DOUBOVYK OU LA PEINTURE EN ACTION MÉTAPHYSICO-POÉTIQUE
DOUBOVYK OU LA PEINTURE EN ACTION MÉTAPHYSICO-POÉTIQUE
L’oeuvre picturale opulente d’Alexandre Doubovyk a connu une première large reconnaissance à partir des années 1990, qui ont vu la chute de l’URSS et l’indépendance de l’Ukraine. Cependant son travail créateur avait commencé à se manifester de façon originale dès les années 1960, c’est-à-dire après un certain « dégel » qui a suivi la mort de Staline en 1953 et il est devenu d’une totale originalité dans les années 1970-1980, portant la griffe inimitable de l’artiste ukrainien : espace construit, sujets énigmatiques, polychromie totalement idiolectique.
Face au réalisme socialiste alors dominant dans les années 1950-1960 et ne souffrant pas de déviation « formaliste », Doubovyk bâtit, dans une totale liberté créatrice, un monde d’une richesse inouïe.
Son oeuvre coïncide avec ce que l’on appelle, mal selon moi, le « Postmodernisme ». En réalité, il s’agit d’une nouvelle modernité, héritière de toute une série de mouvements avant-gardistes depuis le début du XXe siècle où dominent conceptuellement l’Abstraction (lyrique, néo-plastique, sans-objet) et picturologiquement la libération de la couleur (impressionnisme, fauvisme), la construction géométrisante (cubisme, purisme, constructivisme), la libération de la ligne (Art Nouveau, primitivisme), le sur-réel (alogisme et supronaturalisme malévitchiens, surréalisme européen). Ainsi, l’artiste de la seconde moitié du XXe siècle vit sur un héritage. Et les nouveaux mouvements, comme l’Action Painting, le Minimal Art, l’art informel, l’art brut, l’art conceptuel, l’Arte Povera et les performances ne font que porter à leurs conséquences maximales des éléments partiels de tel ou tel mouvement, un peu comme les sectes religieuses qui privilégient dans les Écritures quelques passages dont ils gonflent l’importance et érigent en nouveau dogme…
Doubovyk est lui aussi un héritier et il assume pleinement cette situation, ne cherchant pas, selon les conceptions européo-centristes freudiennes, à « tuer le père ». Il n’appartient à aucun groupe[1] et prendra ce qui paraît indispensable à sa « nécessité intérieure » et le reconstruira, comme Malévitch y avait invité les novateurs dans les années 1920, en particulier à l’Institut d’art de Kiev en 1928-1930[2]. Toute l’oeuvre de Malévitch est, en effet, fondée sur ce principe poïétique reconstructeur. Il ne s’agit pas de « copier » des modèles, mais de tirer, à partir de structures formelles et des spécificités coloristes existantes choisies, des quintessences nouvelles correspondant au Kunstwollen personnel de l’artiste. Ce n’est pas un hasard si Doubovyk a consacré un texte extraordinairement pénétrant au « Palimpseste ». Il y parle de la vie comme d’un jeu constructif, en citant la παιδεία (paideía), l’éducation des enfants, dans le Livre VII (803c) des Lois de Platon[3]
D’où chez Doubovyk cet attrait pour le palimpseste qui permet de jouer avec les diverses strates des objets et des faits de la vie. Et l’artiste ukrainien ajoute une dimension cosmique confucéenne au ludisme platonicien, toil »Palimpseste de l’esprit » :
« Un homme est mesuré non pas des pieds à la tête, mais de la tête aux cieux »[4]
ANNÉES 1960
Les toiles des années 1950-1960 sont encore figuratives mais bousculant les codes du réalisme socialiste qui était la norme officielle alors en URSS. Ces toiles ont déjà des structures et des motifs que l’on retrouvera dans la création non-figurative de l’artiste à partir des années 1970.
