Malévitch (suite) [CHAPITRE XII] ” La Victoire sur le soleil”, 1913
[CHAPITRE XII]
La Victoire sur le soleil, 1913
L’opéra La Victoire sur le soleil marque une date importante dans l’évolution des arts du XXe siècle. C’est « le premier spectacle scénique cubiste au monde » [Peter Lufft, « Kazimir Malewitsch inszeniert Sieg über die Sonne. Petersburg 1913 », in Hennig Rieschbieter, Bühne und bildende Kunst im XX.Jahrhundert, Velber (Hanovre), Friedrich, 1968, p. 137], c’est aussi la première œuvre théâtrale pleinement futuriste qui ait été réalisée. Les auteurs qui l’ont créé sont parmi les plus prestigieux de l’art « futuraslave » (futuriste ukraino- russe): Kroutchonykh (livret), Khlebnikov (prologue), Matiouchine (musique) et Malévitch (décors et costumes). Ils ont voulu montrer dans une action, dans un spectacle, la force et la validité des conquêtes de l’art futur qu’ils avaient déjà illustré chacun dans son domaine. La Victoire sur le soleil fut jouée deux fois en 1913 (les 3 et 5 décembre) au théâtre Luna-Park de Saint-Pétersbourg, sous les auspices de l’association L’Union de la jeunesse qui finança également un autre spectacle « futuraslave », Vladimir Maïakovski. Tragédie, de Maïakovski (monté les 2 et 4 décembre dans des décors et des costumes de Filonov et de Chkolnik).
La décision d’organiser ces manifestations avait été prise au « Premier congrès panrusse des Bardes de l’Avenir » qui s’était tenu à Uusikirko, petite station balnéaire de Finlande, les 18 et 19 juillet 1913. Cette rencontre, pompeusement baptisée « congrès », ne fut en réalité qu’une réunion de quelques-uns des chefs de file de la « futuraslavie » (boudietlianstvo). Y participèrent Matiouchine, Kroutchonykh, et Malévitch.
Le manifeste publié à cette occasion est une déclaration de guerre au monde entier et l’affirmation que « le temps des gifles est fini » (allusion au manifeste et au recueil futuraslave de la fin 1912, Gifle au goût public) et la proclamation de la venue des « explosateurs » et des « épouvanteurs » qui feront trembler le monde des arts. Après en avoir appelé à la destruction de « la pure, claire, honnête, sonore langue russe » qui a été châtrée par les littérateurs de tout crin, à la destruction aussi de la logique, du bon sens, des rêvasseries symbolistes et de la beauté élégante, le manifeste se donnait comme but « de se ruer sur le rempart de la chétivité artistique, sur le théâtre russe et de le métamorphoser de façon décisive 159 » [M. Matiouchine, A. Kroutchonykh et K. Malévitch, « Premier congrès panrusse des Bardes de l’Avenir » [1913], in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 25]. Il se proposait d’organiser un Nouveau Théâtre, appelé « Le Futuraslave » (Boudietlanine), où seraient représentés La Victoire sur le soleil de Kroutchonykh (opéra), Le Chemin de fer de Maïakovski, Le Conte de Noël de Khlebnikov et autres.
S’il est certain, ici aussi, que le « Manifeste des auteurs dramatiques futuristes » de Marinetti (1911) a été connu des futuraslaves, ceux-ci n’en ont retenu que les directions générales antipasséistes et le ton provocateur, et ont adapté aux réalités artistiques russes leur rupture avec les routines théâtrales. « Le Futuraslave » devait balayer aussi bien les traditions naturalistes du Maly (Petit Théâtre), l’éclectisme du théâtre de Korch, le style pompier du Bolchoï, que le réalisme intérieur du Théâtre d’art de Stanislavski à Moscou ou le symbolisme stylisé du théâtre Alexandra à Saint- Pétersbourg, dont Meyerhold était alors le metteur en scène prestigieux.
