MALÉVITCH – PARTIE I – EXPLORATIONS VIE ET PASSION D’UN SAMORODOK 1879-1910
PARTIE I – EXPLORATIONS
VIE ET PASSION D’UN SAMORODOK 1879-1910
Malgré trois écrits autobiographiques que le peintre nous a laissés (brouillon de 1918, « Extrait du manuscrit 1/42 » entre 1923 et 1925 et l’Autobiographie de 1933) , sa vie jusqu’en 1910 reste relativement obscure et il est impossible d’établir une chronologie suivie de ses trente-deux premières années;
[L’« Extrait du manuscrit 1/42 » a été traduit in K. Malévitch, Écrits IV. La lumière et la couleur [1923], Lausanne, L’Âge d’homme, 1981, p. 51-58 ; l’Autobiographie de 1933 est traduite dans Malévitch. Colloque international…, p. 153-168.
Les trois autobiographies ont été publiées, dans leur original russe, in Malévitch sur lui-même…, t. I, p. 17-45.]
[ En français, voir la biographie de Frédéric Valabrègue, Kazimir Sévérinovitch Malévitch, Marseille, Images en manœuvre, 1999. On trouvera, en russe, l’information la plus complète à ce jour dans les deux tomes cités précédemment, Malévitch sur lui-même…
Le 11 février, selon le calendrier julien, c’est-à-dire le 24 février, selon notre calendrier grégorien, l’an 1879, naît à Kiev Kazimir Malévitch. Il est baptisé, le 1er/14 mars de la même année, dans l’église paroissiale catholique romaine de la capitale ukrainienne. Selon l’acte de naissance, ses parents sont des nobles héréditaires du gouvernement de Volhynie, dans le district de Jitomir. Son père, Sévérin (Seweryn) Antonovitch, est âgé de trente-trois ans ; sa mère, Lioudvika (Ludwika, appelée par la suite Lioudviga) Galinovskaya, est âgée de vingt et un ans. Si l’origine du père est bien documentée, en revanche on ne connaît pas les ancêtres de la mère. Dans le certificat de leur mariage à Kiev en 1878, il est dit seulement qu’elle est une noble héréditaire et que tous les deux sont paroissiens de l’église catholique romaine de Kiev. Or la plus jeune des enfants Malévitch, Viktoria Sévérinovna, décédée en 1984, a laissé dans les années 1970 divers témoignages sur son frère Kazimir et sur la famille en général qui, parfois, montrent une mémoire défaillante. Cependant, elle a affirmé que si leur père étaitcatholique romain, leur mère, elle, aurait été orthodoxe. Il n’y a aucune preuve de cela. On peut seulement émettre l’hypothèse qu’elle serait devenue catholique afin d’épouser religieusement Sévérin Antonovitch. En tout cas, elle ne maîtrisait pas le polonais écrit, comme Kazimir, et semble n’avoir connu cette langue que sous une forme parlée élémentaire. Malévitch aimait parler polonais avec sa parentèle. On pourrait avancer que le polonais et l’ukrainien étaient pour lui des « dialectes » auxquels il est resté attaché tout au long de sa vie. Mais sa langue de culture et de pensée reste la langue russe, même si le substrat polono-ukrainien se manifeste en filigrane, comme chez Gogol, chez qui le substrat ukrainien pénètre la prose russe. Quelques lettres polonaises et ukrainiennes de Malévitch, comme les textes de sa mère, où se mélangent polonais, russe et ukrainien, témoignent de cette connaissance plutôt rudimentaire des langues polonaise et ukrainienne. Un critique note en 1913 que Malévitch parlait le russe avec « un fort accent ukrainien 10 ». Pour ce qui concerne le domaine religieux, on sait que la famille n’était pas spécialement pratiquante.
[ Timofiéïev, « Dispout o sovrémiennoï jivopissi » [Débat sur la peinture contemporaine], Dien’, 24 mars 1913, in Malévitch sur lui-même…, t. II, p. 518.]
[ Malévitch n’a fait baptiser sa fille Galia et son fils Tolia, nés de son premier mariage, que pour qu’ils puissent entrer à l’école. Vladimir Bogdanov, neveu de Malévitch, fils de sa sœur, Maria Sévérinovna, dit que sa grand-mère Lioudviga n’avait pas une très grande pratique religieuse, mais que lui et sa mère Maria fréquentaient l’église orthodoxe de Tryphon Martyr à Moscou (cf. ibid., t. II, p. 21).]
