Malévitch (suite) [CHAPITRE XXV] Plans et projets. Les Architectones
[CHAPITRE XXV]
Plans et projets. Les Architectones
L’architecture de Malévitch dans les années 1920 (les « Architectones ») est à replacer dans sa vision prophétique et fait un violent contraste avec le mouvement architectural constructiviste qui s’affirme à ce moment-là en Russie et en Allemagne. Ce n’est pas que le peintre ait renoncé à l’utilitarisme ou au fonctionnalisme, mais il ne recherche point une adaptation de l’architecture aux besoins immédiats de la société. Ainsi, les maquettes de ses Architectones tiennent compte de la dimension cosmique d’où viennent les impulsions, « l’excitation », le « Rythme ». Toute la pensée suprématiste est tournée vers l’espace comme lieu dispensateur des énergies dont il convient de s’emparer. Elle rêve des « temps où la Terre et la Lune seront pour l’homme source d’énergie, de mouvement, c’est-à-dire du moment où il utilisera leur force rotative comme l’eau pour le moulin, car maintenant toutes ces choses tournent en vain »[ Lettre de Malévitch à Matiouchine du 9 mai 1913, in Malévitch sur lui-même..., t. I, p. 51]
Comme tout système utopique (« utopique » de notre point de vue, c’est-à-dire à un moment historique où les conditions d’une réalisation concrète de la vision du futur ne paraissent pas être réunies, mais évidemment non considéré comme tel par Malévitch), le système suprématiste invente de nouvelles appellations pour désigner les réalités à venir ; c’est ainsi que sont formés divers néologismes : architectonie (arkhitectona) ; les Architectones, lesquels sont dotés de qualitatifs comme Alpha, Bêta, Gota, Zêta, Loukka ; architecturales, les maisons spatiales sont des planity, les Terriens de ces maisons sont des zemlianity… Malévitch écrit en 1919 :
« Ayant établi les plans déterminés du système suprématiste, l’évolution ultérieure du suprématisme, désormais architectural, je la confie aux jeunes architectes, dans le sens large du terme, car je vois l’époque d’un nouveau système d’architecture seulement en lui. »
[ K. Malévitch, Suprématisme, 34 dessins [1920], in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 263]
. À partir de 1923, à Pétrograd, il réalise ses Architectones avec ses élèves ; ce sont des constructions blanches constituées d’éléments collés à base cubique. À cette occasion il développe une théorie qu’il appelle architectonie, dans laquelle il dénonce la finalité utilitariste de l’architecture constructiviste contemporaine. Le fondateur du suprématisme veut revenir au « quatrième stade du cubisme ». Dans ce stade, le peintre passe à l’édification de sa conception picturale dans l’espace, dans lequel il assemble toutes sortes de matériaux, les lie, les construit ; ce sont de pures sélections abstraites de matériaux selon la sensation qu’ils donnent et leurs rapports picturaux, sans que l’artiste ait spécialement en vue la possibilité que privilégiraient ceux qui possèdent la sensation architecturale.
L’apport original des idées architecturales de Malévitch, c’est son obsession de voir une architecture vraiment artistique : ce caractère purement plastique apparaît dans les Architectones qui n’ont ni portes ni fenêtres.
Les Architectones se divisent en deux séries : l’une, horizontale, l’autre, verticale. On y note le refus de la symétrie (de grandes formes s’entassent sur de plus petites), le renversement des rapports traditionnels à la masse architecturale (le « lourd » domine le « léger »), les contrastes de grandeur, la multiplicité des points de vue sur le bâtiment quand on en fait le tour [Cf. S.O. Khan-Magomiédov, Souprématizm i arkhitektoura (problémy formoobrazovaniya) [Le suprématisme et l’architecture (problèmes de constitution des formes)], Moscou, Arkhitektoura-S, 2007, p. 362 sqq.].