Parmi les autoportraits des années 1950, celui de 1953 est, certes réaliste, mais sa quasi-monochromie noire avec la seule tache de lumière mêlant ténébrisme et luminisme a de mystérieux accents caravagesques. Quant à l’Autoportrait de 1958 (le peintre a 27 ans), il est un clin d’oeil vers le style moderne, c’est comme un rêve émanant de son cerveau : on aperçoit la silhouette d’une célèbre toile de Nestérov qui se trouve au Musée national russe de Saint-Pétersbourg, représentant la fille du peintre Olga. L’Autoportrait de 1968, donc dix ans plus tard, entouré d’une floraison qui sature le fond de la toile renvoie déjà au style fauviste primitiviste du Valet de carreau, à la Machkov. On le voit, l’artiste ukrainien « apprend » encore chez les grands anciens, mais ne les copie pas et déjà sa spécificité et son originalité se font voir de façon déterminée.
Le format des compositions de cette époque est relativement grand. La création de Doubovyk, a dès le début, le sens et le souci de l’espace, ce qui sera une constante dans l’ensemble de sa production jusqu’à aujourd’hui. Cet espace est construit. Dans cette période de recherche, de la fin des années 1950 aux années 1960, même si l’on sent encore une hésitation dans le choix des référents, le peintre ukrainien montre déjà une forte personnalité comme cela se voit dans une toile déjà très construite comme Les physiciens-atomistes (1963), ou bien L’Opération (1965), Piquet de grève (1966), Wernigerode (1968 et 1970), voire les toiles alliant la souplesse des lignes, les plans plus géométriques et une légèreté décorative primitiviste – Portrait de mon frère, L’aube (1962), Poupée(1965), Amsterdam (1970) ; cela est caractéristique aussi des paysages nordiques qui révèlent une connivence coloriste avec la meilleure peinture finnoise : Le lac Ladoga (1953), Carélie (1958) Paysage (1968), cela s‘allie également, dans des oeuvres comme Oïkoumène (1963), Îles lointaines (1969), Le lac Ladoga (1967), Tranquillité (1970), à une cosmicité originelle des formes. Ces éléments de décorativisme primitiviste sont particulièrement présents dans Portrait de M. Jouravel’(1966), dans La fillette au cerceau ou le magnifique Portrait d’Irina.
DU RÉALISME POÉTIQUE AUX CONSTRUCTIONS POLYCHROMES
À partir des années 1970, on voit déjà l’affirmation par Doubovyk de son individualité exceptionnelle. Tous les éléments des cinquante années ultérieures de travail sont déjà là.
Ce que Doubovyk retient de l’art construit, c’est une abstractisation du cubisme historique, en somme une géométrisation abstraite des éléments picturaux, par exemple dans Maison (1975). De plus, le traitement de la couleur, la polychromie triomphante de l’art doubovykien se situe dans l’héritage du suprématisme malévitchien et de l’art populaire ukrainien. Malévitch est souvent cité dans les écrits du peintre et on rencontre dans beaucoup d’oeuvres de Doubovyk un dialogue avec l’auteur des « Carrés » (voir, par exemple, Métamorphoses (1989, G-383-5-400 ; 199O, G-384-5-401,1991, G-385-5-402 et G-385-5-403) où les formes quadrangulaires s’ouvrent sur de nouveaux mondes formels et colorés comme dans la toile Carré noir, 1980). On a donc ici une nouvelle poétique qui s’empare des acquis d’un passé récent pour créer son propre système.
Dans des oeuvres comme Clepsydre (1977), Harmonie (1975), la série des toiles intitulées « Signes » (fin des années 1970), Éternité (1978), Orgue (1979), Arche (1978), Nirvana (1989), Souvenir de Poitiers (1992), les Peintures murales de Notre-Dame des Anges à Berre-les- Alpes (1996), l’espace est construit comme une architecture.
La verticalité donne un caractère monumental à ces images qui disent l’intemporalité. Ce n’est pas un hasard si sa première monographie de 2005 commence par un article intitulé « Chronique de l’espace » :
« L’espace détermine la place d’un certain tout – dans la variété cosmique où est réalisée la cinquième dimension – l’éternité. »[5]
La verticalité, c’est la vie, l’envolée dans le cosmos, comme on peut l’admirer à partir du début des années 1990 dans la série des Triomphateurs (un des plus beaux exemples est Le Triomphateur de 1991 qui a fait l’objet d’un timbre de la Poste nationale d’Ukraine en 2019). Ce sont les êtres et les choses au coeur de l’infini universel. On trouve un exemple de ces éléments dans le tableau Vol dans l’espace (1976).
