Robert Delaunay et la Russie (1998)
Robert Delaunay et la Russie
Dans le premier numéro de la revue Hélios [Gelios], éditée par l’Académie Russe du 54, avenue du Maine, en novembre 1913, un certain R. Bravskij (un pseudonyme?) rend compte du livre-objet de Blaise Cendrars et de Sonia Delaunay La Prose du Transsibérien et de la petite Jéhanne de France dans une chronique intitulée « Simultanisme »[1]. L’auteur commence par un survol historique des arts qui ont surmonté le naturalisme et se sont enrichis des « recherches inlassables de l’impressionnisme ». Vint le futurisme qui « a concentré son attention créatrice sur la contemporanéité [sovremennost’ ] a porté au pinacle et chanté la face de notre époque, ses bruits, son impétuosité, sa poussée, son caractère grandiose et le machinisme de fer[2].
Cependant, dit l’auteur de l’article, le futurisme a laissé de côté « le mouvement psychologique, intérieur » :
« Chez les futuristes les machines sont animées mais les hommes eux-mêmes sont transformés en automates inanimés »[3].
Le « simultanisme » est « un pas en avant » :
Il « s’appuie sur les réalisations des futuristes. Ses protagonistes, mus par le sentiment de la rivalité le nient mais c’est ainsi. Cependant le simultanisme est plus large et plus sage. Il accueille tout ce que les futuristes, en décrétant leur nouvelle convention [ uslovnost’ ], avaient condamné à mort. L’âme de la vie, c’est le mouvement, oui – mais pas seulement le mouvement des roues de fer. la vie est également un mouvement intérieur. La contemporénéité, oui – mais quand dans cette contemporanéité résonnent des voix anciennes ou pleines de tendresse, l’artiste ne doit pas, par complaisance pour le dogme se boucher les oreilles. La dynamo-machine, oui – mais concomitamment, conjointement (simultanément [en français]) à ses fracas sous le ciel se déversent ‘les sanglots longs des violons d’automne’. L’automobile qui ‘soulevant la poussière de son long pneu’ avale l’espace, c’est de la poésie, mais ‘la mélancolie des soleils couchants’ [en français], c’est aussi de la poésie. Et le monde entier aux multiples voix, profond, changeant et aux mille faces, c’est de la poésie. Il y a un art qui, par sa nature, a devancé de beaucoup d’années les autres dans la direction du simultanisme : cet art, c’est la musique. »[4]
Même si l’auteur de l’article fait des réserves sur les réalisations des « simultanistes », en particulier sur le livre simultané de Sonia Delaunay et Blaise Cendrars, il essaie de replacer le mouvement dont Robert Delaunay est l’initiateur dans le contexte des courants artistiques entre 1910 et 1913. On notera qu’il n’est fait ici aucune mention du cubisme, ce qui est pour le moins paradoxal. Il ne considère que la ligne impressionnisme – futurisme – simultanisme. On sait que le mot « simultanéité » a été employé pour la première fois dans le vocabulaire esthétique du XXe siècle par les futuristes italiens dans le catalogue de leur exposition chez Bernheim Jeune & Cie en février 1912. Ce texte fut traduit la même année à Saint-Pétersbourg dans le deuxième numéro de l’almanach Sojuz molodeÂi [L’union de la Jeunesse] en juin 1913[5]. Guillaume Apollinaire a souligné cette filiation dans Les Soirées de Paris du 15 novembre 1914 : « Delaunay qui par son insistance et son talent a fait sien le terme de simultané qu’il a emprunté au vocabulaire des futuristes, mérite qu’on l’appelle ainsi qu’il a signé : le Simultané »[6]. Il n’est donc pas étonnant de voir dans le milieu russe le simultanéisme associé d’emblée avec le futurisme[7], surtout que, jusqu’à plus ample informé, les travaux de Chevreul, s’ils étaient sans doute connus des spécialistes, n’ont aucun écho dans les débats esthétiques sur la couleur. Georges Yakoulov [Georgij Bogdanovi© Jakulov] n’y fait jamais allusion dans ses écrits. Malévitch, dans ses cours sur « la lumière et la couleur » dans les années vingt, l’ignore, comme il semble ignorer les théories de Delaunay dont les textes ne furent jamais traduits en russe[8], s’en tient au pointillisme et polémique, de façon générale, contre la peinture considérée comme « catégorie de l’activité scientifique », ou comme révélation de la lumière physique, celle dispensée par le soleil :
« Le pointillisme a été la dernière tentative dans la science picturale qui s’est efforcée de révéler la lumière, ils furent les derniers à croire dans le soleil [ les Delaunay et Yakoulov n’existent pas!], à croire en sa lumière et en sa force. Que seul il révélera par ses rayons la vérité des oeuvres »[9].
