de Mikhaïl Larionov et de Natalia Gontcharova qui visait à retrouver les sources nationales de l’art populaire. Malévitch travaille alors à de grandes gouaches influencées par Natalia Gontcharova, mais aussi par Gauguin, Matisse, Picasso, Braque. Il emprunte à Natalia Gontcharova les larges contours et les aplats à la Gauguin, la robustesse des lignes, le hiératisme byzantin, en particulier dans la facture des yeux (par exemple, Jardinier ou Sur le boulevard, vers 1911, Stedelijk Museum, Amsterdam). Vers 1912, il adopte un puissant cézannisme géométrique futuriste dans des chefs-d’oeuvre comme La récolte du seigle (Stedelijk Museum, Amsterdam) ou Faucheur (Musée de Nijni Novgorod). Les œuvres de Malévitch étaient si originales et différentes des autres néoprimitivistes russes, et cela alla en s’accentuant au fur et à mesure que la production malévitchienne s’enrichissait de nouvelles propositions plastiques, que la rupture avec le groupe de Larionov eut lieu l’année suivante 1913.
Le cubisme analytique parisien de 1910-1912 fait son apparition dans l’avant-garde russe dès 1913. Des œuvres de Malévitch, comme Garde, Dame à un arrêt de tramway, Instrument musical et lampe, toutes au Stedelijk Museum d’Amsterdam, ou encore Réserviste de 1ère classe du MoMA, témoignent de cette influence, mais l’élément futuriste se manifeste dans l’interpénétration du monde humain et du monde des objets. C’est ce que proclamaient Boccioni, Carrà, Russolo, Balla et Severini dès leur manifeste de 1910 “Les exposants au public”: ” Nos corps entrent dans les canapés sur lesquels nous nous asseyons, et les canapés entrent en nous. L’autobus s’élance dans les maisons qu’il dépasse, et à leur tour les maisons se précipitent sur l’autobus et fondent en lui. »
L’année 1913 est particulièrement féconde. Malévitch est lié aux poètes et théoriciens « futuraslaves » (boudietliané) Vélimir Khlebnikov et Alexeï Kroutchonykh. Sa conception du spectacle La Victoire sur le Soleil, opéra de Matiouchine sur un prologue de Khlebnikov et un livret de Kroutchonykh, en décembre 1913, est pour lui la première étape vers le suprématisme. C’est aussi la première apparition du « carré noir » dans les esquisses pour La Victoire sur le Soleil, en particulier dans l’esquisse pour le personnage du Fossoyeur dont le corps forme un carré. Cet « embryon de toutes les possibilités » aboutira en 1915 au « Suprématisme de la peinture ». Dans les toiles de 1913-1914, les surfaces quadrangulaires envahissent l’espace. Mais c’est l’alogisme » qui triomphe alors. L’alogisme est un autre nom de la « transmentalité » (zaum’) dont il avait qualifié ses œuvres de 1912. Dans une lettre du début 1913 à Mikhaïl Matiouchine, il écrit : « Nous sommes parvenus au rejet du sens et de la logique de la raison ancienne, mais il faut s’efforcer de connaître le sens et la logique de la nouvelle raison qui s’est déjà manifestée, l’au-delà de la raison si l’on veut ; par comparaison, nous sommes arrivés à la transmentalité» Le triomphe de l’alogisme dans la peinture de Malévitch au cours des années 1913-1914 s’affirmera par une suite de tableaux que l’on pourrait dire « programmatiques ». la peinture y perd définitivement son statut de représentation du monde sensible grâce à un « geste » qui introduit l’absurde : ainsi dans La Vache et le violon du Musée National Russe, une vache vient détruire l’image du violon, objet figuratif par excellence du cubisme ; une vraie cuillère de bois était collée à l’origine sur le chapeau de l’ Anglais à Moscou du Stedelijk Museum d’Amsterdam, confrontant ironiquement l’objet matériel, utilitaire, avec la chose peinte ; une reproduction collée de la Joconde est biffée par deux traits dans Composition avec Mona Lisa du Musée National Russe, réduisant cette “icône” de l’expression figurative de l’art renaissant à un objet de troc (sous l’image de la Joconde une coupure de journal porte la légende : « appartement à céder à Moscou »). Sur la toile est écrit au pinceau « Éclipse partielle », comme dans l’ Anglais à Moscou.