La Victoire sur le soleil marque une rupture totale avec les conceptions théâtrales dominantes. L’opéra fut le fruit de six mois de travail en commun. Il fut monté avec des moyens de fortune, car L’Union de la jeunesse, après avoir payé de grosses sommes pour la location du théâtre et la mise en scène, n’avait plus les fonds nécessaires pour faire appel à des acteurs professionnels. C’est ainsi que participèrent à ce spectacle des amateurs étudiants. Seuls deux rôles principaux furent exécutés par des chanteurs expérimentés. Le chœur comprenait sept personnes parmi lesquelles, selon le témoignage de Matiouchine, « trois seulement pouvaient chanter ». Il n’y avait pas d’orchestre, mais un méchant piano fut apporté le jour même de la répétition. Il y eut en tout deux répétitions, y compris la générale ! Cela ressemble plus à ce que dans la seconde moitié du XXe siècle on a appelé « happening » ou « performance ».
La première fut l’occasion d’un « scandale cyclopique » ; en effet, la moitié de la salle criait « À bas les futuristes ! » et l’autre moitié « À bas les scandalistes ! ». Malgré cela, rapporte Matiouchine, rien ne put détruire la forte impression que fit l’opéra, « tellement les mots étaient forts de leur force intérieure, tellement […] puissants et terribles apparurent les décors et les futuraslaves que l’on avait encore jamais vus, telles étaient la tendresse et la souplesse de la musique qui s’enroulait autour des mots [Cf. l’analyse critique de la musique de Matiouchine dans l’article de Juan Allende-Blin, « Sieg über die Sonne. Kritische Anmerkungen zur Musik Matjušins », Musik-Konzepte 37/38. Aleksandr Skrjabin und die Skrjabinisten, juillet 1994, p. 168-182], des tableaux et des hercules futuraslaves qui avaient vaincu le soleil des apparences à bon marché et allumé leur propre lumière à l’intérieur de soi 161 ».
[M.V. Matiouchine, « Foutourizm v Péterbourguié » [Le futurisme à Pétersbourg], Pervyi journal rousskikh foutouristov [La première revue des futuristes russes], 1914, no 1, p. 155-157. 162..]
En s’attaquant au soleil, les futuraslaves voulaient mettre à mal une des images mythiques et symboliques les plus puissantes, les plus universelles à travers les siècles et les cultures, les plus caractéristiques de la pensée figurative. Il serait vain de retracer ici l’itinéraire de la mythologie solaire des hommes des premiers âges aux symbolistes du XXe siècle. Citons simplement cette réplique d’un des personnages :
“Je ne me laisserai pas prendre Dans les chaînes
Les lacs de la Beauté
Ces soies sont absurdes
Les faux-fuyants sont grossiers” (6e tableau).
Le soleil n’est pour les hommes que prétexte à être esclaves du monde-illusion. Ses racines « ont le goût rance de l’arithmétique ». Il n’y a que les ténèbres de la réalité à l’extérieur :
“Notre face est sombre
Notre lumière est en dedans
C’est le pis crevé de l’aurore
Qui nous chauffe”
[Voir la réédition du livret de La Victoire sur le Soleil (en russe avec traduction française) : A. Kroutchonykh, M. Matiouchine et V. Khlebnikov, La Victoire sur le Soleil, Lausanne, L’Âge d’homme, 1976]
La victoire sur le soleil, c’est la victoire sur le passé et, partant, la liberté essentielle retrouvée. Débarrassé du fatras figuratif, l’homme se sent léger. Le vide « aère toute la ville, tout le monde s’est mis à respirer légèrement ». Avec la chute du soleil, disparaissent le poids et la pesanteur de la réalité sensible, du passé « plein de la mélancolie des erreurs, de simagrées et de génuflexions ». La mémoire de l’homme est purifiée de ses frusques inutiles. L’homme qui a vaincu le soleil est comme un « miroir pur ou un riche bassin d’eau » où seules se reflètent l’insouciance et la gratitude des poissons rouges !
Dans La Victoire sur le soleil, la désacralisation poétique est l’élément constructeur principal. C’est un procédé pour redynamiser des thèmes et des objets appartenant au style sublime, surchargés d’alluvions séculaires de sens, en leur donnant une tonalité vulgaire ou naturaliste. N.I. Khardjiev et V. Trénine ont justement noté que le système poétique du cubo-futurisme russe a absorbé les nombreux éléments désacralisants, « désesthétisants » [N.I. Khardjiev, « Remarques sur Maïakovski » [1938], in N.I Khardjiev et V. Trénine, La Culture poétique de Maïakovski, op.cit., p. 258] de la poétique française (Baudelaire, Mallarmé, Corbière, Rimbaud, Cros, Laforgue…)
[N. Khardjiev et V. Trénine, « La poétique du jeune Maïakovski », in ibid., p. 123 sqq.]