Il est évident que si la tâche de Delaunay est d’ « ouvrir l’espace de la représentation à une réflexion physiologique sur le pouvoir d’illumination de la couleur »[10], celle de Malévitch récuse toute authenticité de l’éclairage coloré par le soleil et même « si chaque homme était aussi le soleil, rien ne serait, de toutes façons, clair, et si nous étions arrivés au soleil, il aurait alors également été sombre, de même que la Terre ».[11]
D’autre part, l ‘omission par les Russes du cubisme dans la filiation de la création de Delaunay est étonnante alors que Delaunay était en France mis dans la mouvance cubiste, ayant fait partie des premiers cubistes exposés au Salon des Indépendants en 1911. Quant à Apollinaire il mentionne à plusieurs reprises le cubisme, voire le « cubisme orphique »[12], à propos de Robert Delaunay (mais ne range-t-il pas Marie Laurencin dans le cubisme?!).
En tout cas, la présentation très bizarre du « simultanisme » dans la revue russe de Paris Hélios , mentionnée au début, fut violemment critiquée (sans doute à l’instigation de l’ami pétersbourgeois de Sonia Delaunay, Alexandre Smirnov) dans la revue Apollon qui rend compte de la soirée du 4 janvier 1914 au cabaret artistique « Le Chien errant » où Smirnov et Yakoulov présentèrent le simultanéisme :
« Il est curieux de constater que dans la n°1 de la revue parisienne Hélios, dans une notule intitulée ‘Simultanisme’ [en français] on expose les fondements tout à fait différents du nouveau courant, sans mentionner le nom de son fondateur Delaunay »[13].
Voici donc comment Apollon, revue des symbolistes et des acméistes[14], résume pour le public russe le Simultanéisme, le tout dernier courant issu en France de Robert Delaunay :
» Sa peinture se fonde sur la loi optique de l’identité de la lumière avec la couleur et sur la volonté d’atteindre l’unité de l’impression par l’unité des moyens techniques. Cette peinture est non-figurative, libre de la décorativité et constructive puisqu’elle transmet les trois dimensions. Son unique objet est de réjouir l’oeil[15]. Le tableau est constitué de couleurs – contrastes simultanés [en français] -; de plus, la ligne n’est qu’une frontière de tons voisins. Dans un tableau de ce genre, qui n’a pas de sujet même au sens d’objet (concret), il n’y a pas de centre, pas de point initial, pas de suite des impressions dans le temps. Ce qui permet d’atteindre à la pureté des impressions picturales […] Visiblement, dans la théorie de la nouvelle école qui prétend remplacer le cubisme et le futurisme, ce qu’il y a de caractéristique ce n’est pas tant la nouveauté douteuse que certain retour à la peinture, à la couleur et au ton. La non-figurativité qui apparaissait déjà sur d’autres bases dans la peinture de Kandinsky est en un sens logique »[16].