Avec l’apparition du Quadrangle (Tchétyriéougolnik) noir entouré de blanc à la « Dernière exposition futuriste de tableaux 0, 10 » à Pétrograd à la toute fin de 1915, ce sera l’éclipse totale des objets. La façon dont le Quadrangle était accroché doit être soulignée : il était suspendu à l’angle supérieur du mur comme l’est l’icône centrale du « Beau coin rouge [krasnyj ougol] » dans les maisons orthodoxes russien, surtout dans le monde paysan. On ne saurait mieux, exotériquement, exprimer le caractère iconique du « Suprématisme de la peinture », selon le nom donné par Malévitch à son iconostase picturale de « 0, 10 ». Ayant atteint le zéro avec le « Carré noir », c’est-à-dire le Rien comme « essence des diversités », le « monde sans-objet », Malévitch explore au-delà du zéro les espaces du Rien. Jusqu’à la dernière étape suprématiste en 1918 de la série des “Blancs sur blanc”, dont le fameux Carré blanc sur fond blanc.
Les couleurs ne sont pas ici des équivalents psychologiques artificiellement (culturellement) établis ; Malévitch est opposé à toute symbolique des couleurs (celle de Kandinsky, par exemple). Les signes minimaux auxquels il recourt, et qui ne sont jamais exactement géométriques, se fondent dans le « mouvement coloré ». La surface colorée est, en effet, la seule « forme vivante réelle » , mais comme la couleur « tue le sujet », ce qui compte finalement dans le tableau, c’est le mouvement des masses colorées. La couleur est pour le peintre une énergie qui sourd du matériau. En tant que Russo-Ukrainien, Malévitch est l’héritier de la peinture d’icônes. Toute la poétique coloriste malévitchienne s’élabore à partir de la sensation : « Il faut parler de la correspondance de la couleur à la sensation plutôt qu’à la forme », écrit-il.
Les toiles Carré noir, Croix noire, Cercle noir sont les formes de base du suprématisme. Malévitch affirme avant tout la quadrangularité comme telle, l’opposant à la triangularité qui, au cours des siècles, avait toujours représenté le divin. En 1920, il écrit qu’ « occupé à pénétrer le mystère de l’espace noir du carré », cet espace noir « est devenu la forme de la nouvelle face du monde suprématiste, de son habit et de son esprit.”
Pendant dix ans, de 1916 à 1926, Malévitch est un des protagonistes de l’art de gauche russe. Il participe à des débats, polémique avec les passéistes figuratifs comme Alexandre Benois, après les révolutions de 1917 avec les constructivistes-productionnistes, anime des groupes suprématistes à Pétrograd et à Moscou (1916-1918), à Vitebsk (1919-1922), à Pétrograd-Léningrad (1922-1927), donne son enseignement sans relâche et crée à partir de 1923 une architecture originale, non fonctionnelle, séminale (les « architectones », les “planites”, etc.). Malévitch écrit beaucoup : des pamphlets, des manifestes dans le journal moscovite Anarchie en 1918, des prises de position; mais surtout, il élabore avec acharnement des textes qui ne sont pas compris de ses contemporains et même soulèvent des tempêtes d’indignation chez les adversaires marxistes-léninistes du suprématisme.
Élu le 15 août 1923, directeur du Musée de la Culture artistique de Pétrograd, Malévitch reçoit mission de le réorganiser. Cet établissement, qui avait été créé en 1921 et rassemblait 257 œuvres de 69 artistes représentant tous les courants « de l’impressionnisme au cubisme dynamique », constituait en fait, avec le musée du même type à Moscou, le premier « musée d’art moderne» du monde. Malévitch décide d’en étendre les activités et le transforme à cette fin en Institut National de la Culture artistique (Ghinkhouk), où enseignent Matiouchine (culture organique), Tatline (culture des matériaux), Filonov (idéologie générale), Mansourov (Section expérimentale).