Le peintre suprématiste a donné des appellations quelque peu énigmatiques à ses Architectones : Alpha, Bêta, Gota, Zêta, Loukka. Le chercheur français Patrick Vérité a interprété ces dénominations [ Patrick Vérité, « Malevič et l’architecture. À propos des “objets-volumo-constructions” suprématistes », o.c., p. 47-5]. Selon lui, Alpha pourrait désigner le point initial, fondateur de l’architectonie ; Bêta serait comme une référence à Bethléem (souvenons- nous que le carré de 1915 a été appelé par Malévitch « l’Enfant royal », « l’icône de notre temps ») ; Gota est peut-être une référence à la verticalité des constructions gothiques ; Zêta ferait allusion à l’athlète thébain Zèthos, qui a transporté sur son dos les pierres nécessaires à la construction de la ville[Cf. Jacques Desautels, Dieux et mythes de la Grèce ancienne, Les Presses de l’Université de Laval, 1988, p. 374-375] ; enfin Loukka (une colonne) rappellerait les obélisques de Louksor.
Le Centre Georges-Pompidou, à Paris, a entrepris entre 1978 et 1980 la reconstitution de plusieurs Architectones à partir de photographies existantes et des huit cents pièces de plâtre originales provenant du démontage des Architectones après la mort de Malévitch. Le Danois Poul Pedersen a ainsi pu assembler les éléments existants aux éléments manquants soigneusement reconstitués. C’est ainsi qu’ont pu être construits les Architectones Alpha, Bêta, Gota 2a, Zêta [Jean-Hubert Martin. Malévitch. Architectones peintures dessins, Paris, Centre Georges- Pompidou, 1980]. Nous pouvons les comparer avec les reconstitutions d’Alpha et de Gota, réalisées au Musée national russe de Saint-Pétersbourg. Les deux variantes comportent un certain nombre de fragments originaux [Jean-Claude Marcadé, Jean-Hubert Martin et Evguénia Pétrova, Kazimir Malevich, Barcelone, Fundacio Caixa Catalunya, 2006, p. 213-237 (trois catalogues en anglais, en castillan et en catalan)].
Déjà en 1913, Malévitch avait prévu les temps où « les grandes villes et les ateliers des peintres contemporains s’appuieraient sur d’énormes zeppelins » [Lettre de Malévitch à Matiouchine du 9 mai 1913, in Malévitch sur lui-même…, t. I, p. 521]. Et alors qu’en 1920 l’artiste ukraino-russe prévoit les vols interplanétaires et les spoutniks sur orbite, Khlebnikov écrit Le Rocher venant du futur (1921), où il développe l’idée des villes volantes :
« Les gens vont par le sentier de l’absence de poids comme un pont invisible. Des deux côtés, il y a un ravin donnant sur le gouffre de la chute ; un trait noir terrestre montre la route. Tel un serpent voguant sur la mer, ayant relevé haut la tête, la poitrine de l’édifice vogue dans l’air, semblable à la lettre russe G [Г] inversée. Serpent volant de l’édifice. Il croît telle une montagne de glace dans la mer du Nord. Le rocher de verre droit de la rue en aplomb des khaty [maisons ukrainiennes] dont l’angle est dressé en l’air, vêtu de vent est le cygne de ces temps. »
[ Sobraniyé proizviédéniï Vélémira Khlebnikova [Œuvres de Vélémir [sic] Khlebnikov], t. IV, Léningrad, 1930, p. 296, cité ici d’après Eugène Kovtoune et Alla Povélikhina, « La ville futuriste de Sant’Elia et les idées architecturales de Xlebnikov », trad. Sylviane Siger et Jean- Claude Marcadé, in Présence de Marinetti (sous la direction de Jean-Claude Marcadé), Lausanne, L’Âge d’homme, 1982, p. 270].
Une série de projets, comme la Maison spatiale du pilote (SMA), s’intitulent « Planity » ; sur un dessin Malévitch précise que le planit, c’est-à-dire la maison spatiale,« est construit en dehors de tout but, mais [que] le Terrien (zemlianit) peut l’utiliser pour ses propres buts » (Andersen, no 85, p. 104).