Georges Yakoulov, dans ses mentions de Robert Delaunay, néglige l’importance du cubisme et du futurisme dans son oeuvre et perçoit celle-ci comme rattachée plus profondément à l’impressionnisme. Le fougueux Arménien Yakoulov était à Paris pendant l’été 1913, y avait un atelier[17] qu’il quitta en août pour aller habiter à Louveciennes chez les Delaunay. Les échanges furent féconds[18]. Il y eut de toute évidence dialogue et convergence mais chacun venait d’une tradition si différente que les fruits de cette convergence ne pouvaient qu’être dissemblables[19]. Nous reprendrons à notre compte la position du critique soviétique V. Sakharov :
« L’historien doit éviter la tentation banale d’expliquer l’apparition des célèbres ‘disques solaires’ de Delaunay par l’influence de la théorie yakoulovienne des Soleils[20] , ou bien, au contraire d’attribuer à l’influence du théoricien du modernisme les théorie et l’oeuvre de Yakoulov. Non, ce n’était qu’une rencontre de deux explorateurs qui progressaient dans des directions diamétralement opposées »[21].
Dans son Autobiographie, publiée à Moscou en arménien en 1927, Yakoulov dit avoir observé dès 1904 « les effets lumineux dans divers lieux du Caucase, sur les monts de Mandchourie » et en avoir déduit « l’idée que la différence des cultures était renfermée dans la différence des lumières »[22].
« Ultérieurement, habitant sur les rives caucasiennes de la Mer Noire, je poursuivis l’étude des mouvements et des spectres des éléments de la nature – de la mer, des flammes, du feu, du mouvement et du coloris des oiseaux et des animaux, cherchant à obtenir dans les choses elles-mêmes et les phénomènes les bases de la plastique du style. Lisant l’histoire des religions antiques, je voulais pénétrer dans le style, c’est-à-dire dans la manière de penser des différents peuples de l’Orient, afin d’établir le lien de leur mode de pensée avec les images et les symboles que créait leur imagination, en m’efforçant d’expliquer les phénomènes de la nature à travers le prisme des divers tempéraments.
L’idée des soleils multicolores m’est venue à moi personnellement sous l’effet de la lumière électrique des rues et des réverbères multicolores des villes. »[23].
J’ai fait cette longue citation pour montrer à quel point l’expérience orientale instinctive de la lumière chez l’Arménien Yakoulov ne saurait se confondre avec l’assimilation intellectuelle et subtile, disons pour faire court des théories de Chevreul ou de Rood, par le Français Delaunay. Yakoulov a lui-même souligné ces itinéraires différents :
« Il existe une certaine communauté de problèmes entre les Français et moi – et nous ne différons que sur trois points :
Primo, je venais de l’Orient en Occident, les Européens, eux – de l’Occident en Orient; moi, du tapis-ornement vers une expression figurée du sujet, les Européens – de la forme illustrative vers la non-figuration et l’ornement.
Secundo, je progressais en annexant et en élargissant les formes de l’expression artistique vers le polychromatisme pour donner, par la somme de mes travaux la lumière diurne du « Pittoresque » [Café futuriste de Moscou, mis en forme par Yakoulov en 1917], tandis que les Européens enclanchaient méthodiquement des ampoules une à une et analysaient au laboratoire les périodes et les cultures de l’Orient (impressionnistes, Matisse, Gauguin, Signac, Delaunay). Il s’agit donc en Occident, principalement, de monotechniciens.
Enfin, le troisième trait qui me sépare de l’Occident et des occidentalistes russes, c’est la complexité de la composition et le polythématisme, indifféremment du mode d’expression du thème figuratif ou non »[24]. Yakoulov n’a cessé de revendiquer une originalité orientale, voire eurasienne (synthèse orientale-occidentale), non seulement pour sa propre création mais pour l’art russe en général[25].
Cela apparaît nettement dans la correspondance qu’il entretient avec Sonia Delaunay [Sofija Il’inična Terk, née Sara Il’inična Stern] en 1913-14 (ensuite, ce sera la guerre où Yakoulov sera blessé). Il a le projet de faire venir Robert et Sonia Delaunay pour qu’ils puissent présenter eux-mêmes, lors d’une soirée prévue pour le 10 décembre 1913 à Moscou[26] , les positions du simultanéisme, il veut également organiser, avec l’aide de Larionov[27], une exposition Delaunay à Moscou. Dans une lettre écrite sans doute en décembre 1913 dans la maison moscovite d’Alexandra Exter où se trouvaient aussi Natalia Gontcharova et Larionov, Yakoulov propose le report de la soirée et de l’exposition Delaunay à février 1914[28], mais en mars 1914 (après la venue de Marinetti à Moscou et à Saint-Pétersbourg[29], il avoue son échec :
« Vous connaissez les résultats de toutes les entreprises que nous comptions réaliser avec vous : 1) la soirée; 2) l’exposition; 3) la défense du simultanisme [en français] en Russie. Visiblement, le sort en a voulu autrement »[30].
