Malévitch (suite)PARTIE III – SUPRÉMATISME VIE ET PASSION D’UN SAMORODOK 1914-1916
PARTIE III – SUPRÉMATISME
VIE ET PASSION D’UN SAMORODOK 1914-1916
La « carrière » de Malévitch est lancée. Il est désormais un des novateurs les plus dénoncés par la critique conservatrice comme « futuristes », des « mufles » (des
Cham) [Le substantif russe kham (mufle, gougat) vient du nom biblique du fils de Noé, Cham. Celui- ci a vu la nudité de son père ivre et, pour cela, sa descendante a été maudit], comme les appelle le poète, romancier et théoricien symboliste Mérejkovsk [Cf. Dimitri Mérejkovski, «Un nouveau pas du mufle qui vient» [1914], in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 605-615]. L’inventeur du « cubo-futurisme », se singularise de ses contemporains, fait bande à part. En 1913, les jeunes avant-gardistes donnent à voir des extravagances vestimentaires ou des « peinturlurage[s] des visages » – Larionov et Natalia Gontcharova. De son côté, Malévitch se promène, au début de 1914, avec son ami le peintre Alexeï Morgounov dans la rue Kouznietski Most, au centre de Moscou, avec une cuillère en bois paysanne en guise de pochette – cette même cuillère qui à l’origine était fixée sur la toile alogiste Un Anglais à Moscou. Éclipse partielle (SMA). Ou encore, lors de l’exposition de Tatline « Magasin » à Moscou en 1916, Malévitch, à qui le créateur des contre-reliefs avait interdit de montrer des œuvres suprématistes, se promenait dans les salles avec un zéro sur le front et un placard collé dans le dos pour faire la réclame de son art ! Il est peu à peu en train de s’imposer en leader, et de constituer son propre mouvement artistique, un mouvement inédit, appelé à bouleverser l’histoire de l’art : le suprématisme.
La démarche de Malévitch est ainsi radicalement singulière dans le mouvement général qui, autour de 1913, s’éloigne de la figuration traditionnelle. Il y a une continuité entre l’expressionnisme Jugendstil de Kandinsky et son passage à l’abstraction, qui reste symboliste dans sa volonté de traduire le « son intérieur » des choses. Il y a un glissement chez Mondrian d’une réinstrumentation de l’objet vers une équivalence de signes donnant la version purement picturale de la réalité sensible. Seul Malévitch a fait le saut « par lequel l’homme quitte d’un bond toute la sécurité antérieure 195 »[Martin Heidegger, Introduction à la métaphysique [Einleitung zu : Was ist Metaphysik ? (1949)], trad. Gilbert Kahn, Paris, Gallimard, 1977, p. 18]. Seul il a coupé les ponts entre un monde extérieur et un monde intérieur, entre une réalité sensible et un réalité suprasensible. Ces ponts coupés, c’est l’unique surgissement de l’abîme de l’être qui apparaît sur les toiles suprématistes.
L’opposition à David Bourliouk et à Larionov
Malévitch s’oppose désormais frontalement à Bourliouk et à Larionov. Le 26 novembre 1915, il écrit même à David Bourliouk pour lui dire que les tableaux que celui-ci propose pour l’exposition « 0,10 » ne conviennent pas à cause de leur caractère naturaliste et que, de toute façon, « à cette exposition se présente une nouvelle organisation avec un nouveau courant qui n’a rien à voir par son gauchisme avec les cubo-futuristes 196 » [Lettre de Malévitch à David Bourliouk, 26 novembre 1915, in Malévitch sur lui-même, t. I, p. 75].. Un léger froid s’installe même à cette époque avec son ami ukrainien Roslavets, qui était proche de Bourliouk et de Lentoulov, et écrivait alors de la musique sur les vers des égo- futuristes Vassilisk Gniédov et Konstantine Bolchakov. Il écrit à Matiouchine à l’automne 1915 :
« Roslavets comprend bien plus, mais il lui semble à lui qui est un enthousiaste que tout méchant chiffon accroché en lieu et place de cravate est quelque chose d’extraordinaire ; de complexion il n’est pas futuriste. Il édite beaucoup de ses partitions des romances d’Igor Sévérianine, de Gniédov. Ah, le diable m’emporte, la colère me prend de le voir écrire de telles choses 197 ! »
[Lettre de Malévitch à Matiouchine, octobre-novembre 1915, in Malévitch sur lui-même, p. 73. Cf. Alexandra Chatskikh, « Malévitch i Roslavets » [Malévitch et Roslavets], art. cité, p. 203-229].
