Malévitch (suite) PARTIE II – ILLUMINATIONS VIE ET PASSION D’UN SAMORODOK
PARTIE II – ILLUMINATIONS
VIE ET PASSION D’UN SAMORODOK
1910-1915
Jusqu’en 1909 la peinture de Malévitch hésite entre un impressionnisme à la Monet et l’Art nouveau. On sait qu’il expose à plusieurs reprises (en 1907, 1908 et 1909) à la Société des artistes de Moscou, où figurent également des personnalités comme Kandinsky, Larionov, Natalia Gontcharova, David Bourliouk, Alexeï Morgounov, Alexandre Chevtchenko. Mais, à partir de 1910, Malévitch acquiert la force et l’originalité qui ne cesseront de le distinguer des autres membres de l’avant-garde russe, dont il deviendra finalement la personnalité dominante par l’audacieuse ampleur de sa création.
Portrait d’un homme d’honneur
Ivan Klioune n’est pas toujours très objectif dans ses Mémoires, mais il a esquissé une caractéristique juste de l’homme Malévitch :
“Il possédait un grand tempérament et une force énorme de la volonté ; il était aussi un subtil politique dans la vie artistique ; il n’a cependant pas pu s’assurer de bien- être matériel jusqu’à sa mort, car il pensait de façon totalement indépendante, n’aimait pas suivre la voie que suivait la majorité, s’incliner devant ce devant quoi la majorité s’inclinait. Il tendait impétueusement vers l’avant, vers le nouveau, vers ce qui n’était pas encore connu”
[I. Klioune, « Kazimir Sévérinovitch Malévitch. Souvenirs », in Malévitch sur lui-même…, t. II, p. 69.]
Visiblement impressionné, comme beaucoup, par la force des convictions totalement inédites dans le milieu artistique de l’époque de Kazimir Sévérinovitch, Klioune souligne chez lui le côté ultrafuturiste révolté permanent. Mais, dans le même temps, il lui reproche sa vanité et son amour-propre exacerbé. Il y a dans les Mémoires de Klioune des accents qui mêlent vénération et jalousie ; il y a là quelque chose du « syndrome de Salieri »… Ce qu’il appelle chez Malévitch « vanité » ou « amour-propre démesuré » fait invinciblement penser qu’il lui prête des traits que les Russes et les Ukrainiens prêtent volontiers aux Polonais. Malévitch n’a connu de la Pologne que ce qui était véhiculé par l’histoire familiale, mais ce pays n’a pas joué de rôle sur son art, comme l’a fait de façon évidente l’Ukraine et, sur le plan métaphysique, la Russie. En revanche, une certaine mentalité de l’homme Malévitch ne saurait, selon moi, être comprise sans cette ascendance polonaise. Sans faire de la Volkspsychologie de bas étage, il est une notion que les Polonais ont intériorisée, c’est celle de l’honneur (honor en polonais). Les Ukrainiens et les Russes l’appellent gonor, et ce terme est pour eux extrêmement péjoratif, ce que révèle l’appréciation de Klioune. Pour les Polonais, l’honneur indique une qualité aristocratique, un peu, mutatis mutandis, comme c’était le cas dans la culture chevaleresque européenne, dont témoignent encore, au XVIIe siècle, les pièces de Corneille : l’homme d’honneur sait ce qu’il se doit et ce qu’il doit. Selon moi, tel était Malévitch, au-delà de son imprégnation paysanne ukrainienne.