Il mentionne que quelques notes sur ses théories à lui commencent à paraître (il s’agit de l’article « Le Soleil bleu » paru en 1914[31]) et qu’il « compte les élaborer définitivement pour l’automne »[32].
Dans le Fonds Delaunay de la Bibliothèque Nationale de France il y a quatre pages qui présentent un montage typographique multicolore (aux crayons de couleurs[33]) avec la table des matières d’un livre en russe et en anglais que Yakoulov projetait sous la bannière des « Soleils Lumières » et « Orient-Occident Simultané ». Il y aurait eu 20 reproductions en couleurs de Yakoulov lui-même (Texte simultané, Prisme chinois, Prisme du matin, Dissonances, Mouvement serpentin), de Mme Sonia Delaunay-Terk (Couverture, Peinture à la main, Reproduction des prismes des pays, Différentes matières), de Robert Delaunay (Les Fenêtres, Simultanés sur la ville – avril 1912 – Prisme électrique (Manège des cochons – 1905-1813), Prisme solaire – Soleil – Aéroplane – Tour – Simultané – 1913 – et un curieux Prisme – Sculpture – Contraste Simultané – Cheval – 1913[34].
Yakoulov justifie dans une lettre à Sonia Delaunay sa venue au « Chien errant » le 4 janvier 1914 par le fait qu’ en Russie on n’aurait pas vu d’un bon oeil une manifestation unilatérale en faveur de l’art des Delaunay :
« Voilà pourquoi il fut jugé nécessaire de me faire venir de Moscou pour répliquer à ce cher Alexandre Akexandrovitch [Smirnov], notre ami commun »[35].
Et d’ajouter dans un Post-Scriptum :
« Bien entendu, mon intervention à Saint-Pétersbourg a eu le caractère de principe d’une réplique au simultanisme [en français] en tant qu’art universel. En revanche, ses mérites comme expression des traditions de la peinture française sont incontestables, ce que j’ai énoncé alors »[36].
Dans le compte-rendu de la soirée du 4 janvier 1914 que fait Alexandre Smirnov à Sonia Delaunay, il présente l’intrusion de Yakoulov d’une manière quelque peu différente :
« Une surprise pour moi, ce fut l’apparition de Yakoulov qui avait eu vent de ma conférence et est venu spécialement à Saint-Pétersbourg pour participer à la discussion. L’ayant appris, je l’ai instamment prié de ne pas y participer car je prévoyais clairement que rien de bien n’en sortirait : il serait seulement ridicule et en fin de compte il porterait tort à l’impression faite par mon exposé et se mettrait dans une situation ridicule, mais il a été intraitable. Et le résultat a été celui que j’avais prévu. Son intervention fut le comble du comique. Avec son tempérament effréné, il agitait un couteau, une assiette etc. sous le nez du public, provoquant le rire, la frayeur et des “Posez donc ce couteau!“. Il est intervenu à grands cris. Par exemple : “Smirnov n’a pas dit l’essentiel : que Delaunay a fait tourner pendant tout l’été dernier avec une obstination extrême son disque mais il n’a pas réussi à le mettre en mouvement“ etc. En un mot que lui, Yakoulov, peut faire mieux et que l’art de Robert est une sorte de balbutiement en comparaison de ce que lui, Yakoulov, sait faire »[37]. Yakoulov , « cet insensé », « demanda que l’on fixât toute une soirée pour qu’il pût critiquer la peinture de Robert et seulement à la fin il comprit qu’il valait mieux pour lui d’exposer tout simplement ses propres vues de façon indépendante et non sous la forme d’une critique de Robert »[38].