On remarque aussi, dès les premières oeuvres de l’année 1970, où la verticalité est dominante, que celle-ci s’inscrit sur de larges bandes rectangulaires qui rythment horizontalement le quadrangle de la toile, comme une métaphore abstraite de la terre et du ciel, de la mer et du ciel. Ainsi, des gouaches de la série « le Grand Conseil » 1992, – G-082, G-085), Anniversaire (1993, J-020), Espace (1994), Méditation (1996).
Cela a été particulièrement développé dans la peinture occidentale après la Seconde guerre mondiale. Réinterprétant sans doute beaucoup de paysages de l’âge d’or hollandais, voire du peintre romantique allemand Caspar David Friedrich, organisant la surface picturale en deux segments signifiant la terre et le ciel, ou encore dans les bandes horizontales du « supronaturalisme » de Malévitch à la fin des années 1920 et au début des années 1930, les artistes occidentaux de la seconde moitié du XXe siècle ont poursuivi cette abstractisation de ces larges rayures. Nicolas de Staël a magistralement exploité ce procédé, comme Rothko chez qui cette double-triple segmentisation de la surface picturale culminera dans la duplication noire-grise des dernières toiles de 1969. La toile de Doubovyk Espace(1993) est paradigmatique de cette poétique : la séparation du ciel et de la terre est dominée sur la bande supérieure par un cercle qui est comme la métonymie du système solaire de l’Univers tel que l’homme peut le percevoir. Le peintre a lui-même donné des clefs mystiques et spirituelles de cet équilibre qu’il établit entre l’horizontalité et la verticalité[6], incarné dans le monde mystique et spirituel de façon différente que chez Mondrian qui, lui, procède par équivalents sémiologiques minimalistes du réel, alors que la poétique de Doubovyk utilise un vocabulaire abstrait pour dire le monde dans sa complexité
Notons ici, en ce qui concerne la conception spatiale doubovykienne, la prédilection pour les toiles carrées, encore un signe de connivence avec Malévitch. Le carré est une fenêtre qui ouvre sur la vie, elle est un microcosme métonymique du macrocosme universel.
Aux éléments constructivo-suprématistes s’ajoute, dès le début, une fascination pour le sur-réel, mais sans que l’artiste ne se laisse jamais entraîner dans les interprétations freudiennes européennes. Un tableau comme La clepsydre de 1977 est une mythification de l’antique horloge qui mesurait le temps par l’écoulement de l’eau à travers son appareillage. Doubovyk en fait un paysage mystérieux, quasi iconique, avec la perspective inversée du temple d’où apparaît l’eau, tandis qu’une énorme flèche rouge vise deux petits nuages et une bannière ornementale en mouvement de dépliement. Cela pourrait passer pour un clin d’oeil du côté du meilleur Magritte avec lequel le peintre ukrainien montre une affinité dans son appétence pour la grande philosophie et les pensées magiques. Le dialogue avec Magritte est frappant dans une toile comme Trapéza (2001), mais le peintre ukrainien reste fidèle à une structure strictement architectonique. Si, de toute évidence, Doubovyk n’est pas « idéologiquement » proche du surréalisme européen, comme nous le dirons plus loin, on constate des corrélations formelles avec ce qui est de meilleur dans ce mouvement : outre Magritte, c’est avec Max Ernst que le peintre ukrainien se confronte dans plusieurs œuvres des années 1990 : les gouaches de la série « Le Grand Conseil » (1992, G-O77, G-078, G-080, G-083, G-086, G-087, G-088), Méditation (J-023), Triomphateur ( 1995) sont des masses qui sont à la fois surface et profondeur, dans « la région frontière du monde intérieur et du monde extérieur »[7]. Des toiles comme le diptyque Le Duel (2000-2010) voient les masses esquisser un mouvement dansant en efflorescences.
