Exposer l’avant-garde russe aujourd’hui Jean-Claude Marcadé, GRIMALDI FORUM 2015
Exposer l’avant-garde russe aujourd’hui
Jean-Claude Marcadé
On le sait, le terme «avant-garde russe» a été lancé dans les milieux marxistes ou marxisants européens dans les années 1960. Les novateurs de l’Empire russe, puis de l’Union soviétique des années 1910-1920 ont, quant à eux, revendiqué un «art de gauche», non pas, avant les révolutions de 1917, dans le sens politique, mais dans celui d’une lutte contre les conservatismes des écoles d’art et les académies. Les « inventeurs » de l’appellation «avant-garde russe» se sont tournés vers elle comme étant le produit de la révolution d’Octobre et ont créé le mythe des Années vingt où tout aurait été réalisé par l’élan révolutionnaire bolchevique. Pendant la terreur stalinienne, cet art a été relégué dans les oubliettes des réserves des musées de l’URSS, quand il n’était pas l’objet d’autodafés dès la fin des années 1920[1]. Les arts plastiques russes sont restés pendant longtemps les parents pauvres de l’histoire de l’art, tellement était ancrée l’idée toute faite que la Russie avait sans doute une littérature immense, une musique et un ballet originaux, mais qu’elle n’était pas un pays de peintres. On allait même jusqu’à prétendre que la peinture russe d’icônes n’était qu’une imitation de l’art byzantin[2]. Le livre classique de Louis Réau L’Art russe des origines à Pierre le Grand, en 1921, est pionnier sur beaucoup de points, mais nous ne saurions être d’accord aujourd’hui avec quelques jugements esthétiques globaux de l’auteur qui parle de « l’infériorité relative de l’art russe» par rapport aux arts occidentaux, voire japonais ou islamiques, et cela à cause «de son manque de rayonnement[3]», le tout accompagné de généralités sur les influences du sol, du climat, tout à fait dans la ligne de la philosophie de l’art de Taine. Il eût fallu un Paul Valéry pour sortir de ses mises en rapport de l’art avec autre chose que lui-même, dans son être, dans sa présence, dans son aura propre. L’art de gauche russe, des années 1910-1920, a fait faire, de ce point de vue, une avancée capitale dans la perception de la peinture d’icônes comme un des sites essentiels de l’art universel. Les artistes russes eux-mêmes qui ont travaillé à Paris ont contribué à entretenir cette idée d’une absence de peinture originale dans leur pays. On trouvait encore en 1956, sous la plume d’André Salmon, une phrase comme:
« Il faut bien le dire, la Russie n’eut jamais d’autres artistes plastiques que les artisans peintres d’icônes, appliqués à suivre la tradition byzantine, et les délicieux peintres d’enseignes, celle du boulanger avec ses pains d’or, celle du petit traiteur avec ses plats de cacha, sa bouteille de vodka et sa serviette en bonnet d’archimandrite, là où il n’y avait pas de serviette du tout; aussi les fabricants d’images populaires inspirées du folklore national, menus chefs-d’œuvre instinctifs dont, seul, sut tirer quelque chose au profit de l’art majeur, l’à la fois, ou tour à tour, innocent et rusé Chagal [sic], qui est juif. À vingt ans, à Saint-Pétersbourg, quand l’exil si tôt éprouvé me laissait ignorer à peu près tout de la peinture française depuis Courbet, je n’avais pas besoin d’une plus grande compétence pour m’étonner de cette totale absence de génie pictural chez les Russes[4]. »
Il a fallu attendre les années 1960 pour que les historiens de l’art occidentaux révèlent l’ampleur du mouvement pictural dans la Russie du premier quart du xxe siècle, ampleur qui faisait de ce pays un lieu de l’art aussi original et aussi universel que celui qui avait vu fleurir les écoles d’icônes du monde russien du xve au xviie siècle. Le livre de l’historienne de l’art anglaise Camilla Gray, The Great Experiment. Russian Art 1863-1922, fut un événement en 1962 (fig. 1). Camilla Gray était l’épouse du fils du compositeur Prokofiev, Oleg, lui-même sculpteur et poète, ce qui lui permit d’avoir accès aux réserves des musées des deux capitales russes et aux collections privées. L’ouvrage de Camilla Gray, magnifiquement