Voici mainteneant comment Yakoulov présente sa rencontre avec Delaunay en 1913 :
« À Paris, je fus présenté à Robert Delaunay qui était occupé à résoudre les problèmes des mouvements du rythme et du tempo de la lumière et de la couleur, ce qu’il a désigné par le mot de ‘simultanisme’. Robert Delaunay est l’héritier direct de la culture coloriste qui part de Delacroix[39] et des premiers impressionnistes (à la suite de Signac), cette branche de la culture de la France qui prend son commencement dans l’École vénitienne »[40].
Yakoulov est en accord, pour l’essentiel, avec ce qu’a écrit Robert Delaunay sur son propre art, en particulier que « la lumière dans la Nature crée le mouvement des couleurs »[41].
Lumière, rythme, couleur sont les mots-clefs du simultanéisme. On comprend alors que l’oeuvre de Robert Delaunay ait pu ne pas être considérée comme essentiellement liée au cubisme pour qui l’architectonique de la déconstruction et de la reconstruction du réel sur la surface picturale est un élément capital. Robert Delaunay ne déconstruit pas, il rythmise le réel. Il n’a jamais été, de toutes façons, ni un vrai cubiste analytique[42], ni un cubiste synthétique qui, à force de pulvériser l’objet en fait perdre sa lisibilité. La série des Saint-Séverin autant que celle des Tours de 1909 à 1912 partent d’un postimpressionnisme cézannien (par exemple, Tour Eiffel du Philadelphia Museum of Art) pour aboutir à un cézannisme géométrique qui utilise les formes sphériques, cylindriques, coniques pour représenter le sujet choisi, ce que chaque peintre novateur entre 1909 et 1912, entraîné à la suite des propositions conceptuelles de Cézanne et sans doute de la pratique des peintres comme Picasso et Braque en 1908-1909 à géométriser la nature, a fait selon son tempérament pictural (par exemple, Léger, Gleizes, Metzinger, Malévitch, Tatline etc.)[43]. Alexandre Smirnov, répondant à Marc Vromant (son article « La peinture simultaniste », Comoedia, 2 juin 1914), déclarait [en français dans l’original] :
« Je persiste à croire que bien que la peinture simultaniste a [sic] toujours un sujet, il n’y a pas d’ objets en elle »[44].
Au reproche que la peinture sans objet conduirait « à l’anarchie, à la décoration », Smirnov rétorque :
« J’ai taché [sic] de montrer le contraire en disant qu’il n’y a pas de construction, pas de composition, pas de création dans l’arabesque et qu’il y en a dans les toiles de Robert »[45].
A propos du « cubisme » de Robert Delaunay, Koulbine, le « chef des futuristes » comme l’appelle Smirnov[46], avait lors de la soirée au « Chien errant » critiqué Smirnov en déclarant qu’il n’était pas un artiste :
« c’est pourquoi il est peu informé en ce qui concerne la peinture […] Il est passé à côté de l’essentiel : l’aspiration de Delaunay au purisme[47], à l’élément pur des couleurs […] Il n’a pas mentionné que Delaunay est futuriste et cubiste (il est inscrit dans le prospectus des futuristes) »[48] .
La réponse que fit Smirnov est tout à fait significative :
« Monsieur Koulbine, vous dites que Delaunay est cubiste. Comment vous, un peintre, avez pu dire une telle chose?! Regardez ce tableau [49]. Qu’y a-t-il dedans de futuriste? C’est Apollinaire qui a porté Delaunay sur la liste des futuristes, à l’insu de celui-ci; lorsqu’il l’a appris, il en fut mécontent. Vous dites que je suis passé à côté de la tendance de Delaunay pour le purisme (des couleurs). Je vous dirai que vous êtes passé à côté de tout mon exposé car c’est à cela que j’y ai tout ramené. »[50]
Avec la Ville et la Fenêtre sur la ville N°3 du Solomon R. Guggenheim, c’est un pas de plus vers l’Abstraction, au seuil de laquelle Robert Delaunay cependant restera entre 1912 et 1914 dans la splendide suite des Fenêtres [51]. Ici la construction de la couleur, issue du Cézanne des Carrières de Bibémus et des Sainte-Victoire, est portée à son maximum d’intensité.