Lors de la tournée de Marinetti à Moscou et à Saint-Pétersbourg en février- mars 1914, qui suscita des manifestations hostiles des « aveniriens », menés par Larionov, et des « futuraslaves » menés par Khlebnikov, Malévitch écrit une lettre à la rédaction du journal moscovite Nov’ [Nouveautés], qu’il faut citer pour comprendre sa position radicale à l’égard de Bourliouk et de Larionov :
« En lisant le no de votre honorable journal dans lequel M. Pétrov divise les futuristes russes en deux groupes, celui des adeptes de Larionov et celui des adeptes de Bourliouk, je me suis rappelé ce pêcheur qui avait pris un petit poisson, l’avait jaugé du regard et avait dit : « Oui, c’est lui qui est le chef de tous les autres poissons ! Voyez comme il crache dans tous les sens!…» D’autre part, je m’associe à la lettre de Vadim Cherchénévitch et je déclare que lancer des œufs pourris, arroser de yaourt, donner des gifles, sur quoi le rayonniste Larionov construit son propre futurisme, tout cela appartient à la populace sauvage à laquelle il communie, comme nous pouvons le voir dans le no du journal Les Nouvelles du soir. Je vous prie de porter à la connaissance de vos lecteurs que le groupe des artistes futuristes russes n’a rien de commun avec le rayonniste Larionov et qu’il se garde d’un tel guide. Malévitch, peintre. »
[« Otmiéjévavchiyéssya ot Larionova. Pis’mo v rédaktsiyou » [Ceux qui se sont démarqués de Larionov. Lettre à la rédaction], Nov’, 1914, no 12, trad. française in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 28]
Le leadership de Malévitch culmine en 1915 avec la fameuse exposition « 0,10 » à Pétrograd. Le fondateur du suprématisme nomme désormais ses nouveaux adeptes et amis :
» Le groupe des suprématistes – K. Malévitch, I. Pougny, M. Mienkov, K. Bogouslavskaya et Olga Rozanova – a mené le combat pour libérer les objets de l’obligation de l’art. Et il demande aux académies de renoncer à l’inquisition de la nature. »
[ K. Malévitch, Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural, in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 68]
L’apparition du Quadrangle noir entouré de blanc, lors de cette exposition, sera une éclipse totale. L’avènement de ce qu’on a pris l’habitude d’appeler par la suite le Carré noir frappe par son caractère abrupt, inattendu et imprévisible, aussi bien dans l’œuvre de Malévitch que dans l’art du XXe siècle en général. Si l’on suit la progression des quadrilatères dans les œuvres de 1913-1914, on remarque que les tableaux sont tous, sans exception, saturés de formes. Au regard de ces dernières, les formes pures, nues, du quadrilatère, du cercle et de la croix, qui vont désormais habiter les surfaces suprématistes, frappent par leur minimalisme.
La non-figuration absolue suprématiste ne reconnaît donc qu’un seul monde, celui de l’abîme de l’être. C’est la sensation du seul monde réel, le monde sans-objet, qui brûle tous les vestiges de formes dans les deux pôles du suprématisme, le Carré noir et le Carré blanc. Entre ces deux pôles, se situe un ensemble de tableaux suprématistes aux couleurs vives et contrastées. Mais les couleurs ne sont pas ici des équivalents psychologiques artificiellement établis ; la couleur sourd non de la vision rétinienne mais du matériau ; Malévitch est opposé à toute symbolique des couleurs (celle de Kandinsky, par exemple). Les signes minimaux auxquels il recourt, et qui ne sont jamais exactement géométriques, doivent se fondre dans les « mouvements colorés 200 »{K. Malévitch, « La lumière et la couleur », in Écrits IV. La lumière et la couleur, op. cit., p. 87], s’y dissoudre. La surface colorée est en effet la seule « forme vivante réelle 201 »[K. Malévitch, Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural, in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 61]; mais comme la couleur tue le sujet, ce qui compte finalement dans le tableau, c’est le mouvement des masses colorées. La perfection blanche du Carré blanc sur fond blanc, qui clôt l’aventure picturale suprématiste (même si le peintre continua à faire des œuvres dans ce style par la suite), est à la fois la manifestation de l’être abyssal et le triomphe du pictural. Jamais n’aura été affirmée avec autant de force la souveraineté du mouvement purement coloré, dans lequel les formes ne font qu’apparaître ou disparaître en scintillant.