Kazimir est le premier-né de la famille ; quatre filles et trois garçons naîtront après lui entre 1880 et 1895. Son prénom souligne l’origine ethnique polonaise des Malewicz. Alors que dans les documents officiels russo-ukrainiens les noms polonais sont transcrits phonétiquement en cyrillique, notre futur peintre a pu signer à plusieurs reprises son nom en lettres latines : Kazimir Malévitch, transcrit du cyrillique, devient alors Kazimierz Malewicz. Ses familiers utilisent à son égard les hypocoristiques de Kazimir/Kazimierz – Kazia, Kazik, Kazitchka. Lui-même a parfois signé « Kazmir », selon son habitude récurrente de déformer les prénoms et les noms des personnes dans une visée ludique, voire humoristique.
La lignée des Malewicz/Malévitch remonte à la seconde moitié du XVIe siècle et est inscrite dans le livre généalogique de la noblesse de Volhynie. Sous l’Empire russe, la Volhynie est un gouvernement (une province) qui se situe entre les frontières de laPologne, de la Galicie, de la Biélorussie et des gouvernements de Kiev et de Podolie. À partir du Xe siècle, elle est une principauté qui fait partie de la Rous’ kiévienne. Du XVIe au XVIe siècle, elle est occupée par la Lituanie, puis, après l’Union de Lublin en 1569, par la Pologne jusqu’aux deuxième et troisième partages de celle-ci en 1793 et 1795. La Volhynie est alors rattachée à l’Empire russe, pour revenir en 1921 à la Pologne, puis, en 1939, à l’URSS. Depuis 1991, elle est une oblast (région) de l’Ukraine. La population a toujours été constituée d’Ukrainiens, de Polonais et de Juifs.
[ En 1889, le gouvernement de Volhynie comptait 1 722 148 orthodoxes, 193 142 catholiques romains, 102 139 protestants, 8 003 hussites, 313 220 juifs. À l’époque tsariste, on inscrivait sur les passeports non pas la nationalité d’origine (tout le monde était « russe »), mais la religion, alors qu’après la révolution d’Octobre on indiquait uniquement la nationalité, tout le monde étant « soviétique ». C’est ainsi que Malévitch, un Russe catholique romain avant les années 1920, s’est dit ukrainien après la révolution de 1917, ne mentionnant son origine polonaise que lors de son voyage à Varsovie en 1927 et sur une demande de séjour à Paris auprès de Larionov à la même époque.]
Premières émotions artistiques
.
La famille de Kazimir Malévitch était donc durablement installée sur le territoire ukrainien, tout particulièrement à Jitomir et dans les environs de ce chef-lieu de district où vit et travaille une grande partie de ses membres .
[ Sur la généalogie de Malewicz et de sa famille, voir l’ouvrage essentiel d’Andrzej Turowski, Malewicz w Warszawie. Rekonstrukcje i symulacje, Cracovie, Universitas, 2002, p. 25 sqq.]
Des noms de lieu comme Tchervonnoyé (du côté de Berditchev), Maïvka Maïevka, Vovtchyk, Konotop, Lioubymivka (Lioubimovka) [gouvernement de Kharkiv], Yampil (Yampol), Bilopillia (Biélopolié), Parkhomivka sont des étapes de la vie du jeune Kazik, avant le départ pour la ville russe de Koursk en 1896. Il vit au gré des déplacements de son père qui était ce qu’on pourrait appeler un contremaître dans des usines de sucre de betterave dans des « coins perdus » de la campagne ukrainienne. À la fin des années 1880, Sévérin Antonovitch ne trouve pas d’emploi fixe et vit de « petits boulots », comme ce sera le cas de sa femme Lioudviga après sa mort .
[ Voir les Mémoires de Lioudviga Alexandrovna Malévitch in Malévitch sur lui-même…, t. II, p. 54-55.]
Dans ses Mémoires de 1933, Malévitch se rappelle cette époque :
« C’est au milieu de ces villages dispersés dans de plaisants coins de nature, agréables éléments de paysage, que se déroule mon enfance. »
[Malévitch. Colloque international…, p. 155.]
C’est là que le jeune garçon a eu ses premières émotions artistiques. C’est en premier lieu la nature qui l’imprègne jusqu’à ses douze ans. L’art n’a alors aucune existence pour lui. Même les icônes qui étaient dans la maison familiale ne lui parlent pas.
[ Cf. K. Malévitch, « Autobiographie. Extrait du manuscrit I/42 », in Écrits IV. La lumière et la couleur, op. cit., p. 52.]