Les impulsions données par la pratique picturale de Robert Delaunay ont des résonances dans plusieurs oeuvres russes. Bien entendu, tout d’abord chez Yakoulov dont nous possédons la Composition (MNAM) de l’été 1913 que Michel Hoog a été le premier à analyser en la comparant à la création de Delaunay :
« Ce tableau est une composition abstraite dans laquelle on pourrait retrouver la trace d’une disposition scénique : l’oeuvre est rectangulaire, mais une zone bien distincte du reste, où les rouges dominent, détermine une composition carrée dans laquelle s’inscrit un carré plus petit, aux contours irréguliers, dans lequel un cercle s’inscrit à son tour. Ces figures n’ont aucune sécheresse géométrique, elles sont au contraire uniquement suggérées par les variations de couleur; la gamme chromatique est dominée par les dernières couleurs du prisme : vert, jaune, orange, rouge, celui-ci virant souvent vers l’indigo, comme pour refermer le cycle du prisme. Peu de bleus. les couleurs sont employées en touches légères, avec une dominante de tons rouges […]
Les contacts sont évidents : Yakoulov a pris à Delaunay son chromatisme, ainsi que ce goût pour une étude des reflets lumineux; tout ceci est proche des fameuses Fenêtres peintes par R.Delaunay pendant l’hiver 1912-1913, spécialement de celle du musée de Hambourg […]
L’oeuvre n’en est pas moins personnelle et la couleur a ici une sorte d’éclat visionnaire d’un dynamisme et d’une intensité jaillissante, d’un esprit différent de la poésie raffinée de Delaunay »[52].
Il me semble que la Composition du MNAM, comme Bar Olympia (1913) de la Galerie Nationale Trétiakov à Moscou qui est de la même veine « simultanéiste-orphiste »[53] explorent un autre spectre lumineux que celui des Fenêtres de Delaunay. Il s’agit sans doute de cette « Nouvelle Lumière » contemporaine, celle des réverbères électriques, des vitres et des miroirs, que Yakoulov oppose à la lumière naturelle, dont il parle dans son « plan de travail » laissé chez les Delaunay en 1913 :
« L’époque contemporaine doit créer de Nouveaux Mythes et une nouvelle cosmogonie de la lumière artificielle. »[54]
Robert Delaunay, lui, cherche à faire apparaître la Réalité par « le dynamisme des couleurs et leur construction dans le tableau » et par là-même » le peintre […] pousse à son comble une tendance déjà présente chez les impressionnistes […], puis les néo-impressionnistes »[55].
J’ajouterai un trait distinctif de la palette de Yakoulov qui est aussi celle d’un héritier d’une tradition picturale remontant à la miniature arménienne.
Sonia Delaunay aimait répéter à ses interlocuteurs, et je fus de ceux-là, qu’elle avait donné à Robert le goût pour la couleur orientale. Je ne me souviens plus exactement des termes, mais c’est cela que cela voulait dire. On peut constater aisément une transformation radicale de la palette de Robert Delaunay à partir de 1912. Si cette palette était auparavant plus « française » aussi bien dans la violence fauve de Paysage au disque que dans la retenue colorée des Saint-Séverin et des Tours Eiffel ou des Villes entre 1909 et 1911-12 , si on compare cette palette avec celle des Fenêtres et surtout de la série des formes circulaires entre 1912-13 (par exemple Formes circulaires. Soleil, lune du Stedelijk Museum d’Amsterdam ) et 1922 (par exemple Le manège des cochons, MNAM), on aperçoit une gamme de couleurs inédite dans la peinture occidentale. Même si l’on peut observer des phénomènes d’osmose dans le colorisme chez Franz Marc, August Macke, Kandinsky ou Klee à cette époque[56], il y a un lyrisme spécifique