TOTEMS ET FLORALIES PICTURALES
Un autre vecteur poétique se manifeste chez Doubovyk dès les années 1970, c’est la tendance à « totémiser » les éléments formels géométrisés. Cela se voit particulièrement, par exemple, dans la toile Mirage (1977). Dans une poésie de 2014, le peintre dit :
« Avec un délice renouvelé
Se dresse un mirage dans un désert »[8]
Dans Mirage ou Tables de la loi (1977) apparaît le motif abstrait d’une forme arrondie, formant un seul pictogramme avec une courte colonne. Cela ressemble à un visage sans visage, un peu comme celui des personnages énigmatiques de Malévitch autour de 1930. En fait, nous voyons au cours de toute sa création ultérieure que ce pictogramme devient pour l’artiste ukrainien sa marque de fabrique, sa « mascotte », ayant une valeur polysémique, qu’il résumera dans l’idée de bouquet, ce Bouquetdont il avait nommé une toile de 1965. Tantôt stylisé, tantôt flamboyant (Carnaval, 1987, Carnaval, 1991, Anniversaire, 1993, J-021), réceptacle de tout un monde (Hollande,1971), il aboutit à ce signe abstrait, qui à côté des cercles concentriques et des carrés (Tables de la loi, 1977 (Les fêtes,1979), sont des éléments essentiels du vocabulaire formel du peintre. L’on sait que les roses ont des épines et que la vie n’est pas sans épines : peut-être c’est ce que nous dit la belle toile Bouquet d’épines (2005)
Dans ses écrits, Doubovyk rejette plusieurs tendances de la modernité. En 2011, il reproche à l’art contemporain d’avoir « perdu l’énergie », d’être « un art d’impotents »[9]. Et d’affirmer :
« La vie est énergie. La surface plane du tableau est un champ magnétique »[10]
Il se dresse contre l’ascétisme formel et coloré, contre l’obscurité, mais pour l’hermétisme, contre le freudisme et contre l’idée que l’art est « marginal ; il refuse autant tout nationalisme étroit que le « sur-art » partout et sans frontières (Beuys) ; Il est pour le tableau, pour l’individualité créatrice, pour l’éthique.[11] Et de proposer :
« Créer un totem contemporain, des figures et des formes capables d’incarner un maximum de contenu de la conscience et de la foi humaines, celles des idées traditionnelles les plus importantes et les plus stables, un certain centre unifié de la force ‘magique’ en tant que garantie d’un accord et d’une compréhension mutuelle entre les humains ».[12]
Dans ce « totem contemporain » où Doubovyk voit le vrai visage de son art jusqu’à aujourd’hui, le bouquet, n’a cessé de subir des transformations à partir de sa structure immuable, idéographique ou pictographique, pourrait-on dire. Il se retrouve dans un très grand nombre de tableaux, tel un leitmotiv musical. Dans cet archétype est contenu l’Univers dans sa multiplicité formalo-colorée. Il est un embryon conceptuel de toutes les possibilités d’effloraisons picturales, un germe (Bouquet, 1966, J -042-5-009). Ce « Bouquet blanc » est « le symbole de la Dimension Humaine, c’est le Tao de la singularité. Ce symbole est tourné vers le futur »[13] .
Dans Bouquet coupé (1974) il est scindé en deux hémisphères « cervicaux » avec une face sombre et une claire, une qui a besoin d’éclairage et l’autre qui est naturellement, spontanément, source de vie. Ici est magnifiée cette « esthétique florale » que Malévitch décelait chez Fernand Léger, mais qui chez Doubovyk est conditionnée non seulement par le substrat plastique de la peinture d’icônes, mais également par l’incroyable richesse de l’art populaire de sa patrie. Cela est magnifiquement représenté dans la gouache intitulée Ukraine (1995). C’est dire que la « floralité » doubovykienne fait exploser les constructions strictes dans un feu d’artifice coloré. En cela il est unique dans l’abstraction coloriste du XXème siècle. Selon moi, une Sonia Delaunay, qui nous a dit que sa mémoire picturale avait sa source dans la polychromie du monde ukrainien de sa petite enfance, pourrait ici être invoquée, mutatis mutandis, pour cette féérie coloriste. Mais, évidemment, la picturologie de Sonia Delaunay est tout à fait autre que celle de Doubovyk, elle est plutôt du côté musical que du côté architectonique. Et puis elle ne recherche pas, comme le fait Doubovyk, de nouveaux dialogues sémantiques, ni de nouvelles réinterprétations des modes picturaux.
