Malévitch (suite) [CHAPITRE XVI] De l’abstraction
[CHAPITRE XVI]
De l’abstraction
“La forme est convention, en Réalité la forme n’existe pas.”
[K. Malévitch, Dieu n’est pas détrôné. L’art. L’Église. La fabrique, in Kazimir Malévitch, Écrits, § 4].
La tâche de l’artiste intuitif est donc de faire disparaître la forme-convention au maximum pour laisser émerger la seule Réalité : l’être-excitation. Certes, les signes fondamentaux du suprématisme, le carré, le cercle, la croix, aussi bien que la toile sur laquelle ils sont inscrits, sont des formes. Malévitch essaie de les dissoudre dans le mouvement coloré pictural qui est la seule réalité de la peinture. Pour lui, la peinture c’est avant tout la couleur qui fait exploser de l’intérieur la forme, qui la dilue :
“La surface coloriée est la forme vivante réelle.”
[K. Malévitch, Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural, in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 61]
Cet aphorisme est l’aboutissement de toute une réflexion et de toute une pratique de la peinture depuis l’impressionnisme. Le point de départ, dans l’art européen, de cette proclamation de l’autonomie de l’espace du tableau par rapport à la nature, c’est la fameuse déclaration du Nabi Maurice Denis dans son célèbre article « La définition du néotraditionnisme », paru dans la revue Art et critique des 23 et 30 août 1890 :
“Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain nombre assemblées.
Et Kandinsky dit en 1912 :
“[Cézanne] savait faire d’une tasse une création qu’insuffle l’esprit ou, plus exactement, il savait découvrir dans cette tasse une création précise. […] Ce n’est pas la pomme, ce n’est pas l’arbre qui se présentaient à lui, mais tout cela lui était indispensable pour la formation d’une chose ayant une sonorité picturale intérieure, chose dont le nom est le tableau.”
[Vassilii Kandinsky, O doukhovnom v iskousstvié (Jivopis’) [Du spirituel dans l’art (La peinture)] [1911], in Troudy vsiérossiïskovo s’’iezda khoudojnikov, Pétrograd, 1914 [Travaux du Congrès des artistes de toute la Russie, Pétrograd, 1914], 51, 52 (chap. III, « Le tournant »), republié in Vassilii Kandinsky, Izbrannyïé troudy po téorii iskousstva [Travaux choisis sur la théorie de l’art], Moscou, « Guiléya », 2008, t. I, p. 117-118]
Au même « Congrès des artistes de toute la Russie », où furent prononcées ces paroles de Kandinsky, le poète et théoricien Sergueï Bobrov, ami de Larionov, de Natalia Gontcharova et de Kandinsky recourt à une formule encore plus radicale :
“Nous posons que le procédé consistant à couvrir la toile de couleurs […] est en soi et.pour soi un acte de création.”
[S. Bobrov, « Osnovy novoï rousskoï jivopissi » [Bases de la nouvelle peinture russe] [1911], in Troudy vsiérossiïskovo s’’iezda khoudojnikov, Pétrograd, 1914 [Travaux du Congrès des artistes de toute la Russie, Pétrograd, 1914], ibid., p. 43]
Les travaux de ce congrès furent édités en 1914, à un moment précisément où Malévitch faisait lutter les quadrilatères abstraits avec les objets les plus insolites du réel. Or il y a dans ce recueil une illustration en couleurs qui suit le traité de Kandinsky Du spirituel dans l’art (La peinture) et qui est le quatrième tableau explicatif de l’essai, tableau que John Bowlt a été le premier à signaler et à reproduire dans son édition américaine, alors qu’habituellement seuls les trois premiers tableaux en noir et blanc étaient reproduits. [Cf. John Bowlt et Rose-Carol Washton Long, The Life of Vasilii Kandinsky in Russian Art. A Study of « On the spiritual in Art », Newtonville (Mass.), Oriental Research Partners, 1980, rééd. 1984 (le tableau explicatif est correctement reproduit sur la jaquette du livre, mais inversé à l’intérieur du volume, p. 112). Cette illustration représente deux fois verticalement un triangle jaune, un cercle bleu et un carré rouge, la première série sur fond noir, la seconde sur fond blanc. Le commentaire de cette illustration est : « Vie élémentaire de la couleur simple et sa dépendance du milieu le plus simple.” [V. Kandinsky, O doukhovnom v iskousstvié (Jivopis’) [Du Spirituel dans l’art (La peinture)] [1911], in Troudy vsiérossiïskovo s’’iezda khoudojnikov, Pétrograd, 1914 [Travaux du Congrès des artistes de toute la Russie, Pétrograd, 1914], op. cit., p. 76-77, et in V. Kandinsky, Izbrannyïé troudy po téorii iskousstva [Travaux choisis sur la théorie de l’art], op. cit., p. 128-129.].