de Delaunay qui lui fait quitter les contours qui délimitent trop, lui fait faire chevaucher les couleurs entre elles, se perdre les unes dans les autres dans des dégradés indécis. L’exubérance colorée qui se manifeste alors fait sauter les règles, la logique, le bon goût, la mesure, censés représenter, pour beaucoup encore, l’ « exception française »… Le tempérament coloriste de Sonia Delaunay, qui l’a puisé dans sa terre natale d’Ukraine[57], a joué un rôle dans la palette de Robert Delaunay de 1912 à 1922. Malgré tout, Delaunay, même alors, reste « français »[58] dans ses combinaisons colorées, l’héritier d’une tradition coloriste qui a sur sa route les enlumineurs du XVe siècle, Jean Fouquet, Enguerrand Quarton, le Maître de Moulins, Watteau, Delacroix, Seurat, Signac, et son contemporain Jacques Villon…De toutes façons, Robert Delaunay n’a pas attendu Sonia Delaunay et sa palette « slave » pour faire résonner les violences colorées, ainsi qu’ en portent témoignage des oeuvres comme Paysage au disque , l’Autoportrait ou le Portrait de Jean Metzinger de 1905. Mais il n’y avait pas encore ces accords de mauves, de rouges et de jaunes que l’on trouve à partir de 1912. J’aurais tendance à penser que le jaune doit alors à celui qui chez Sonia Delaunay est la quintessence du coloris des tournesols ukrainiens, des soleils!
Yakoulov, parlant du succès qu’a obtenu le livre simultané qu’elle a réalisé avec Cendrars, ajoute :
« Votre objet a plu au public. Il serait seulement inexact de le définir comme une oeuvre de l’art français, car il est complétement oriental et, bien entendu, il ne peut être exposé pour réfuter l’Orient. »[59]
Une grande artiste qui a sans aucun doute reçu des impulsions du simultanéisme de Robert Delaunay, c’est Alexandra Exter. Dans une lettre de Yakoulov à Sonia Delaunay de l’été 1913, il mentionne Alexandra Exter qui « vous salue et exprime son plaisir d’avoir vu les derniers travaux de votre mari »[60]. Des oeuvres d’Alexandra Exter comme Composition et Florence (Galerie Nationale Trétiakov, Moscou)[61] comportent des éléments qui convergent avec la pratique et la théorie de Robert Delaunay ( les Fenêtres sont même citées dans Composition ) et aussi celles de Yakoulov à cette époque. Le problème lumière-dynamique des couleurs (la série des Dynamiques des couleurs [62]est significative à cet égard) restera dès ce moment, une des composantes principales de l’abstraction d’Alexandra Exter juqu’au constructivisme de 1921-1922 dont l’artiste russo-ukrainienne fait éclater les raideurs géométiques précisément grâce aux rythmes de la couleur-lumière[63]. À travers Alexandra Exter, sans aucun doute, le cubo-futurisme avec ses composantes italo-germano-françaises pénétre en Ukraine autour de 1913-14. Les oeuvres du cubo-futuriste ukrainien Alexandre Bogomazov en portent la marque ( par exemple, la Composition cubo-futuriste [vers 1914], de la Galerie Modernism, San Francisco ou Paysage futuriste [vers 1915] de la collection Dytchenko à Kiev )[64].
Quelques oeuvres de Kandinsky montrent son intérêt pour les recherches de Robert Delaunay avec lequel il est en rapport étroit avant la guerre de 1914. Une oeuvre comme Quadrate mit konzentrischen Ringen de la Städtische Galerie im Lenbachhaus à Munich (vers 1913) est directement liée aux formes circulaires et à la problématique du mouvement de la couleur. Mais on trouve des échos d' »orphisme » dans d’autres oeuvres de 1912-1913 (par exemple, Improvistion 26 (Ruder) , 1912, ou Entwurf 2 zu Komposition VII, 1913, Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich).