PALIMPSESTE ET LUDISME
De là l’importance chez Doubovyk de deux éléments propres à sa poétique : le palimpseste et le jeu, comme nous l’avons brièvement mentionné plus haut.
Ce n’est pas un hasard si le peintre ukrainien a choisi comme un des paradigmes essentiels de sa création cette métaphore désignant une surface (parchemin, manuscrit ou tablette) où l’on a écrit un texte nouveau sur un texte effacé. Écrire, c’est peindre en grec, en ukrainien, en russe, comme en chinois. « L’oeuvre de Doubovyk est un palimpseste » a écrit le critique ukrainien Alexandre Soloviev[14]. Les connaissances de l’artiste sont très érudites comme en témoignent ses écrits, traités et pensées. Cela lui permet de faire dialoguer le présent avec le passé occulté. Plusieurs toiles du début des années 2000 s’appellent Dialogue, Duel ou Labyrinthe. Écoutons l’artiste :
« L’essence du palimpseste est l’insatisfaction du présent et la quête de la révélation […] Nouvelle lecture d’un texte usé […] Apparition d’un nouveau sens et d' »une nouvelle énergie ».[15]
Le palimpseste est « une sape de la conscience« , « la combinaison et la confrontation des images, des faits, des symboles, des nanotechnologies et des strates archaïques de la conscience sur une multitude de niveaux »[16].
Le palimpseste n’est pas celui qu’il trouve en Europe lorsqu’il visite à Francfort le 1er septembre 2011 l’exposition de Francisco Clemente, justement intitulée « palimpseste » :
« Des pigments de couleurs mélangés à l’urine. J’éprouve alors une rupture : l’art contemporain donne une sensation d’ennui, de je ne sais quoi de perpétuellement vu et revu depuis longtemps ».[17]
Ainsi, le dialogue est un thème favori des toiles doubovykiennes, il est aussi à l’oeuvre dans les palimpsestes qui confrontent présent et passé. Il y voit, en partie, une référence à la conception byzantine qui rejette « le ” moi ” au profit de ” l’au-delà du moi ”, c’est-à-dire de l’esprit. D’où les dialogues, d’où la verticalité en tant qu’axe autour duquel cet esprit mène sa ronde. Structure permanente. »[18]
Les juxtapositions, les mises en abyme, les symboles qui sont « une zone-tampon entre le monde humain rationnel et le chaos, l’inconnaissable »[19], sont le fruit d’un des vecteurs essentiels de la poïétique de Doubovyk, le jeu. Nous avions noté au début que l’artiste ukrainien se réfère explicitement au passage du VIIème Livre des Lois de Platon où le philosophe grec affirme que le jeu fait partie de l’éduction de tous les citoyens, des artistes, des soldats et des philosophes :
« Je dis qu’il faut s’appliquer sérieusement à ce qui est sérieux et non à ce qui n’est pas sérieux; que par nature la divinité est digne de tout sérieux marqué de bonheur, mais que l’homme […] a été fabriqué comme un jouet de la divinité, et que cela constitue du point de vue de son être ce qu’il y a de meilleur en lui : c’est donc en se conformant à ce mode d’être, en jouant aux plus beaux jeux possibles, que tout homme et toute femme doivent ainsi passer leur vie.[20]
Après Platon, la pratique ludique dans tous les arts et la littérature sur le jeu sont très abondantes. Je me contenterai de mentionner quelques faits qui situeront la création de Doubovyk dans cette ligne universelle. En 1938, le savant hollandais Johan Huizinga fit paraître un essai pionnier intitulé Homo ludens, où il montre les dimensions esthétiques du jeu :
« Les termes dont nous pouvons user pour désigner les éléments du jeu, résident pour une bonne part dans la sphère esthétique. Ils nous servent aussi à traduire des impressions de beauté : tension, équilibre, balancement, alternance, contraste, variation, enchaînement et dénouement, solution ».[21]
L’art partage avec le jeu social son total désintéressement par rapport à l’utilitarisme : comme lui, il est gratuit et improductif. Les deux participent à la « cérémonialisalition » symbolique, permettant de combler l’angoisse existentielle que provoque le mystère du monde et de l’homme. Celui-ci a depuis toujours, afin d’assurer un équilibre par rapport à sa vie laborieuse, institué le jeu, depuis le jeu sacré liturgique jusqu’à la carnavalisation de la vie que le théoricien de la littérature russe Bakhtine a érigé en catégorie universelle à partir de la vie et de l’oeuvre de Rabelais.