Comment ne pas voir là une chiquenaude donnée à la pensée picturale de Malévitch, malgré l’évidente et incommensurable différence des visées ? Le tableau explicatif se réfère à des passages du texte de Kandinsky, comme par exemple celui où l’auteur parle de la « forme abstraite » qui « n’incarne pas sur la surface d’objet réel mais est entièrement un être abstrait » :
« Le carré, le cercle, le triangle, le losange, le trapèze et d’innombrables autres formes qui deviennent de plus en plus complexes et qui échappent à toute désignation mathématique sont de tels êtres abstraits qui mènent, en tant que tels, leur propre vie, qui exercent leur influence et leur action. Toutes ces formes sont des citoyennes à part entière du royaume de l’esprit. »
[Ibid., p. 56 et ibid., p. 126-127.]
En nommant la sphère de l’abstrait, mais en refusant « pour le moment » de « dédaigner le concret », Kandinsky prépare à sa manière le terrain conceptuel qui permettra à Malévitch de faire le saut de 1915 dans le sans-objet. Ce dernier n’aura plus qu’à débarrasser ses formes minimales géométriques de tout psychologisme culturel et autres Stimmungen.
Larionov a lui aussi, par sa pratique du rayonnisme et ses formulations de 1913, préparé le terrain du suprématisme :
“L’essence de la peinture, c’est la combinaison de la couleur, de sa saturation, le rapport des masses colorées, la mise en profondeur, la facture-texture.”
[M. Larionov, Loutchizm [Le rayonnisme], Moscou, 1913, in fine].
Parmi les nombreuses pulsions, en dehors de celles, évidentes, du cubisme et du futurisme, qui ont conduit au minimalisme absolu du suprématisme en 1915, d’autres jalons peuvent être décelés. On a certes mentionné le geste futuriste du poète Vassilisk Gniédov, qui intitula en 1913 une simple feuille blanche « Poème de la fin ». Mais je crois qu’il faut aussi prendre en compte dans la marche vers le suprématisme l’œuvre de Vladimir Bourliouk, mort prématurément à la guerre en 1917. Ce grand peintre du XXe siècle est resté méconnu parce que ses tableaux sont peu nombreux, dispersés et peu présents dans les expositions et les livres sur l’avant-garde russe. Son système de parcellisation de la surface de la toile en unités géométrisantes minimalement colorées (cf. son Vase de fleurs du MNR, ou le Paysage du Museum Ludwig à Cologne, vers 1909-1910), ou bien sa construction de la toile en plans géométriques comme dans Tête [Voir la reproduction de Tête dans J.-Cl. Marcadé, Le Futurisme russe 1907-1917 : aux sources de l’art de XXe siècle, P. Dessain & Tolra, 1989, p. 63], dont la version lithographique se trouve dans l’almanach futuriste Le Vivier aux juges no 2 et sur une affiche de L’Union de la jeunesse en 1913, sont autant de leçons formelles qui tendent à réduire au maximum la représentation de la réalité et à l’enfermer dans un réseau d’unités géométriques.