En 1927, l’artiste est autorisé à aller à Varsovie, puis à Berlin où une rétrospective de son œuvre se tient dans le cadre de la « Große Berliner Kunstausstellung » (7mai-20 septembre). Il fait la connaissance de Mies van der Rohe et de László Moholy-Nagy et, sur une invitation de Walter Gropius, visite le Bauhaus à Dessau. Un volume de ses écrits paraît à la fin de l’année dans la série des « Bauhausbücher » sous le titre Die gegenstandslose Welt (Le monde sans-objet). Sentant que la situation de l’avant-garde est précaire en Union Soviétique, il laisse ses tableaux et une importante sélection de manuscrits inédits à des amis allemands. Le 30 mai, il rédige un testament olographe concernant son œuvre écrite : « Dans le cas de ma mort ou d’un emprisonnement définitif, et dans le cas où le propriétaire de ces manuscrits désirerait les publier, il faudra les étudier à fond et, après cela, les éditer dans une autre langue ; en effet, comme je me suis trouvé en son temps sous des influences révolutionnaires, on pourrait y trouver de fortes contradictions avec la manière que j’ai de défendre l’Art d’aujourd’hui, c’est-à-dire en 1927. Ces dispositions doivent être considérées comme les seules valables. K. Malévitch, 30 mai 1927. Berlin.»
De retour en URSS, il subit des interrogatoires et est même arrêté. Entre 1928 et 1934, Malévitch se remet intensément à la peinture. Pendant ces six années, il donne plus de cent tableaux. Il y a quelque chose d’impressionnant dans la série de ces visages sans visage » aux bandes de couleurs vives, dont la gamme russo-ukrainienne rappelle celle de la table pascale orthodoxe, dans ces paysages campagnards où la terre et le ciel forment un contraste pictural saisissant, dans ces paysans aux poses hiératiques, traversés par ce sans-objet, ce non-être universel que le suprématisme avait fait apparaître de façon si énergique entre 1915 et 1920 (par exemple ces toiles du Musée National Russe – Jeunes filles dans un champ ou Sportifs, fin des années 1920, Paysanne à la face noire ou Torse à la chemise jaune, début des années 1930. Malévitch y montre qu’il n’a pas renié le suprématisme. On a affaire dans ce post-suprématisme à un espace iconique où tout est transpercé par la couleur, élément révélateur de la vraie dimension, de la véritable mesure des choses. La couleur est pure, rigoureuse, laconique. La parenté avec la peinture d’icônes y est plus nette que dans les œuvres d’avant 1914. Les deux Têtes de paysans du Musée National Russe reposent sur une structure de base empruntée aux icônes de la Sainte Face (le Christ Acheïropoiète, « qui n’a pas été fait de main d’homme ») ou du Pantocrator. Ce retour à la figure d’après 1927 est donc une synthèse où le sans-objet vient traverser des hommes représentés dans des postures d’éternité. On remarquera la place du monde paysan qui, à nouveau, envahit tout l’univers malévitchien.
Malévitch meurt d’un cancer à Léningrad le 15 mai 1935.
Littérature :
Andreï Nakov, Kazimir Malewicz. Catalogue raisonné, Paris, Adam Biro, 2002
Jean-Claude Marcadé et alii, Kasimir Malevich, Barcelone, Caixa Catalunya, 2006
Andreï Nakov, Kazimir Malewicz, le peintre absolu, Paris, Thalia, 2007 (4 volumes)
Irina Vakar, Tatiana Mikhienko, Charlotte Douglas, Kazimir Malevich Letters Documents Memoirs and Criticism, Tate Publishing; Slp edition, 2014
Kazimir Malévitch, Écrits, t. I, Paris, Allia, 2015
Jean-Claude Marcadé, Malévitch, Paris, Hazan, 2016