Un artiste qui a évolué avant la guerre de 1914 dans le milieu parisien et a eu des contacts avec les Delaunay, c’est Vladimir Baranov-Rossiné [ Leonid Davidovič Baranov], qui signait alors « Daniel Rossiné », né comme Sonia Delaunay en Ukraine. Autour de 1912-1913, Rossiné a peint une série de tableaux sur le thème d’Adam et Ève où se fait sentir un dialogue avec Robert Delaunay, les formes circulaires et un chromatisme orphiste[65]. Un élément capital qui a aimanté le jeune Rossiné vers le simultanéisme de Robert Delaunay, ce sont ses propres recherches synesthésistes à cette époque sur les concordances des sons et des couleurs. Robert Delaunay, de son côté, écrivait à Kandinsky le 5 avril 1912 :
« J’attends encore un assouplissement des lois que j’ai trouvées, basées sur des recherches de transparence de couleurs comparables aux notes musicales, ce qui m’a forcé de trouver le mouvement de la couleur. »[66].
Il est bien connu aujourd’hui que dans la marche vers l’Abstraction, vers la « peinture pure », la musique a été un analogon par excellence pour beaucoup de pionniers comme Kandinsky, Kupka, Delaunay, Larionov. Or précisément Rossiné, qui fera la démonstration de son Piano optophonique dans les années vingt à Moscou, puis à Paris, travaillait autour de 1912 dans ce champ musique-couleur. Voici ce que Kandinsky écrivait au compositeur russe Thomas von Hartmann [Foma Alksandrovič Gartman] :
« Rossiné (un jeune peintre russe), qui travaille la théorie de la peinture et tout spécialement des partitions musicales, veut absolument faire ta connaissance. Lui-même est fantastique. Peut-être qu’il viendra encore une fois à Munich en septembre, autrement il te demande de venir en Suisse (à Weggis près de Lucerne – il y a un centre de la Suisse qui peint : « Moderner Bund »)[67].
On peut trouver un écho des recherches synesthésistes de Baranoff-Rossiné (qui avaient leurs racines dans le milieu symboliste russe, en particulier chez Skriabine[68]) dans plusieurs projets de ce type entre 1914 et 1916[69]. Cependant, dans cette question « musique/abstraction picturale », il est clair que Kandinsky – comme l’écrit un de ses derniers exégètes – « élimine toute théorie de la transformation directe, par exemple des moyens musicaux en moyens colorés, de la forme musicale en couleurs, transcription qui, on le sait, tenta longtemps les artistes »[70]. De même Pascal Rousseau affirme à juste titre que Robert Delaunay a très vite écarté la tentation qu’il a eue d’ « un principe harmonique de correspondance entre sons et couleurs […] au profit d’une spécificité purement rétinienne de la peinture fondée sur des ‘lois optiques’ propres, indépendantes des accords musicaux »[71].
Il conviendrait ici de parler des « Rythmes colorés » (1912-1914) de Survage [Leopol’d Leopol’dovič Stürzwage] pour qui la couleur est « produite soit par une matière colorante, soit par rayonnement ou par projection »; cette couleur « est le cosmos, le matériel, c’est l’énergie-ambiance, dans le même temps pour notre appareil percepteur d’ondes lumineuses : l’oeil »[72]. L’expérimentation de Survage dans ce domaine se situe pleinement dans le champ exploré à ce moment-là par Robert Dealaunay de « la spécificité rétinienne de la peinture »[73]
Par les quelques faits rassemblés ici, il est possible de se rendre compte de l’intensité des échanges conceptuels et plastiques entre Robert Delaunay et les peintres issus de l’Empire Russe pendant la période cruciale de 1912-1914 où se forme la non-figuration des Fenêtres , un apport majeur à l’art du XXe siècle et une des efflorescences picturales les plus magnifiques de l’art universel. Le cosmopolitisme des Delaunay est un phénomène remarquable à un moment où la plupart des mouvements et des tendances nationalistes ou raciales (les peuples latins contre les Germains et les Slaves, le germanisme contre les cultures romanes, le panslavisme contre les mondes germanique et roman…). Sonia Delaunay n’est sans doute pas étrangère à cette activité internationale qui s’est étendue juqu’au Nouveau Monde. Le dialogue avec le monde russe se poursuivra dans les années vingt, mais c’est là déjà une autre histoire, la Révolution bolchevique étant passée par là.
Jean-Claude Marcadé, novembre 1998
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