Il est certain que, en 1912-1913, la représentation des rythmes colorés, des « sons intérieurs », était à l’ordre du jour, conduisant plusieurs artistes européens à la non- figuration. Les Russes Kandinsky et Léopold Survage, le Tchèque Kupka, le Français Robert Delaunay et sa femme Sonia Terk, les Américains Stanton Macdonald-Wright et Morgan Russell se réfèrent expressément à l’abstraction musicale ; quant au futurisme de Russolo et de Balla ou au rayonnisme de Larionov et de Natalia Gontcharova, ils utilisent le procédé des lignes-forces lumineuses pour donner une nouvelle interprétation non figurative de l’objet. On pourrait ajouter encore Picabia, dont Malévitch analysera les œuvres dans les années 1920 [ Cf. K. Malévitch, « Le cubo-futurisme » [1929], in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 529-530 : « Nous voyons dans les tableaux de Picabia une réalité nouvelle, dont les taches picturales sont réparties dans divers rapports temporels. Cela n’est pas, bien entendu, ce que nous voyons dans les tableaux des futuristes et des cubistes. […] C’est dire que nous avons une réalité entièrement nouvelle faite d’éléments dont les rapports compositionnels doivent nous donner telle ou telle sensation, voire contenu. »], ou, à nouveau, Kupka, mais il faut ici se rappeler ce qu’écrivait Jean Cassou :
” Chacun a inventé l’art abstrait, mais on ne saurait dire que l’art abstrait a été inventé par tel ou tel d’entre eux. Chacun a inventé l’art abstrait en inventant son art abstrait, et cette invention de chacun est incommensurable et incomparable à l’invention de chacun des autres. Il s’agit, répétons-le, d’autant d’expériences, au sens spirituel du mot, et toute expérience de cette sorte constitue un tout en soi; elle ne saurait être définie à l’aide d’expériences plus ou moins analogues et plus ou moins contemporaines.
[Jean Cassou, « Préface », in Kupka, Paris, Pierre Risné, 1964, p. 9.
. “La radicalité suprématiste fait triompher, à travers ces unités-plans, le « mouvement purement coloré ». Ce qui est important dans un tableau, c’est la couleur qui « tue le sujet », c’est le mouvement des masses colorées. Il s’agit d’une mystique picturale de la couleur, seule énergie capable, dans ses vibrations, dans son intensité, dans sa densité, de traduire l’abîme de l’être-excitation : «J’ai fait des abîmes avec mon souffle . »”
[K. Malévitch, Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural, in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 69]
Les deux bases du suprématisme pictural sont le noir et le blanc dans lesquels se résorbent toutes les gammes colorées. Si Malévitch est passé par un stade suprématiste coloré pour faire apparaître les différentes nuances ondulatoires de la luminance, il n’en a pas moins privilégié le noir et le blanc, les deux pôles de l’absorption et de la diffusion des radiations visibles :
“Le noir et le blanc dans le suprématisme servent comme énergies qui dévoilent la forme. […] Je considère le blanc et le noir comme étant déduits de gammes de couleurs hautement colorées..”
[K. Malévitch, Écrits, p. 252]
Chez lui, en aucun cas les couleurs ne sont un attirail conventionnel et culturel ayant des équivalents psychologiques artificiellement établis. En cela il est opposé à toute symbolique des couleurs (celle de Marianna Werefkin ou celle de Kandinsky, par exemple). La « perfection blanche » du Carré blanc sur fond blanc est à la fois la manifestation de l’être abyssal et le triomphe du pictural. Jamais n’aura été affirmé avec autant de vigueur la souveraineté du « mouvement purement coloré ».
Pour Malévitch, la couleur est, comme nous l’avons dit plus haut, une énergie émanant du matériau. Le peintre écrit en 1920 :
“La chose principale dans le suprématisme, ce sont les deux bases – les énergies du noir et du blanc. Noir et blanc qui servent au dévoilement de la forme de l’action ; j’ai en vue
seulement la nécessité purement utilitaire économique ; c’est pourquoi tout ce qui est coloré est éliminé.”
[K. Malévitch, Le Suprématisme 34 dessins [1920], in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 251]
L’art pictural, qui avait fini par se perdre dans la jungle des apparences et dans l’hédonisme, retrouvait avec Malévitch sa véritable fonction – le dévoilement de l’être abyssal par la couleur. Malévitch a redonné sa dignité à l’acte de peindre. Dans les grandes œuvres du passé, comme dans celles qui ont suivi le suprématisme, ce qui est réellement pictural ce ne sont pas les anecdotes et les prétextes, mais les unités colorées – ce que nous appelons souvent la lumière ou la transparence d’un tableau. Les formes de tout tableau paraissent et disparaissent pour ne laisser vivre que le rythme coloré.