Tout au long de sa création, il s’est représenté dans des autoportraits qui sont toujours des interprétations symboliques. Il ne se préoccupe pas, comme les peintures des siècles passés, de fixer des traits naturalistes qui évoluent au cours des années de la vie du modèle. Sans doute la photographie a-t-elle dispensé le peintre de cette visée. De 1907 à 1934, les autoportraits de Malévitch sont des transpositions du réel dans la sphère picturo-symbolique. L’Esquisse pour une peinture à la fresque de 1907 (MNR) est marquée par un hyperbolique nœud papillon, et par l’expression mystique des yeux sur un fond de bois sacré peuplé de saints. Puis ce seront les deux gouaches de la Galerie nationale Trétiakov et du musée Russe, deux Autoportraits montrant le même souci de transfigurer son visage réel – que l’on reconnaît cependant – pour lui donner un aspect visionnaire. L’Autoportrait en deux dimensions (1915, ) est tout à fait dans la ligne de l’« humour grave » qui caractérise Éclipse partielle. Composition avec Mona Lisa . En effet, poursuivant la démonstration picturale qu’il avait opérée en rayant les carnations de Mona Lisa et en proposant une représentation présuprématiste de la Joconde, le titre de son Autoportrait en deux dimensions est plus qu’une facétie dans la manière ukrainienne qu’affectionnait l’artiste dans ses écrits et dans sa vie (goût pour les surnoms, déformation des noms, même son prénom devient «Kazmir»!). Il s’agissait de faire ressortir, toujours par le comique, des vérités importantes. La dernière épouse du peintre, Natalia Mantchenko, souligne que celui-ci, outre « sa bienveillance, sa modestie [qui a échappé à Klioune !], son profond charme », était doté d’un « énorme sentiment de l’humour » [N.A. Malévitch, Iz pissiem [Extraits de sa correspondance], in Malévitch sur lui-même…, t. II, p. 37].
Dans certaines photographies, Kazimir Sévérinovitch va jusqu’à se mettre dans le rôle de Tolstoï occupé aux travaux des champs : ainsi les deux clichés de 1931 où il pose comme faucheur, ou encore, en 1933, à Nemtchinovka, où on le voit en blouse blanche paysanne. Dans l’Autoportrait en style renaissant de 1933, l’artiste fait apparaître la dignité de sa mission réformatrice dans l’histoire de l’art. Et dans le dernier Autoportrait de 1934, en pleine lutte contre sa maladie, il n’hésite pas à souligner sa ressemblance avec… Karl Marx !
Pour revenir à l’amitié avec Klioune, elle était si grande, malgré leurs divergences dans le domaine de l’art et de la pensée, que Malévitch, de septembre 1913 à la fin de 1914, a habité avec ses deux enfants dans la maison moscovite de celui-ci. De plus, ayant un travail fixe, ce dernier lui prêtait régulièrement de l’argent tant sa situation financière était calamiteuse. Elle l’a d’ailleurs toujours été, car il s’est refusé, dès son installation à Moscou, à travailler en dehors de l’art. Malévitch et Klioune ne cessaient de discuter avec passion sur l’art et finissaient invariablement par se disputer tant leurs motivations et leurs visées étaient incompatibles. Klioune reste à nos yeux un excellent artisan, au sens le plus noble du terme, mais, de toute évidence, ses conceptions sont épigonales.
L’année 1910, un tournant décisif dans l’œuvre de Malévitch Le vrai début de l’œuvre de Malévitch a lieu en 1910 et son activité publique en 1912- 1913, ce qui a précédé n’étant que des exercices. Le peintre a trente et un ans. Comment a pu se faire ce brusque passage d’un style encore symboliste (dont témoignent les gouaches, aquarelles, temperas aux sujets et factures nabis ou encore l’aquarelle de 1909-1910, Sortie d’Anatèma hors de Moscou, de l’ancienne collection Anna Léporskaya)[Dans Nakov, F-126 ont été recensées huit lithographies de Malévitch sur le thème de la représentation théâtrale d’Anatèma.] au style vigoureux et nouveau du cycle provincial et paysan à partir de 1910 ? À l’origine de cette mutation, de ce tournant décisif, il y eut tout d’abord la découverte du monde pictural des icônes, qui l’amena à repenser toute son expérience antérieure :
“En dépit de mon attachement à la nature et au naturalisme, les icônes produisirent sur moi une forte impression. Elles me faisaient ressentir quelque chose de familier et d’admirable. Tout le peuple russe m’apparaissait en elles, dans toute son émotion créatrice. Je me rappelais alors mon enfance : les chevaux, les fleurs, les coqs des fresques murales primitives et des sculptures sur bois. Je percevais un certain lien entre l’art paysan et l’art des icônes : l’art de l’icône est la forme supérieure de l’art paysan. Je compris les paysans à travers l’icône ; je vis leurs faces, non point comme celles des saints, mais comme celles de simples hommes. Et le coloris, et le rapport du peintre ! Je compris Botticelli et Cimabue. Cimabue m’est plus proche parce qu’il y avait en lui l’esprit que je sentais chez les paysans” [Malévitch, « Enfance et adolescence. Chapitres de l’autobiographie de l’artiste », in Malévitch. Colloque international…, p. 163].
