Malévitch (suite) [CHAPITRE XXII] Le suprématisme magnétique
[CHAPITRE XXII]
Le suprématisme magnétique
Dès 1915, Malévitch avait fait apparaître sur plusieurs toiles des quadrilatères qui étaient soudés ou étaient tenus en équilibre de tension, manifestant la sensation de l’attraction magnétique. On peut même dire que l’élément magnétique est une composante essentielle du système planétaire suprématiste. Dans la mesure où, de façon générale, le suprématisme vise à faire apparaître un peuplement pictural de l’espace, le problème des rapports et des interactions des formes est primordial. La force de la statique, le « repos dynamique », la dissolution cosmique et mystique sont les objectifs de la pratique et de la pensée du suprématiste. L’énergie, non figurative par excellence, est le moteur qui attire irrésistiblement les formes vers un « centre », lequel n’est cependant au milieu de rien. C’est le magnétisme pictural qui permet de tenir en suspension les formes, et crée les conditions de l’« économie » suprématiste, consistant principalement à « répartir le poids dans des systèmes d’apesanteur » [K. Malévitch, Dieu n’est pas détrône. L’art. L’Église. La fabrique, in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 323, § 16]. Grâce à cette force, les quadrilatères ne « tombent » pas. Les barres, les rectangles se croisent dessus, dessous, s’accumulent ou se tiennent à distance : ils sont mus par une même dynamique qui les maintient tout naturellement, organiquement, sans hostilité, dans un même état. Ses formes sont à la fois liées par la nécessité et libres. Voilà encore une aporie suprématiste, celle qui fait se manifester à la fois l’invincible attraction et l’impondérabilité. Ainsi est atteint ce mouvement « contre- primitiviste » auquel se référait Malévitch en 1919 :
« Dans son essence [le mouvement contre-primitif] a un mouvement contraire : la décomposition, la pulvérisation de ce qui est rassemblé en éléments séparés, l’aspiration à s’arracher à l’esclavage de l’identité figurative de la représentation, à l’idéalisation et à la simulation, pour aller vers la création immédiate. Je veux être le faiseur des nouveaux signes de mon mouvement intérieur, car c’est en moi qu’est la voie du monde, et je ne veux pas copier et déformer le mouvement de l’objet et des autres variétés des formes de la nature. »
[K. Malévitch, Des nouveaux systèmes en art. Statique et vitesse, in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 211]
Ainsi, Malévitch part de la déconstruction de tout le monde visible pour se livrer à la reconstruction du seul monde vivant réel, le monde sans-objet. Cette reconstruction d’une image du monde est, bien entendu, nourrie de l’esprit du temps, des discussions contemporaines sur la mécanique céleste, l’énergie des corpuscules, la gravitation universelle, la relativité de l’espace, le radium, etc. Il serait vain d’y chercher une explication de la science. C’est l’œuvre d’un artiste qui, par l’intuition, fait éclater des évidences, rejoignant en quelque lieu secret celle des savants. Mais l’avantage du créateur sur le savant, c’est que ses découvertes ne risquent pas d’être dépassées quelques décennies plus tard. Elles gardent leur pouvoir quasi magique de nous faire participer aux arcanes de l’Univers, de nous en entrouvrir quelques rythmes, lesquels coïncident avec ceux de notre corps et de notre pensée, montrant par là un accord, une connivence, une conjonction qui a priori n’est pas mystique. Les deux barres en croix qui émergent d’un champ rectangulaire noir sur un autre champ rectangulaire blanc, sur un dessin de 1915 du Ludwig Museum [Nakov, S-105 place ce dessin, sans que l’on en sache la raison, dans la catégorie (vraiment non suprématiste !) du « suprématisme narratif »… De même, l’œuvre est reproduite arbitrairement, à l’encontre de sa présentation, au Ludwig Museum, avec la croix dirigée vers le bas…], sont le surgissement, hors du sans-objet, dans le blanc, du signe crucifère, né ici d’une jonction purement magnétique des deux traverses, et l’on sait que la croix est une des expressions par excellence du sans-objet, mais aussi cette forme garde sa force émotionnelle au-delà des significations culturelles.