L’opposition à Tatline
L’année 1915 verra le peintre affronter un autre grand protagoniste de l’art de gauche,Tatline, qui lui manifeste son hostilité et est totalement allergique aux visées conceptualistes de l’auteur du Quadrangle noir. La « guerre » artistique que se sont livrée les deux grands créateurs à la fin des années1910 est aujourd’hui assez bien documentée [En français, voir F. Valabrègue, Kazimir Sévérinovitch Malévitch, op.cit., p. 78 sqq.].Il n’y a aucun point de contact avec l’œuvre contemporaine de Tatline et encore moins avec le futur constructivisme. C’étaient deux personnalités exceptionnelles, inconciliables pour des raisons philosophiques essentielles. Voici le témoignage du critique et théoricien Nikolaï Pounine (proche de Tatline) :
« Tatline et Malévitch avaient chacun un destin particulier. Quand cela a-t-il commencé, je ne le sais pas, mais aussi longtemps que je me les rappelle, ils se sont toujours répartis entre eux le monde: la Terre, le ciel et l’espace interplanétaire, établissant partout la sphère de leur influence. Tatline se réservait habituellement la Terre, s’efforçant de pousser Malévitch dans le ciel au-delà de la non-figuration. Malévitch, tout en ne refusant pas les planètes, ne cédait pas la Terre, considérant à juste titre que la Terre est, elle aussi, une planète et que par conséquent elle peut être aussi non figurative. »
[Cité par Evguéni Kovtoune dans son « Introduction à la publication de quelques lettres de Malévitch à Matiouchine » [1974], in Malévitch. Colloque international…, p. 175-176]
Amitiés et échanges artistiques
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Malévitch rencontre le jeune Roman Jakobson qui écrit alors des vers transmentaux sous le pseudonyme d’Aliagrov et il affirme à son propos : « Il comprend le verbe en tant que tel mieux que Kroutchonykh lui-même. » [Lettre de Malévitch à Matiouchine, début janvier 1915, in Malévitch sur lui-même, t. I, p. 65. Aliagrov-Jakobson a publié avec Kroutchonykh, cette année 1915, un livre futuriste, Plivre transmental [Zaoumnaya ghniga], avec des gravures en couleurs d’Olga Rozanova, qui mit sur la couverture un collage-découpage représentant un cœur sur lequel était cousu un petit bouton blanc].