Jusqu’à l’âge de vingt-six ans, il n’aura aucune formation professionnelle de peintre. Il observe les cigognes, les éperviers qui s’envolent dans les hauteurs. Voici ce qu’il rapporte dans ses Mémoires de 1918 :
“Je me souviens et n’oublierai jamais que j’ai toujours été frappé au premier chef par la coloration, la couleur, puis par les tempêtes, les orages, les éclairs et, en même temps, par le calme complet après l’orage ; l’alternance du jour et de la nuit me troublait beaucoup, et je me souviens aussi comment l’on avait du mal à me faire coucher ou à m’arracher à l’entraînement qui me poussait à observer ou plutôt à simplement regarder les étoiles qui brillaient dans l’espace céleste, sombre comme les freux. […]
J’aime également les rayons de lune dans la chambre, avec les fenêtres reflétées sur le sol, dans le lit, sur les murs, et bien que nombre d’années se soient écoulées, ce sphénomènes sont restés gravés en moi jusqu’à maintenant.” [ Ibid., p. 51]
Plus loin, il insiste sur cette imprégnation quasi ontologique de la nature sur tout son être physique et mental : les flaques après l’averse, les lambeaux de nuages, le reflet du soleil sur l’eau dans les champs et sur les lacs, et d’ajouter : « J’aimais marcher et m’enfuir dans les forêts et les hautes collines d’où l’on pouvait voir l’horizon tout autour et cela est resté jusqu’à maintenant [il a trente-neuf ans quand il écrit cela]. Et l’on peut aussi déduire que la culture humaine dans son entier n’a eu aucune influence sur moi,seules agirent les créations de la nature.”[
[Ibid., p. 53 ; sur le caractère ontologique de la nature, voir le texte important de 1923 : « 1/41 The Philosophie of the Kaléidoscope », in K.S. Malevich, The World as Non-Objectivity. Unpublished Writings 1922-25, vol. 3, Copenhague, Bergen, 1976 (sous la direction de Troels Andersen, trad. Xenia Glowcki-Prus et Edmund T. Little), p. 11-33.]
Il admire les jeunes paysannes « en vêtements de couleur » : « Les vêtements paysans me plaisaient d’autant plus qu’ils étaient colorés, faits à la main, et que chacun se cousait un vêtement à sa convenance. Ils les tissaient, les assemblaient et les teignaient eux-mêmes.” [ Ibid. ] Il ajoute, toujours à propos des travailleurs « en couleurs » qui sarclaient ou arrachaient la betterave, et à propos des champs :
“Des détachements de jeunes filles vêtues d’habits de couleur évoluaient en rang à travers tout le champ. C’était la guerre. Ces armées vêtues de robes colorées se battaient contre la mauvaise herbe, libérant la betterave de l’envahissement par les plantes nuisibles…J’aimais regarder, continue le peintre, ces champs le matin quand le soleil n’est pas encore haut, que les alouettes s’élèvent dans les airs tout en chantant, que les cigognes volent à la recherche de grenouilles en claquetant et que les milans guettent, en tournoyant dans les hauteurs, les oiseaux et les souris.” [ Ibid., p. 153.]
Les fêtes marquent également le jeune garçon :
“La fiancée et ses compagnes formaient en quelque sorte un groupe aux broderies chatoyantes, avec leurs costumes de laine colorée, leurs nattes entrelacées de rubans, leurs coiffures, leurs bottes en maroquin aux ferrures de cuivre ou d’argent, avec des dessins sur la tige. Le fiancé et ses garçons portaient des toques de mouton gris, des pantalons bouffants bleu ciel, qui nécessitaient au moins seize archines [environ 13 mètres] d’étoffe, des chemises blanches toutes brodées et de larges ceintures de soie rouge.” [ Ibid., p. 156.]
.
En outre, ce qu’il observe dans la campagne ukrainienne, c’est aussi l’art naïf des paysans qui décorent leur maison, la khata :
[Taras Chevtchenko, Kniajna-poèma [La princesse-poème]].
C’est donc tout naturellement que Kazik se lie d’amitié avec les petits paysans de son âge « qui vivaient dans la liberté des champs, des prairies et des forêts, avec les chevaux, les moutons et les cochons ».[ Malévitch. Colloque international…, p.154] . Dans ses Mémoires tardifs, Malévitch chante un hymne à l’Ukraine paysanne, à la nature, à la gamme colorée des paysages et de l’art populaire « brut », mais aussi à la nourriture qu’il prend plaisir à détailler : le lard avec de l’ail, le borchtch (plat national ukrainien), la crème fraîche, les galettes à la graisse, les petits pains blancs à l’oignon, les gruaux de sarrasin, les varényky [Les varényky sont de gros raviolis en forme de petits pains, garnis de divers ingrédients (choux, champignons, fromage blanc, cerises anglaises, etc.] aux cerises aigres, la bouillie de maïs au lait et au beurre, le lait aigre, le miel, les poires, les pommes, les cerises…, les porcelets rôtis, le jambon, les gardons séchés remplis de caviar…”
[ V oir la description succulente du marché de Konotop dans Malévitch. Colloque international…, p. 159 ; sur le séjour de Malévitch à Konotop, voir Nina Velihora, Chliakhamy Malevytcha. Zoupynka-Konotop/Along the Roads/ Malevich-Station-Konotop. 1894-1895, Kiev, Mystetstvo », 2011.]