Ce n’est pas l’un de ses moindres mérites d’avoir prévu de façon visionnaire et décrit les recherches actuelles sur les sources d’énergie… et les spoutniks :
« L’appareil suprématiste – si on peut s’exprimer ainsi – sera d’un seul bloc, sans aucune jointure. La poutre en sera fondue à partir de tous les éléments, à l’image du globe terrestre qui porte en lui la vie des perfections, de sorte que chaque corps suprématiste construit s’insérera dans l’organisation naturelle conformément aux lois de la nature physique et formera par lui-même un nouveau satellite ; il suffit de trouver le rapport entre deux corps qui courent dans l’espace : la Terre et la Lune ; entre eux il peut être construit un nouveau satellite suprématiste équipé de tous le éléments, satellite qui se déplacera sur orbite en ayant tracé sa nouvelle route. »
[K. Malévitch, Suprématisme, 34 dessins [1920], in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 250]
Vers la même époque, Khlebnikov écrit son article Les Maisons et nous (1914), où il présente la ville du futur incarnant l’idée de la conquête urbaniste de l’espace :
« Dans cette ville l’homme s’inscrit dans un autre monde de sensations spatiales, dans le monde où la rupture qui s’est formée entre la nature et l’homme a disparu. »
[Cité par E. Kovtoune et A. Povélikhina, « La ville futuriste de Sant’Elia et les idées architecturales de Xlebnikov », art. cité, p. 270]
La pensée cosmique est très forte en Russie depuis le début du XXe siècle avec les idées maximalistes du philosophe laïque chrétien autodidacte Nikolaï Fiodorov (1828-1903), qui voulait que la technique fût mise au service de la libération de l’homme, permît de vaincre le mouvement entropique de la nature, activât la prise de possession du cosmos par la maîtrise des processus cosmiques et parvînt à la « résurrection des pères ». Le « cosmisme » fiodorovien a marqué des courants de pensée contradictoires : les philosophes Vladimir Soloviev et Nikolaï Berdiaev, les poètes Vladimir Maïakovski et Vélimir Khlebnikov, les peintres Paviel Filonov et Vassili Tchékryguine, l’écrivain Andreï Platonov. Bien que Malévitch ne puisse accepter l’activisme de la raison, qui est à la base de la théorie de Fiodorov, il a certainement été marqué par la « conquête des étoiles » qu’elle implique. La Conquête des étoiles est le titre d’un poème épique, écrit en français en 1902 par le futur fondateur du futurisme, Marinetti, et qui traduit l’esprit du temps : « L’heure est venue de conquérir l’espace et de monter à l’assaut des étoiles ».
Fiodorov inspirera tout particulièrement la philosophie cosmique du père de la cosmonautique russe, Konstantine Tsiolkovski (1857-1935), dont le monisme prêtait à tous les degrés de la matière sensibilité et esprit, d’une manière apparentée au suprématisme. Tsiolkovski prévoyait la colonisation par les hommes du système solaire. Toute une série de dessins de Malévitch fait partie de ce qu’il a appelé le « suprématisme aérien », qu’il a lui-même critiqué dans le graphique no 16 (Andersen, p. 147) en considérant qu’il s’était trop laissé influencer par le milieu (toujours la polémique avec le marxisme !) et avait en quelque sorte « copié » des vues d’avion, plutôt que de faire naître la sensation aérienne à partir de la seule surface blanche du papier. L’artiste est cependant sorti de cette impasse en multipliant ses recherches visionnaires. La pratique suprématiste avec ses formes géométriques claires, rythmées et animées par la couleur a agi sur l’art européen « comme un cristal dans une solution sursaturée » [S.O. Khan-Magomiédov, Le Suprématisme et l’architecture (problèmes de constitution des formes), op. cit., p. 493 sqq.], et a influencé le groupe hollandais De Stijl, le Bauhaus et l’architecture soviétique.