Parmi ses fréquentations amicales avec échanges d’idées, il y a également la Kiévienne Alexandra Exter à laquelle il lit, avant l’exposition « 0,10 », ses nouveaux textes sur le cubisme, le futurisme et le suprématisme qu’elle semble avoir appréciés [Lettre de Malévitch à Matiouchine du 31 octobre 1915, in Malévitch sur lui-même, tome 1, p. 73]. Elle ne donne pas d’œuvres à « 0,10 », mais elle fait participer Malévitch, dans la galerie moscovite Lemercier, en novembre 1915, à l’« Exposition d’art décoratif contemporain du sud de la Russie [c’est-à dire de l’Ukraine] », dont la nièce de Berdiaev et épouse d’un neveu de Tchaïkovski, Natalia Davydova, créatrice, au début des années 1910, des ateliers de paysannes brodeuses du village ukrainien de Verbivka [V erbovka], et Alexandra Exter étaient les organisatrices [Cf. Guéorgui Kovalenko, « Alexandra Exter. Piervyïé kievskiyé gody » [Les premières années kiéviennes], Iskoustvoznaniyé, Moscou, 2005, no 1, p. 547 sqq. En anglais, voir Aleksandra Shatskikh, Black Square and the Origin of Suprematism, op. cit., p. 54-100]. Il s’agissait de broderies et de tapis d’après les esquisses des peintres. Il est remarquable que Malévitch ait été exposé par un coussin brodé d’après le tableau Peinture suprématiste qui se trouve aujourd’hui au musée de Peggy Guggenheim à Venise (Andersen, N°58) et deux autres œuvres : Suprématisme 18e construction (ill. 00) et une peinture suprématiste dont on connaît une version postérieure (vers 1920, 79,3 × 79 cm, anciennement au MoMA, Andersen, N°68). C’est donc la première apparition publique du suprématisme, un mois avant « 0,10 », comme Charlotte Douglas a été la première à le montrer [Charlotte Douglas, « Suprematist Embroidered Ornement », Art Journal 54, no 1, 1995]. 7
Mikhaïl Matiouchine sera pendant toute la vie de Malévitch un ami fidèle, un interlocuteur privilégié de ses idées novatrices, une aide dans sa formation intellectuelle et dans la rédaction de ses premiers écrits. On peut dire que Matiouchine fut une académie pour l’enrichissement culturel du peintre. Il semble que les deux hommes n’aient pratiquement jamais eu de différends, alors qu’avec les deux autres amis intimes Roslavets et Kroutchonykh, voire avec ses disciples Klioune ou même son élève préférée Olga Rozanova, malgré une amitié et une entente indéfectibles, des désaccords ont pu surgir à certains moments sur le plan artistique.
L’autre personne proche de lui, amicalement et théoriquement, est Alexeï Kroutchonykh dont lui plaisait le radicalisme transmental. Bien qu’il ait eu une profonde admiration pour Khlebnikov, Malévitch ne trouvait pas qu’il allât assez loin dans l’abstraction sans-objet verbale. D’une certaine manière, la poésie transmentale de Kroutchonykh, qui rompait avec tout sens descriptif, était proche de son suprématisme pictural qui ne faisait vivre sur la toile que la sensation des rythmes du monde. Dans une lettre à Matiouchine de janvier 1917, il affirme : « Je n’oublierai jamais ni vous ni. Kroutchonykh [Malévitch sur lui-même…, p. 101]. Malévitch vouvoie ses amis les plus proches. Il semble qu’il n’ait tutoyé que son ami d’enfance Kolia Roslavets et, dans les années 1920, quelques personnes, comme Meyerhold.
Malévitch et la musique (entre Matiouchine et Roslavets)
Malévitch intégrait la musique et la poésie dans sa révolution suprématiste. Matiouchine fut celui à qui il confia ses idées sur cette conjonction du rythme musical et des rythmes poétique et pictural. Il l’a fortement exprimé dans le bel article « Sur la poésie » en 1919 :
« Il y a une poésie où le rythme et le tempo demeurent purs, comme le mouvement et le temps ; ici le rythme et le tempo s’appuient sur les lettres comme signes, incluant en soi tel ou tel son. Mais il arrive aussi que la lettre ne puisse incarner en soi la tension sonore et qu’elle doive se pulvériser. Mais le signe, la lettre, dépend du rythme et du tempo. Le rythme et le tempo créent et saisissent les sons qu’ils ont engendrés et créent une nouvelle image ex nihilo.
Dans d’autres cas […] les choses elles-mêmes apparaissent comme se suffisant à elles-mêmes, et le rythme est comme l’instrument du remaniement. Ici, c’est au rythme et au tempo que s’ajustent les choses, les objets, leurs particularités, leur caractère, leur qualité, etc.
C’est la même chose en peinture et en musique. »
.[Kazimir Malévitch, Écrits, p. 181-]
La réflexion de Malévitch sur la musique semble avoir commencé en 1915, au moment où il fonde l’abstraction la plus radicale du XXe siècle. La musique n’est pas une description des mouvements de l’âme, mais elle s’élève au-dessus du chaos de l’environnement.