C’est dans l’optique du « pictural en tant que tel » que Matisse a pu déclarer : « tout art est abstrait » {H. Matisse, Écrits et propos sur l’art, Paris, Hermann, éd. Dominique Fourcade, 1972, p. 252.]. Il voulait dire par là, de toute évidence, que l’abstraction est l’être même de la peinture et que son apparition comme style au début de ce siècle doit être considérée comme un moment, une étape maximale, on pourrait dire l’akmé de la marche de l’abstraction dans toute l’histoire, quand l’abstraction se peint elle-même, fait apparaître sur la toile ce qui n’apparaît pas dans la représentation figurative mais qui transperce apophatiquement les objets.
À partir de 1910, l’artiste du XXe siècle qui avait rejeté quatre siècles d’académisme renaissant et avait fait table rase des codes conventionnels de la représentation se trouva confronté non plus avec la réalité sensible, que la « perspective scientifique » avait cru cerner de façon victorieuse, mais avec le Réel, la vérité de l’être qui a surgi dans sa nudité, dans son exigence essentielle, sans la médiation objectiviste. La représentation mimétique de la nature fut dès lors mise en question au fur et à mesure que les peintres prirent conscience que la réalité sensible n’était qu’une manifestation parmi beaucoup d’autres de l’essence de l’objet. Le pictural devint avant tout l’organisation d’un espace autonome, dont le tableau de chevalet n’était qu’une expression, historiquement datée, parmi d’autres, où intervenaient aussi bien l’acte de penser, l’impulsion conceptuelle, que le geste, l’acte existentiel. Il ne s’agissait plus de reproduire le monde sensible, selon la lecture théorique qui avait été faite de la mimèsis aristotélicienne, lecture qui était niée, en fait, dans la pratique picturale, puisque le pictural en tant que tel resta toujours la préoccupation des grands artistes du passé au- delà des styles d’époque, il s’agissait désormais de créer le lieu où se déroule l’événement pictural. Dans Des nouveaux systèmes en art (1919), Malévitch écrit :
“Seuls quelques artistes ont considéré la peinture comme une action qui a son propre but. De tels artistes ne voient ni les maisons, ni les montagnes, ni le ciel, ni les rivières comme tels, pour eux ils sont des surfaces picturales et c’est pourquoi il leur importe peu de savoir s’ils seront ressemblants, si l’eau sera bien exprimée ou bien le stuc d’une maison ou bien si la surface picturale du ciel sera peinte au- dessus du toit d’une maison ou bien de côté. Ils voient que sur les surfaces croît seulement la peinture et ils la rendent, la transplantent sur la toile en un système harmonieux nouveau.”
[K. Malévitch, Des nouveaux systèmes en art. Statique et vitesse [1919], in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 232]
Parmi les grands fondateurs de l’abstraction au XXe siècle (Kandinsky, Kupka, Picabia, Larionov, Robert et Sonia Delaunay, Malévitch, Tatline, Mondrian), seul Malévitch a fait le saut radical dans l’inconnu, dans le Rien, dans le sans-objet total, dans le Rythme essentiel du monde, dans le pictural en tant que tel où la lumière n’est plus celle, illusoire, du soleil, mais celle du Noir et du Blanc dont émanent et où reviennent toutes les autres couleurs. C’est du sein du Rien, du sans-objet, de la vie vivante du monde que part l’excitation, c’est-à-dire le Rythme. Quand Malévitch écrit qu’il a « libéré le Rien », cette libération de la liberté n’est-elle pas la vraie abstraction ? On voit par là que l’abstraction n’est pas une recette picturale de plus, elle est, comme l’écrit Emmanuel Martineau à propos de Malévitch, « une nouvelle spiritualité où l’homme à l’imitation du Rien et du Dieu “non objectif” apprendrait à devenir lui aussi liberté pure » [E. Martineau, Malévitch et la philosophie, op. cit., 4e de couverture].
L’abstraction est, sans aucun doute, la ligne dominante de l’art du XXe siècle, celle de la modernité, de l’avant-garde. Elle apparaît comme la révolution la plus forte de la pensée de ce siècle au même titre que la phénoménologie avec laquelle l’abstraction historique a des affinités puisque toutes deux ont suivi la même voie de la réduction.