L’instinct ludique, le Spieltrieb de l’homme, a été affirmé dans l’esthétique de Schiller, pour laquelle le jeu est toujours authentique dans la mesure où il est libéré de toute exigence de réalité.[22]
Et on ne saurait oublier que le peintre, designer, poète, penseur Alexandre Doubovyk est du même pays que le premier philosophe religieux slave Skovoroda, platonicien, quoi qu’en ait dit le grand phénoménologue kiévien Goustav Chpet[23]. Hryhoriy Skvoroda parle de choses sérieuses en s’amusant, avec joie. Il revendique l’amusement – en ukrainien, zabava ; les Grecs nommaient diatribe les jeux rhétoriques sur l’agora chez Aristophane ; en vieux-slave il y avait le gloum, la plaisanterie… Toutes ces formes ludiques sont la « cime (la corypha), le sommet, la fleur et le grain de la vie humaine ».[24]. Dans une dédicace à son ami Kovalinski, le penseur ukrainien écrit :
« Beaucoup demandent : mais que fait donc Skovoroda ? À quoi s’amuse-t-il ? Eh bien, moi je suis dans la joie en parlant du Seigneur. Je suis dans la gaîté en parlant de Dieu mon Sauveur […] n’est-il pas vrai que chacun chérit son propre amusement ? »[25]
Je note aussi que l’Ukrainien Malévitch n’hésite pas à faire des comparaisons humoristiques dans tous ses écrits, voire dans l’appellation de certains tableaux suprématistes… J’ai pu parler de « l’humour grave » malévitchien face aux « gamineries sérieuses » de Marcel Duchamp…
Enfin, encore pour rester dans le domaine ukrainien, je mentionnerai le philosophe ukrainien contemporain Konstantine Sigov a mené depuis la fin des années 1970 ses recherches scientifiques sur le jeu, ce qui a abouti à son livre Le jeu comme problème de l’anthropologie philosophique, paru à Kiev en 1991.[26]
Donc Alexandre Doubovyk s’inscrit bien dans un vecteur éthologique propre à son pays, mais qui, évidemment, se retrouve dans d’autres cultures. Platon, dont se réclame Doubovyk, a donné les bases comportementales philosophiques à beaucoup de penseurs ou d’artistes. Je ne citerai ici que Nietzsche qui voulait faire danser les idées (voir Die fröhliche Wissenschaft – le Gai Savoir). Ou encore Robert Delaunay[27], sans parler de Picasso ou d’Alexandre Calder[28]…
Bien entendu, la poétique d’un Calder et celle de Doubovyk sont totalement différentes. Mais la volonté ludique a mené ces artistes à ne pas se limiter à un seul genre pictural. L’art de Doubovyk est également polyvalent. L’artiste a travaillé dans le domaine de la mosaïque, des vitraux, de la tapisserie, de la peinture murale, de la mise en forme de livres, de l’agencement d’intérieurs. Ses propres albums sont à eux seuls des chefs-d’oeuvre, ils sont des oeuvres d’art total, des Gesamtkunstwerke, mêlant l’écriture cursive, le collage, la peinture. Ces Cahiers sont le journal intime d’un peintre, d’un designer, d’un poète et d’un penseur (ils sont plus de 50), où sont entremêlés des collages de toutes sortes d’objets, des découpages, des reproductions, des réflexions, des peintures personnelles. C’est un témoignage capital pour les futurs auteurs de monographies et de biographies sur l’artiste, car ces journaux portent un témoignage passionnant sur ses pensées, ses intérêts, son rapport au monde et à l’art au cours des années.