Le 19 octobre 1915, il écrit de Moscou à Matiouchine pour lui raconter l’incident qui s’est produit dans « la Tour », le théâtre-studio de l’entrepreneur, poète, acteur et homme de théâtre Samouïl Vermel; Malévitch a été invité à participer comme « professeur de la peinture nouvelle ». Développant non seulement ses conceptions sur l’art pictural, mais aussi sur la musique et l’art du décor de théâtre, il provoque la perplexité de son auditoire quand il déclare :
« Ma forme n’exprime rien »
Et de poursuivre :
« J’ai fait une grande bêtise lorsque j’ai indiqué à Roslavets que la musique contemporaine devait parvenir à l’expression des strates musicales et devait avoir une longueur et une épaisseur de la masse musicale dans le temps et, avec cela, qu’au dynamisme des masses musicales devait succéder le statisme, c’est-à-dire le retardement de la masse sonore musicale dans le temps. Quand on m’a demandé quelles avaient été mes études musicales, j’ai aussitôt quitté ma participation au comité . »
[Malévitch sur lui-même…, p. 70-71]
Ce qui est étonnant dans la position de Malévitch, c’est qu’il professe, pourrait-on dire, une version laïque de la docte ignorance de Nicolas de Cues 211 !
[Plusieurs autres exemples de cette capacité qu’avait le peintre de faire de son ignorance une connaissance peuvent être cités. Ainsi, à Berlin, en 1927, alors qu’un poète allemand, un certain Hermann Kessler, aujourd’hui totalement oublié, lit une de ses poésies, laquelle est longuement discutée par les auditeurs, provoquant des avis contradictoires, le guide polonais de Malévitch, le poète Tadeusz Peiper, raconte que le peintre, par un geste, demanda la parole. Il lui dit en polonais ce qu’avait provoqué en lui la poésie dont il n’avait pas compris le contenu puisqu’elle était en allemand : « Comme peintre, Malévitch exprima ses impressions en couleurs et formes. […] Pendant la lecture il avait vu dans son imagination des bandes noires et bleues suspendues au-dessus d’un cercle.« Quand j’eus traduit ces paroles, un des défenseurs de la poésie [de Kessler] les approuva avec enthousiasme. […] On reconnut que la vision de Malévitch correspondait tout à fait au contenu des vers. […] Plus que de la qualité de ces vers, on parla surtout de Malévitch. Quelle intuition ! Quelle clairvoyance ! Quelle capacité de ressentir les choses ! » Tadeusz Peiper, « Snovidiéniyé » [Un songe], in Malévitch sur lui-même…, t. II, p. 379.
On connaît par ailleurs, son dialogue avec le peintre, écrivain et metteur en scène dadaïste allemand Hans Richter. Ce dernier raconte comment, grâce au premier traducteur de Malévitch en allemand, Alexander von Riesen, il eut une première connaissance des textes du peintre auquel il avoua qu’ils étaient « extraordinairement durs à comprendre et parfois pas du tout. Sa réponse à ma critique fut étonnante, à savoir qu’il n’était pas important que tout soit “juste”, mais que d’une même façon cela “sonne” juste ». Dans les entretiens avec Philippe Sers, Hans Richter donne une version légèrement différente de cet épisode : « [Après lecture du texte,] je lui ai dit : “Écoutez, parfois ça fait sens, parfois ça ne fait pas. Moi je ne comprends pas.” Il dit en riant : “Vous savez, ce n’est pas suffisant qu’un livre fasse du sens, il doit aussi sonner juste” », Philippe Sers, Sur Dada. Essai sur l’expérience dadaïste de l’image. Entretiens avec Hans Richter, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1997, p. 212.
Et Richter ajoute : « Quand j’ai lu et reçu le livre aux éditions du Bauhaus, il sonnait assurément, tout en n’étant pas sans justesse », Hans Richter, « Begegnungen in Berlin » [Rencontres à Berlin], Die Russen in Berlin 1910-1930, Berlin, Stolz, p. 34.]