Du point de vue théâtral, on assiste à la même désacralisation. Le titre indique l’enjeu cosmique de l’opéra ; or la lutte des nouveaux titans – les hommes nouveaux futuraslaves, les hercules de l’avenir – avec le dieu-Soleil est traitée sur le mode grotesque. La Victoire sur le soleil est une « tragédie travestie ». Les personnages n’ont aucune histoire. Ils sont uniquement des «types»: Néron-Caligula est l’esthétique ancienne ridiculisée à outrance ; les Froussards sont tous ceux qui préfèrent leur confort spirituel à la vérité dure, sombre et puissante de la seule lumière au-dedans de soi ; le
Gros est la foule des débrouillards, des malins qui ne pensent qu’à tirer profit de tout sans être concernés par rien, image du matérialisme vulgaire, etc. Les hommes de l’avenir ont plusieurs visages : les Hercules (la force), le Voyageur (l’audace), qui était joué par Kroutchonykh, les Nouveaux, les Sportifs… Il n’y a aucune action linéaire, aucune progression dramatique. Les six tableaux se succèdent selon un procédé mosaïque. Les deux événements «spectaculaires», «dramatiques», sont la prise du soleil dès le deuxième tableau et l’accident d’avion dans le dernier tableau (évocation de l’accident qui a failli coûter la vie au poète et aviateur futuriste Vassili Kamienski en 1911). Rien ne prépare ces événements : chaque tableau est action pure, autonome.
Comme le réclamait Marinetti, La Victoire sur le soleil a rejeté la psychologie au profit de la « physicofolie » qui détruit toute logique, multiplie les contrastes, désagrège ironiquement « tous les prototypes usés du Beau, du Grand, du Solennel, du Religieux, du Féroce, du Séduisant et de l’Épouvantable », et « fait régner en souverains sur la scène ’invraisemblable et l’absurde » [T.F. Marinetti, « Le Music-Hall » [octobre 1913], in Giovanni Lista, Futurisme. Manifestes. Documents. Proclamations, op.cit., p. 250 et 252.]
Comme l’écrit un des meilleurs spécialistes de Malévitch, Evguéni Kovtoune, « le dernier pas fait sur la voie menant au suprématisme fut la mise en scène de La Victoire sur le soleil » [E.F. Kovtoune, «Introduction à la publication de quelques lettres de Malévitch à Matiouchine » [1974], in Malévitch. Colloque international…, p. 172].. Vingt esquisses pour les décors et les costumes se trouvent au Musée théâtral de Saint-Pétersbourg et le Musée national russe de cette ville possède six autres esquisses. Nous avons les esquisses de cinq tableaux sur les six que comporte l’opéra ; de plus, la couverture de l’édition comporte aussi une esquisse de décors. Nous remarquons que le quadrilatère est la forme de base de ces six projets et que le noir et le blanc sont les seules couleurs employées. À l’intérieur de ce quadrilatère il y a dans chaque tableau un second quadrilatère qui est comme le centre dans lequel viennent s’insérer des éléments cubo-futuristes alogistes. Dans l’esquisse du 5e tableau ces éléments figuratifs ont disparu. Le quadrilatère central est coupé en diagonale en deux zones, une noire et une blanche.