Par exemple, l’album Le Bloc-notes 25 d’août 2011 à janvier 2012 est une magnifique enluminure moderne qui témoigne de l’invention joyeuse de l’artiste, met en scène ses pensées, ses intérêts artistiques, ses leitmotivs, en utilisant le collage de coupures de journaux ou de livres, les graffiti. Le peintre nous livre la signification de ces bloc-notes :
« Ces travaux sont un total artefact qui ne s’achèvera jamais, qui est devenu un ”herbier”, un rassemblement et un déploiement de pousses, de codes, de signes, toujours nouveaux et d’interprétations des fragments d’espace et de temps dans la conception du palimpseste. »[29]
Il y a dans ces enluminures un côté bande dessinée et filmographique Là aussi on note un certain goût pour le baroque qui peut coexister avec le caractère construit dominant. J’y vois pour ma part une ligne qui est très présente dans l’art ukrainien de façon générale (je pense, par exemple dans la peinture du XXème siècle, à la Kiévienne Alexandra Exter).
Et la petite merveille qu’est le livre Bouquet de 2019 fait alterner les poésies de l’artiste sur une page avec des graphismes de figures humaines construites comme des totems assyriens qui auraient traversé les théâtres grec, élisabéthain, japonais et les symphonies hiéroglyphiques de Kandinsky. Ce sont de somptueux acteurs aux atours les plus variés d’un théâtre féérique où l’on devine les passions, les émois, les tristesses, les jubilations. Ces figures sont tantôt des autoportraits, tantôt des idoles humaines, hommes et femmes ; ils sont aussi les silhouettes somptueuses de personnages bibliques, tels qu’ils apparurent dans l’art doubovykien, par exemple, dans le triptyque Prophète (1989) ou dans Dialogue (1998, G. 093), voire des apparitions d’un autre monde (Fantômes, 1990, G-065) Il s’agit également d’un journal intime poético-pictural qui met en scène les épisodes heureux, rêvés, réels, les doutes, la vie et la mort, l’éternité. On assiste à un merveilleux dialogue entre une poésie de haute volée et un dessin symphonique.[30]
ALOGISME ET SURRÉALITÉ
Ce festival ludique s’est aussi traduit dans l’évolution de l’art de Doubovyk.
Abstrait et non figuratif pendant les trente dernières années du XXème siècle, il aborde le XXIème siècle en faisant dialoguer le sans-objet et l’objet, l’abstrait et le figuratif. L’artiste se met lui-même en scène dans une théâtralité ludique comme en témoigne une toile comme Bonjour, M. Doubovyk (2001) où l’on voit une surface carrée partagée en deux rectangles verticaux, l’un noir, l’autre bleu. Sur le rectangle noir – une masse informe, une idole fantastique colorée, sortie d’un songe, d’où le peintre, enveloppé dans une toge multicolore, sur le rectangle bleu tire des formes élémentaires. C’est le jeu du créateur faisant apparaître des formes et des couleurs de l’inconscient, voire du subconscient, voire de l’informe chaotique….
On constate cette même confrontation de l’homme avec autre chose que lui dans Rencontre sur un sentier de montagnes (2001), et dans Ce qui se tient derrière la porte (2001) un personnage à la bougie, sorti d’un tableau de Georges de La Tour, essaie de pénétrer les secrets de l’au-delà des choses.
À partir de l’an 2000, l’élément « surréaliste » se fait plus rémanent dans l’art doubovykien. Mais, évidemment, ce n’est pas un surréalisme de type européen, nous le verrons. Cependant, désormais la stricte géométrie suprémo-constructiviste est confrontée à l’image dans des configurations bizarres, a-logiques, énigmatiques. J’ai déjà noté plus haut le dialogue de l’artiste ukrainien avec Magritte, voire Max Ernst, dès les années 1990. Il se poursuit au XXIème siècle. Par exemple, un tableau comme Contemplation d’un clou (2000) fait coexister un objet utilitaire (un clou) et un quadrilatère suprématiste d’où sort un « bouquet » de fleurs. On voit ici une nouvelle interprétation du célèbre tableau magrittien La trahison des images. Ceci n’est pas une pipe (1918-1924). Le problème a été réglé par Magritte, dans un premier temps – à savoir que l’objet utilitaire perd son statut utilitaire dans sa transposition picturale et, plus profondément, en mettant en question une aporie de l’art, à savoir celle de la possibilité ou non de faire voir l’objet, ce qui serait une proximité, selon Bernard Marcadé, avec « l’indicible », chez Wittgenstein [31]:
« Entre peinture et pensée l’ambition déclarée de Magritte aura été de faire tenir son art à l’intersection de l’invisible et du visible, dans une position d’impossible possible« .[32]
Un pas supplémentaire est fait par Doubovyk dans cette problématique : le peintre ukrainien projette le spectateur tout de suite, non dans une représentation photographique de l’objet utilitaire, mais dans sa reconstruction picturale ; la confrontation n’est plus uniquement conceptuelle comme chez Magritte, elle est immédiatement formalo-colorée et n’a pas besoin d’une explication théorico-philosophique. D’autre part, la forme désignée comme « clou », à cause de sa structure pointue, peut être conçue comme symbole d’énergie, de confrontation, de pénétration, de cassure, dans d’autres tableaux (Voir, par exemple, Pérélomléniyé, Prophète, 1990).