Toujours en 1915, Malévitch expose à Matiouchine sa conception futuriste de l’art, non seulement de la peinture mais aussi de la musique :
« Je suis de plus en plus hanté par ces masses musicales, des blocs, des strates de quelques 20 accords jetés dans l’espace, et par la masse figée du cube musical. C’est ainsi que je sens voler ces strates aux sonorités de 20 pouds [320 kg !] et aussi l’alogisme des instruments dans la musique. »
[Lettre de K. Malévitch à M. Matiouchine, automne 1915, in Malévitch sur lui-même…, t. I, p. 73]
Il tente de convaincre Matiouchine de se consacrer totalement à la musique. Cela est confirmé par la lettre du 5 novembre 1915 :
« Laissez tomber le pinceau et préparez votre musique, dans les rangs des lutteurs de la Peinture, il y en a pas mal. Mais dans notre idée [le suprématisme !], vous êtes le seul. Trouvez de nouvelles formes pour les sonorités afin d’être prêt. Maintenant,les groupes sont déterminés clairement : les Bourliouk-Vermel’-Roslavets d’un côté, et nous deux. Qu’ils s’enthousiasment de lambeaux et nous de la vraie cause. Ce trésor est déjà indiqué à Londres-Paris-l’Amérique, il semble que cela nous suffit . »
[Ibid.]
De toute évidence, Matiouchine a suivi, d’une certaine manière, les idées musicales, qui se voulaient révolutionnaires, de Malévitch dans ses écrits théoriques plu »que dans sa propre musique
[ Le compositeur allemand d’origine chilienne Juan Allende-Blin a été le premier à faire une analyse détaillée des fragments de la musique de Matiouchine pour La Victoire sur le Soleil dans son article « Sieg über die Sonne. Kritische Anmerkungen zur Musik Matjušins », paru dans le numéro de la revue munichoise Muzik-Konzepte consacré à «Alexandre Skriabine et les skriabinistes » en juillet 1984. Juan Allende-Blin conclut son analyse détaillée par ce verdict : « Matiouchine entremêle dans la musique qui nous a été transmise de La Victoire sur le Soleil les fioritures tonales les plus banales et des dissonances vraiment vides de sens. Ainsi, apparaît une musique pseudo-futuriste ou pseudo-moderne, de la façon dont un petit-bourgeois [Spiessbürger] se représente un art musical révolutionnaire – fort éloigné de l’évolution conséquente de manière immanente, d’un nouveau langage musical chez un Schönberg, un Varèse, un Webern ou d’un Skriabine que Matiouchine avait à portée de main. » En revanche, Juan Allende-Blin fait l’éloge de la peinture de Matiouchine et du théoricien de la musique qu’il est, soulignant que son Manuel pour l’étude des quarts de ton pour violon [Roukovodstvo k izoutchéniyou tchetvertieï tona dlia skripki] de 1915 a été « d’une importance extraordinaire » en tant que « signal pour la découverte d’un nouveau matériau sonore » : « Avec son plaidoyer pour la recherche des micro-intervalles ainsi qu’avec des exercices pratiques, Matiouchine a montré le chemin à de plus jeunes compositeurs, comme Ivan Wyschnegradsky, Arthur Lourié, Nikolaï Roslavets. » Juan Allende- Blin, « Sieg über die Sonne. Kritische Anmerkungen zur Musik Matjušins », art. cité, p. 172. Juan Allende-Blin ne connaissait que les extraits publiés de la musique de Matiouchine pour La Victoire sur le soleil. Or, on a retrouvé une partition plus importante qui n’a pas encore été analysée par les musicologues. Cf. Mikhaïl Matiouchine, Tvortcheski pout’khoudojnika [L’Itinéraire créateur de l’artiste], Kolomna, Mouzieï Organitcheskoï Koul’toury, 2011.]
À la suite de l’exposition « 0,10 » en 1916, Malévitch, tout en conservant sa fidélité à Matiouchine, se rapproche de son ami d’enfance Kolia Roslavets. Il écrit à Matiouchine le 14 février 1916 : « Je viens de faire connaissance beaucoup plus près de Nikolaï Roslavets, j’ai été plusieurs fois chez lui et hier j’ai entendu ses travaux musicaux. » Une œuvre de Roslavets passionne Malévitch, c’est le Prélude de 1915, et il va envoyer la partition à Matiouchine.