À la suite de Camilla Gray,[Camilla Gray, The Great Experiment : Russian Art (1863-1922), New York, Harry N. Abrams, 1962]., on a porté une grande attention à cette esquisse. Nous devons tout de suite noter, comme l’a fait Rainer Crone [Rainer Crone, « Zum Suprematismus-Kazimir Malevič, Velimir Chlebnikov und Nikolaj Lobačevskij », Wallraf-Richartz-Jahrbuch, vol. 40, 1978], qu’il ne s’agit pas d’un carré, mais d’un quadrilatère tendant au carré et représentant l’image d’une « éclipse partielle », thème qui revient avec insistance dans l’alogisme malévitchien de 1915. Il ne fait pas de doute que, comme l’écrit Denis Bablet, le spectacle «tendait à l’abstraction» [Denis Bablet, Les Révolutions scéniques du XXe siècle, Paris, Société internationale d’art du XXe siècle, 1975, p. 92].. On assistait bien à la naissance du « carré » qui devait enfermer toute la figuration picturale du passé dans un signe appelé à des développements considérables. Ce signe, le quadrilatère noir, « l’enfant royal » [K. Malévitch, Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural, in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 66., « l’icône de mon temps» [Lettre de Malévitch à Alexandre Benois, mai 1916, in K. Malévitch, Écrits II. Le miroir suprématiste, Lausanne, L’Âge d’homme, 1993, p. 46], s’élabore encore dans les dédales de l’alogisme pictural de l’artiste en 1913-1915. On le voit apparaître dans l’esquisse du 6e tableau et dans celle pour le rideau. En 1915 et dans les années 1920, Malévitch a réalisé de nouvelles esquisses. L’esquisse pour le rideau, reproduite par B. Livchits en 1933 dans son Archer à un œil et demi est daté 1915, ce qui explique la présence d’éléments nettement suprématistes. Malévitch a donc ainsi voulu accréditer ou conforter ce qu’il n’a cessé de répéter à toute occasion, à savoir que le suprématisme datait de 1913. Quatre des six esquisses (sauf le Lecteur et le Sportif) du Musée national russe, où certaines têtes sont remplacées par les motifs des cartes à jouer (trèfle, pique, carreau…), datent des années 1920.
Dans sa lettre à Matiouchine du 27 mai 1915, Malévitch lui demande de reproduire sur la couverture d’une seconde édition (non réalisée) du livret de La Victoire sur le soleil l’esquisse pour le dernier acte où la victoire est acquise.
“Ce dessin aura une grande signification en peinture. Ce qui a été créé inconsciemment porte des fruits inhabituels.”
.[Lettre de Malévitch à Matiouchine, 27 mai 1915, in Malévitch. Colloque international…, p. 181.
L’artiste dit « inconsciemment », ce qui implique bien qu’il n’avait pas encore conceptualisé en 1913, lors de la préparation de La Victoire sur le soleil, la présence insistante dans l’opéra des quadrilatères et de la bipolarité noir/blanc. Cette esquisse pour le rideau représentait un carré noir, « germe de toutes les possibilités », « ancêtre du cube et de la sphère » [Lettre de Malévitch à Matiouchine, juin (?) 1915, in E. Kowtun, « Die Entstehung des Suprematismus », in Von der Fläche zum Raum. Russland 1916-1924, cat. exp., Cologne, Galerie Gmurzynska, 1974, p. 37 ; voir l’original russe dans Malévitch sur lui-même…, t. I, p. 67.] . La dernière édition de La Victoire sur le soleil ne vit pas le jourcvet le carré noir sera utilisé par Matiouchine pour la couverture de la brochure de Malévitch à la fin 1915, Du cubisme au futurisme. Le nouveau réalisme pictural .
Cette évolution vers l’irruption du sans-objet se constate aussi dans les esquisses pour les costumes, lesquels sont conçus aussi à partir d’éléments cubo-futuristes alogistes :
“Les masques, qui dissimulent les visages, transforment les comédiens et les dénaturalisent comme le feront plus tard les costumes d’Oskar Schlemmer dans le Ballet triadique“
[ Denis Bablet, Les Révolutions scéniques du XXe siècle, op. cit., p. 92..]
Comme dans les décors, la surface est formée de plans géométriques qui, ici, sont peints de couleurs franches et contrastées. Le noir et le blanc jouent, comme dans les décors, un rôle important, mais, ici, par rapport aux autres couleurs. Dans le premier tableau les murs de la boîte scénique étaient blancs et le sol noir. Les esquisses des costumes pour l’Hercule futuraslave, pour Néron, pour le Voyageur, personnages de ce tableau, sont également en noir et blanc.