Outre le choc provoqué par la peinture d’icônes, Malévitch fut aussi fortement influencé par les tendances nouvelles qui se manifestèrent, à partir de 1907, dans l’art russe et qui rompaient avec la routine du naturalisme et du symbolisme. L’une d’elles devait revêtir pour lui une importance particulière: c’est le néoprimitivisme dont l’Ukraino-Bessarabien Mikhaïl Larionov (le futur fondateur du rayonnisme) et sa compagne Natalia Gontcharova furent les pionniers. Il visait à retrouver les sources nationales de l’art populaire. Larionov et l’Ukrainien David Bourliouk multipliaient les actes provocateurs à l’égard du monde des arts conservateur, voire rétrograde [Voir Valentine Vassutinsky-Marcadé, Le Renouveau de l’art pictural russe (1863-1914), thèse de 3e cycle, Paris, université de Paris-Nanterre, 1968, t. I, p. 277-294]. En 1912, Larionov avait formé son groupe moscovite La Queue d’âne et était devenu « avenirien » (boudouchtchnik) en 1913. David Bourliouk, lui, fut un des meneurs des « futuraslaves » (boudietlianié) cubo-futuristes, aux côtés de Maïakovski, Khlebnikov, Kroutchonykh. Ce sont les signataires du célèbre manifeste Gifle au goût public (Moscou, 1912) [Voir Bénédikt Livchits, L’Archer à un œil et demi, Lausanne, L’Âge d’homme, 1971, p. 129- 146]. Malévitch participa à toutes les expositions que ces artistes organisèrent ou auxquelles ils participèrent de près à partir de 1910 à Moscou : Le Valet de carreau (1910), L’Union de la jeunesse (1911, 1912, 1912-1913), La Queue d’âne (1912), La Cible (1913). Lors de l’exposition à L’Union de la jeunesse à Saint-Pétersbourg, à côté de David Bourliouk, il fit l’objet des sarcasmes du public (tel critique « pouffe de rire » devant ses tableaux), mais aussi de l’attention de la critique. Alexandre Benois consacre même tout unparagraphe au peintre dans sa chronique du journal pétersbourgeois Rietch’ [La Parole] :
“Parmi ceux qui attirent l’attention du critique patenté et « invétéré passéiste », comme il se définit lui-même, Benois désigne en premier :Malévitch, l’auteur des tableaux En marche vers les champs [Nakov, F-291], Faucheur [musée de Nijni Novgorod] et Charpentier [aujourd’hui disparu], et aussi le Portrait d’Ivan Vassiliévitch Kliounkov [aujourd’hui disparu, cf. Nakov, F- 302] qui tout particulièrement « ébahit », c’est cette dernière œuvre dans laquelle on ne saurait dire sur quoi repose la partie supérieure du visage d’Ivan Vassiliévitch Kliounkov – sur sa barbe, sur son col ou sur un piédestal d’airain. Et qu’auraient dit Koltsov [poète de l’époque romantique célèbre pour le caractère fortement populaire de sa création] ou Millet, en voyant ce champ avec de tels moissonneurs ? Car une telle poupée du Diable vous porte sur les nerfs, telle cette Afrossinia [prénom plébéien qui signifie « insensée » en grec] cubiste qui est représentée ici avec son Van’ka cubiste [il s’agit du tableau mentionné plus haut, En marche vers les champs] – mais pourquoi elle vous porte sur les nerfs, qui le dira ? En tout cas, la naissance de l’idée d’un tel tableau et son élaboration méthodique, à sa manière achevée, représentent en soi un document important pour l’étude de la psychologie artistique de notre époque. Ce qui est bon est bon, et ici, par exemple, ce qui est bien saisi, c’est le rapport du champ rouge au blanc dans les figures avec leur estompage noir méticuleux.” [ Alexandre Benois, « Vystavka ‘Soyouz molodioji » [L’exposition de l’Union de la jeunesse], Rietch’, 21 décembre 1912, repris in Malévitch sur lui-même…, t. II, p. 517.]