Les constructions utopiques sont, de façon générale, des projections à partir du présent sur le futur ; chez Malévitch, il s’agit de « remplacer l’univers d’aujourd’hui par un univers suprématiste». Lors d’une séance de l’Institut de la culture artistique (Inkhouk) à Moscou le 26 décembre 1921, O. Brik rapporta une conversation qu’il avait eue avec Malévitch. Ce dernier aurait dit : « Notre globe terrestre, la surface terrestre n’est pas organisée. Elle est couverte de mers, de montagnes. Je ne sais quelle nature existe ; je veux, à la place de cette nature, créer une nature suprématiste, construite sur les lois du suprématisme. » À la question de Brik, « Et qu’allons-nous faire, nous, avec cette nature suprématiste ? » Malévitch répondit : « Vous allez vous adapter de la même façon que Messieurs les dieux s’adaptent à la nature. » Jugeant cette réponse comme « la volonté de Malévitch de faire concurrence à Monsieur le Dieu et de donner un monde de constructions suprématistes selon sa propre loi », Brik posa cette autre question : « Et comment, pratiquement, utiliser cette nature suprématiste ? » À cela Malévitch répondit qu’il ne voyait là aucun nouveau problème, car avec la nature existante « les hommes ont accueilli un monde en dehors de leur plan et ils s’adaptent à ce monde. C’était donné en dehors de leur volonté. Une telle attitude doit se produire à l’égard de la “nature suprématiste” qui sera donnée en tant que telle, et ensuite vous pourrez la couper de maisons et la creuser de rues etc., comme bon vous semblera» [O.M. Brik, « Biésiéda s Malévitchem » [Conversation avec Malévitch] [1921], in Malévitch sur lui-même…, p. 172].
Les adversaires de Malévitch ont compris sa vision d’un nouveau corps du monde et de l’homme comme une exigence réalisable immédiatement, et dans ce sens elle est apparue comme une aberration de la pensée, voire une monstruosité. Il est clair que Malévitch parle d’un mouvement vers « le monde comme sans-objet ou le repos éternel » qui se passe sur des milliers, sinon des millions d’années. Mais son système suprématiste en appelle dès à présent à un changement d’orientation de toute la vie. Il ne s’agit pas de transformer le monde, selon la formule marxienne ; pas davantage de le «connaître » : il faut radicalement changer l’orient de la raison humaine qui se contente jusqu’ici d’organiser les « États potagers cellulaires» [K. Malévitch, Des nouveaux systèmes en art. Statique et vitesse, in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 230. ]
Emmanuel Levinas a prolongé en 1976 ce « cosmisme » russe en mentionnant l’exploit de Gagarine :
« Ce qui est admirable dans l’exploit de Gagarine, ce n’est certes pas son magnifique numéro de Luna-Park qui impressionne les foules ; ce n’est pas la performance sportive accomplie en allant plus loin que les autres, en battant tous les records de hauteur et de vitesse. Ce qui compte davantage, c’est l’ouverture probable sur de nouvelles connaissances et de nouvelles possibilités techniques, c’est le courage et les vertus personnelles de Gagarine, c’est la science qui a rendu possible l’exploit et tout ce que, à son tour, cela suppose d’esprit d’abnégation et de sacrifice. Mais ce qui compte peut-être par-dessus tout, c’est d’avoir quitté le Lieu. Pour une heure, un homme a existé en dehors de tout horizon – tout était ciel autour de lui, ou, plus exactement, tout était espace géométrique. Un homme existait dans l’absolu de l’espace homogène. »
[Emmanuel Levinas, « Heidegger, Gagarine et nous », in Difficile liberté. Essais sur le judaïsme, 2e éd. refondue et complétée, Paris, Albin Michel, 1976, p. 302. Je remercie le peintre originaire d’Ukraine Samuel Ackerman d’avoir attiré mon attention sur ce texte]