L’esquisse de costume la plus étonnante est sans aucun doute celle des Fossoyeurs, qui apparaissent dans l’opéra au 3e tableau. Pour cette scène, les murs et le sol étaient entièrement noirs. Le corps du fossoyeur est un « carré noir » ce qui évoque, figurativement, l’extrémité d’un cercueil, mais qui impose déjà le sens donné à cette image dans l’œuvre de Malévitch de 1913 à 1915, à savoir l’intrusion totale de l’absence d’objets. Le « carré noir » porté comme drapeau, dans l’esquisse pour le Fossoyeur, dont les deux bras portent un brassard avec également un carré noir, fixe la date, pour ceux qui en douteraient encore, de la naissance, plus ou moins consciente, du suprématisme en 1913, comme Malévitch n’a cessé de l’affirmer.
Dans les vingt esquisses du Musée théâtral de Saint-Pétersbourg, qui ont été utilisées pour le spectacle de 1913, les personnages sont conçus comme des mannequins géométrisés de manière primitiviste. Ce sont des constructions de plans géométriques dont certains peints de couleurs vives en nombre limité : rose-lilas, rouge, vert, bleu, jaune. Ces surfaces colorées sont mises en contraste avec le noir et le blanc présents sur toutes les esquisses. Ces robots cubo-futuristes sont à ranger dans la galerie des personnages hyperboliquement parodiques d’Ubu roi aux Mamelles de Tirésias. Le dessin pour les Froussards réduit la géométrie et la couleur à sa plus simple expression. Ce laconisme annonce le théâtre constructiviste des années 1920 qui trouvera ici des leçons d’économie.
L’apport capital de Malévitch dans La Victoire sur le soleil est l’utilisation scénographique de la lumière. On sait l’importance de la lumière pour Gordon Craig : c’est un élément du spectacle qui «crée l’ambiance, la soutient et la modifie» [Ibid., p. 307-312.]. Malévitch va plus loin, il fait de la lumière « un principe créant la forme et légitimant l’existence des choses dans l’espace» [Bénédikt Livchits, L’Archer à un œil et demi, op.cit., p. 181.. Denis Bablet écrit :
“Lorsque Gordon Craig crée son art du mouvement, il invente en fait une sorte de théâtre abstrait, lorsque Malévitch morcelle de ses faisceaux de lumière les personnages de La Victoire sur le soleil, lui aussi tend vers un théâtre abstrait où l’homme n’est plus centre suprême, mais facteur d’expression parmi d’autres.”
[Denis Bablet, Les Révolutions scéniques du XXe siècle, op. cit., p. 175]
. C’est par l’emploi des projecteurs que Malévitch montrait la destruction des objets, leur réduction au néant, leur dématérialisation.
Le témoignage du poète Bénédikt Livchits rend compte du caractère abstrait embryonnaire du spectacle :
“Dans les limites de la boîte scénique, la stéréométrie picturale prenait naissance pour la première fois ; un système rigide de volumes se constituait, ramenant au minimum les éléments du hasard imposé de l’extérieur par le mouvement des corps humains. Ces corps étaient mis en pièces par les lames des phares, ils perdaient alternativement les bras, les jambes, la tête, car pour Malévitch ils n’étaient que des corps géométriques soumis non seulement à la décomposition en éléments, mais aussi à la complète désagrégation dans l’espace pictural. L’unique réalité était la forme abstraite qui avait englouti, sans qu’il en restât rien, toute la vanité luciférienne du monde.”
Une chose est à noter : les quatre esquisses du Musée national russe, qui appartiennent à un second souffle (les deux Hercules futuraslaves, le Guerrier turc et le Guerrier), annoncent de façon frappante la série des « Visages sans visage » de la fin des années 1920. On peut également émettre l’hypothèse que des figures de ce type ont servi à Malévitch pour la pièce de Maïakovski Mistère-Bouffe, montée à Pétrograd en 1918. L’élève de Malévitch, Paviel Mansourov, a affirmé avoir aidé Malévitch à poser les décors de cette pièce. Selon Mansourov, on trouvait dans ces esquisses une préfiguration de ce que Malévitch devait faire par la suite, dans la période postsuprématiste :
“Il y avait déjà, en 1918, les éléments iconographiques de la peinture d’icônes la plus populaire. […] Ces esquisses étaient comme l’ébauche préparatoire de l’icône,
comme ses contours.”
[Intervention de Paviel Mansourov lors du symposium international pour le centenaire de la naissance du peintre, in Malévitch. Colloque international…, p. 114]