Il est évident que Doubovyk dialogue avec seulement une partie de l’oeuvre de Magritte, comme d’ailleurs avec le surréalisme européen. Un artiste ukrainien crée en ayant comme substrat la pensée picturale des icônes, voire du suprématisme, il répugne à toute physiologie exhibitionniste, en particulier érotique, dont se nourrissent les Occidentaux dont le substrat conceptuel est le prétendu pansexualisme freudien. En Ukraine, comme en Russie, l’élément « surréaliste » est représenté par l’alogisme malévitchien, la transmentalité (la zaoum) des cubo-futuristes des années 1910. Sur le plan de l’iconographie-iconologie, on peut considérer sans aucun doute des poètes comme Khlebnikov ou Kroutchonykh, des peintres comme Kandinsky, Filonov, Chagall, Pugni ou Malévitch comme annonçant le dadaïsme et, en partie, le surréalisme. Mais leur philosophie de l’art et de la vie est éloignée aussi bien du négativisme métaphysique que de la profession du pansexualisme et ne saurait guère entrer dans le courant vivant du Surréalisme. Il en est ainsi de la création doubovykienne qui est plus surréelle que surréaliste.
Cela ne veut pas dire que les peintres russiens ignorent l’érotisme, mais celui-ci n’est pas dans une mise en valeur voluptueuse de la palpitation de la peau nue ou dans l’agressivité de la représentation sexuelle comme en Occident, mais est une transfiguration spirituelle, primitiviste chez Larionov, symbolico-cathartique chez Malévitch, « iconique » chez Tatline. Chez Doubovyk, dans une très belle œuvre comme Envol, (1971) la transfiguration est florale, comme chez sa compatriote Maria Siniakova. Dans Envol, l’énergie sexuelle fait léviter la femme dans une blancheur immaculée (celle du linge et celle de son corps) en immersion dans un parterre de fleurs et de plantes. Ce même « érotisme floral » se retrouve dans une toile comme Ève (1998) ou dans le série dеs « Odalisques ».
Les textes philosophiques et théoriques de Doubovyk montrent une prodigieuse érudition et doivent être étudiés à part. Ils sont un des plus beaux fleurons de la littérature d’art et philosophique, écrite par les artistes eux-mêmes, depuis Du Spirituel en art de Kandinsky au début du XXe siècle. Doubovyk est imprégné de la pensée universelle et l’on rencontre dans ses écrits des références, entre autres, à Platon, Kant, Spengler, Heidegger, Jaspers, Wittgenstein, Barthe, Paul Valéry, Jéguine, mais aussi aux savants comme Niels Bohr ou Einstein, mais aussi à l’éthologue John B. Calhoun, à la pataphysique, à la littérature ésotérique (Gurdjieff, Dion Fortune), à la pensée aléatoire, pour ne citer que quelques noms dans cette somme encyclopédique que représentent les écrits doubovykiens. Professant ne pas être « contemporain », il montre dans sa création sa pleine contemporanéité :
« Tous mes ”dialogues” sont des dialogues non-dits sur ce qui est inexplicable, qui contredit fondamentalement à l’idée de dialogue, où est proclamée son ”impossibilité”[33]
Ainsi l’oeuvre de Doubovyk n’a pas d’équivalent dans l’art universel du dernier quart du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui. Elle fait coexister abstraction, symbolisme et sur-réel, le tout baignant dans une polychromie éblouissante.