Cependant, à partir de 1913, le peintre cherche à se détacher des différents courants qui se manifestent bruyamment sur la scène artistique russe, en particulier dans la vieille capitale, Moscou : il se démarque des deux chefs David Bourliouk et Larionov. Malévitch se distingue aussi totalement des artistes français d’avant-garde, par la gamme des couleurs qu’il utilise. Autour de 1910 Braque et Picasso avaient réduit leur palette à des ocres, des bruns, des gris et des noirs. Le peintre russe, héritier d’une tradition slave d’art populaire multicolore (en particulier dans son Ukraine d’origine), couvre en revanche les éléments géométriques de ses tableaux de toutes sortes de nuances rouge, rose, orange, vermillon, bleu de Prusse, vert, indigo, mauve, blanc et noir. C’est un véritable scintillement de toutes les teintes du prisme. Bien qu’appliquée franchement et avec une grande énergie, la couleur est constamment tenue dans une vibration qui intègre l’héritage impressionniste, grâce à des dégradés subtils et au jeu des ombres et des lumières. Un contraste vigoureux est aussi créé entre la rigidité hiératique et statique des gestes, figés dans l’immobilité de l’instant, et les glissements, les déplacements dynamiques de volumes géométriques assemblés comme les rouages d’une machine. Malévitch a dès 1912 opéré une synthèse du cubisme et du futurisme ; lui-même a donné, de façon générale, le nom de « cubo-futurisme » à toutes les œuvres qui conservent « la culture des cristaux » de la structure [K. Malévitch, « Le cubo-futurisme » (Nova Guénératsiya, 1929, no 10), in Kazimir Malévitch, Écrits, t. I, p. 524] tout en étant traversées par un frémissement, une inquiétude [ Dans l’article cité dans la note précédente sur le cubofuturisme, Malévitch dit à propos des œuvres de Soffici de 1913 qu’elles sont empreintes « d’une certaine inquiétude » (p. 523)]soit potentielle soit manifeste. La première étape sur la voie de l’abstraction totale sera le travail du peintre pour les décors et les costumes de l’opéra futuriste de Matiouchine, La Victoire sur le soleil (prologue de Khlebnikov, livret de Kroutchonykh), monté à Saint-Pétersbourg en décembre 1913. L’image de l’éclipse qui revient avec insistance dans Un Anglais à Moscou et dans la Composition avec Mona Lisa est ici dominante. Dans l’opéra, le soleil est le symbole du monde de l’illusion, sa lumière n’éclaire que les ombres et le chœur chante :
Nous sommes libres
Le soleil est brisé
Salut, ténèbres !
[ Alexeï Kroutchonykh, La Victoire sur le soleil, Lausanne, L’Âge d’homme, 1976, p. 37]
C’est ici, du reste, que le carré ou, plus exactement, le quadrangle fait son apparition comme premier signe de l’éclipse des objets. Mais l’éclipse n’est encore que partielle. En effet, le quadrilatère dépouillé qui sert de décor pour le deuxième acte de l’opéra est partagé obliquement en deux triangles, l’un noir, l’autre blanc. Quant au carré dont est fait le corps du Fossoyeur, il a encore une valeur iconographique symbolique, mais il est bien présent, comme l’a toujours affirmé le peintre.
En moins de quatre ans, de 1911 à 1915, avant le saut dans le sans-objet, Malévitch crée au moins huit types différents de picturologie. Nous les énumérons ici en ne nommant que la picturologie dominante, étant bien entendu que chaque tableau de Malévitch est un complexe qui combine plusieurs cultures picturales à la fois :
– gouaches et toiles néoprimitivistes à la couleur impressionniste et fauve (1910- 1911) ;