« Je fais connaissance de plus en plus avec la musique de Roslavets et dans quelques jours je vous enverrai son Prélude, faites attention surtout au milieu, c’est une perle de prix. Mais les bords, j’aurais dit, quelque chose comme un cadre, sont de peu de valeur. Le milieu, selon moi, est bien. […]
La construction éblouissante se prélasse dans des petits mots de rien du tout. […] Dans ce Prélude, jouez le milieu, vous entendrez des claquements vigoureux, c’est la musique elle-même. Mais la fin, ce n’est déjà plus cela. »
[Malévitch sur lui-même…, t. I, p. 80-81. Dans la lettre du 14 février 1916, il écrivait : « Si l’on avait étendu devant nous des fleurs – leur couleur et la puanteur qui s’en exhale seront facilement reçues par nous avec agrément. Pareillement à Skriabine.
« Si nous voyons une masse de parterres de fleurs éparpillés et que, soudain, passe à travers ces parterres un cheval cuirassé, piétinant et cassant tout, et que l’on voit périr sous les pieds des sabots les myosotis, les œillets, les violettes pâles, et noircir les chrysanthèmes », ibid., p. 76.]
Et il continue :
« S’il réussit à se dégager des restes des « nocturnes » musicaux, alors sa puissance prendra un ton encore plus féroce, plus impitoyable.
Il lui manque ce dont vous avez beaucoup, mais il vous manque le moindre, car cela dépend de votre volonté de vous commander à vous-même et de l’Amour sans limite de la création, c’est la concentration et la concentration dans un travail obstiné assidu, en rejetant tout.
Enfoncez donc brutalement des clous dans les âmes vulgarisées, fichez-les n’importe où sur les palissades, les toits et les routes, pour qu’ils ne se décrochent pas. Des clous plus beaux et plus sûrs, les vents ne les feront pas se décrocher et ne les emporteront pas dans les marigots, les petits coins des lieux amoureux. […] Que Roslavets piétine les champs, je l’exigerai aussi de lui, mais vous aussi préparez les clous.
Est venu le temps d’arracher la peau des visages de la jeunesse, car ce n’est pas leur peau, mais celle des autorités. »
[ Ibid., p. 76-77.]
Il poursuit encore :
« Vous et Roslavets, pardonnez-moi tous les deux. Mais vous, vous avez une perle cassée ou plutôt éparpillée, et lui, il en a une rassemblée. Vous, vous n’avez que des perles, mais elles sont éparpillées, alors que chez lui la perle est encadrée par un cadre futile.
Pardonnez-moi, mais c’est ce que je ressens et en tant que fanatique avalant le désert, j’exige une musique du désert. Le désert des couleurs. Le désert du verbe. Tout cela peut faire naître ce que, par erreur, doit être le théâtre. Voilà ce qui doit être sur la scène, sur les planches, le jeu de ces merveilleux déserts de la musique, du verbe et de la couleur. Et il faut regarder leur philosophie, leur pensée. Que c’est ennuyeux ces simagrées de sa propre trogne ! Nous donnerons à ce qui au plus vite conduira, peut-être, notre raison à une suprême culture et ce sera la findu royaume africain des sauvages de l’autophagie. »
[Ibid., p. 80-81]
Matiouchine n’était pas prêt à ce saut dans le désert et il n’avait pas manqué lui- même de faire des réserves sur « le suprématisme de la peinture » à l’exposition « 0,10 ». Dans un article paru dans le numéro du printemps 1916 de l’almanach Otcharovannyi strannik [L’errant enchanté], il lui reproche, entre autres, sa « négation de la forme qui se fait au détriment de la couleur », car, pour Matiouchine, « la couleur doit devenir plus grande que la forme à un point qu’elle ne coule ni dans quelques carrés que ce soit, ni dans les équerres et autres » [ M. Matiouchine, « Sur l’exposition des “Derniers futuristes” », in Malévitch sur lui-même…, t. II, p. 123].
La revue Supremus
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