« J’imitais en tout la vie des paysans. Je frottais d’ail la croûte de pain, mangeais du lard en y mettant les doigts, courais pieds nus.” [ Malévitch. Colloque international…, p. 156.]
D’après tous les témoignages, Malévitch aimait bien manger, et sa mère, à Moscou et à Léningrad, savait lui préparer les plats qu’il préférait ; outre la nourritur ukrainienne et russe, elle confectionnait des spécialités polonaises comme la sandre en gelée. Viktoria Sévérinovna se rappelle :
« Kazimir Sévérinovitch se refusait tout, il avait peu de vêtements, mais il était soigné et économe, aussi paraissait-il toujours habillé correctement. Il pouvait économiser sur tout, sauf sur la nourriture. Il aimait aussi avoir à dîner quelqu’une de ses connaissances […]. Tatline venait très souvent le voir avec sa bandoura.”
[Viktoria Sévérinovna Zaïtséva, “Vospaminaniya o bratié” [Souvenirs sur mon frère], in Malévitch sur lui-même…, t. II, p. 9.]
De nombreuse anecdotes sont rapportées par plusieurs témoins qui soulignent l’appétit, parfois quasi gargantuesque, de Pan Malewicz, comme certains l’appelaient. Ainsi, la troisième femme de Matiouchine, Olga, raconte comment il a un jour, sans la moindre hésitation, englouti trois poulets [O.K. Matiouchina, « Iz rasskazov o Malévitché » [Quelques récits sur Malévitch], in ibid., t. I, p. 47.]. Cela correspondait à un physique imposant, celui des hercules futuraslaves de l’opéra cubo-futuriste La Victoire sur le soleil, en 1913, ou encore de ses Bûcheron et Faucheur :
« Un homme magnifique, se souvient Olga Matiouchina. Il montait les escaliers comme le Commandeur. De taille moyenne, le visage grêlé, une force herculéenne extraordinaire. Un jour, il a plié un tisonnier sans effort .» [Ibid.] Légendaires ou réelles, ces anecdotes témoignent de l’impression de force que pouvait donner l’homme Malévitch.
[ K. Malévitch, « Autobiographie. Extrait du manuscrit 1/42 », in Écrits IV. La lumière et la couleur, op. cit., p. 52.]
Le jeune garçon ne dessine pas jusqu’à l’âge de onze ans. Il mène la vie des petits paysans ukrainiens, emmagasinant les incitations reçues de la nature « comme des négatifs à développer » [Malévitch. Colloque international…, p. 154-155]. La vue d’un tableau naturaliste, l’observation d’un peintre en bâtiment, de trois artistes restaurant les fresques de l’église de Biélopolié (Bilopillia) troublent le jeune Kazimir, mais il ne sait pas comment s’y prendre pour réaliser ce qui lui tourne dans le cerveau :
‘Je voulais peindre ce que je voyais : les vaches qui traversaient les flaques après l’averse et se reflétaient dans l’eau. Comme c’était bien, et comme cela ressortait mal sur le papier ! Des vaches : impossible de comprendre ce que c’était ! Je vis ainsi sonner mes douze, treize et quinze ans et même alors je ne comprenais rien, bien que je débordasse d’un immense bonheur.”
[K. Malévitch, « Autobiographie. Extrait du manuscrit 1/42 », in Écrits IV. La lumière et la couleur, op. cit., p. 56.]
.Quand le jeune Kazimir atteint ses douze ans, il peut déjà « se préparer des couleurs à l’aquarelle et fabriqu[er] lui-même ses petits pinceaux ».
[K. Malévitch, « Enfance et adolescence. Chapitres de l’autobiographie de l’artiste », in Malévitch. Colloque international…, p. 157.]
“Mon père n’appréciait guère mon attirance pour l’art. Il savait qu’existaient des artistes peignant des tableaux, mais il ne touchait jamais ce thème. Il avait malgré tout la tendance de me voir suivre le même chemin que lui. Mon père me disait que la vie des artistes était mauvaise et que la plupart d’entre eux se trouvaient en prison, ce qu’il ne voulait pas pour son fils. Ma mère confectionnait diversesbroderies et des dentelles. J’ai appris d’elle cet art : je pouvais aussi broder et tricotais au crochet” [ Ibid.]
.