illustré, fut la révélation de tout un ensemble des réalisations novatrices des artistes de Russie, jusqu’ici ignoré. Cela lui offrit l’occasion de mettre en valeur la création des artistes qui avaient quitté la Russie soviétique, vivaient en Occident, surtout en France, où ils n’étaient guère reconnus, et de les rattacher à une histoire commune – celle qui avait précédé la révolution et celle qui s’était manifestée de façon éclatante après. Désormais, de nombreuses expositions en Italie, en France, en Allemagne, aux États-Unis, au Japon, vinrent sanctionner cette découverte. Les artistes issus de l’Empire russe qui œuvraient à Paris, dont le passé russo-soviétique avait été quelque peu mis sous le boisseau, virent leur période «avant-gardiste» mise en valeur. Ce fut le cas, entre autres, de Larionov et de sa compagne Natalia Gontcharova, de Kandinsky[5], de Chagall, de Pougny, de Pevsner, etc. Il devint évident que les expérimentations des novateurs de Russie allaient de pair avec ce qui s’était fait d’audacieux, au début du xxesiècle, en Occident, le devançant même dans certains domaines ou lui ayant donné, dans d’autres, des impulsions décisives. Dès lors, s’il devint nécessaire de faire toute la lumière sur cette avant-garde menacée d’oubli, il était indispensable aussi de connaître le terrain sur lequel s’était forgée cette avant-garde, faisant comprendre ainsi les enjeux de cette dernière. Il fut désormais de bon ton d’être rattaché, d’une manière ou d’une autre, à la période faste des années 1910-1920 en Russie et en Union soviétique. Le livre de Camilla Gray provoqua un scandale auprès des organes officiels soviétiques qui interdirent pendant plus d’une décennie l’accès aux réserves de la galerie nationale Trétiakov et du musée d’État russe. Malgré cela, les spécialistes occidentaux purent approfondir leur connaissance de l’avant-garde grâce à la collection extraordinaire de Guéorgui Costakis dont l’appartement moscovite contenait un véritable musée qu’il était possible de visiter pendant toutes les années 1960-1970 jusqu’au départ du collectionneur en Grèce, la patrie de ses ancêtres, en 1977. Avant de quitter l’Union soviétique, Guéorgui Costakis dut y laisser au moins la moitié de sa collection qui fait aujourd’hui la richesse et la gloire de la Trétiakov. Le reste des œuvres, emportées en Occident, fut acheté par l’État grec en 1997 et ses 1 275 objets forment le fonds du musée d’Art contemporain de Thessalonique[6].
On peut dire que les premières manifestations qui donnèrent des éléments de connaissance, encore très partiels, de l’art avant-gardiste de Russie, sont, en 1968, l’exposition L’Art d’avant-garde russe. 1910-1920 de Pierre Gaudibert à Montreuil (fig. 2) et le numéro double de la revue bilingue Cimaise, entièrement consacré à cet art[7]. L’exposition de Montreuil présentait uniquement des œuvres qui se trouvaient en Occident, complétant le panorama par des photographies. Les années 1970 furent marquées par des manifestations éclatantes, suscitées par le directeur du nouveau Centre Pompidou, le Suédois Pontus Hulten. Ce sera la rétrospective Malévitch en 1978, confiée à Jean-Hubert Martin, suivie par le premier colloque international consacré au fondateur du suprématisme, et sur – tout la monumentale exposition Paris-Moscou en 1979. Pontus Hulten s’était déjà signalé par une exposition de Vladimir Tatline à Stockholm en 1968, confiée à Troels Andersen (fig. 3)[8]. C’est sur son initiative que fut lancée la reconstruction de la maquette de la Tour à la IIIe Internationale (cat. 79), d’après les plans et les photographies des trois modèles réalisés par Tatline dans son atelier de Pétrograd avec son « collectif créateur » (dont Sofia Dymchits-Tolstaïa) en 1920 et 1925. On sait que cette Tour ou Monument à la IIIe Internationale suscita de violentes discussions parmi les architectes, les peintres et les hommes politiques. Il s’agissait d’une tour en forme de spirale, qui devait être plus haute que la tour Eiffel, dont elle reprenait certains éléments combinés avec des éléments de la traditionnelle iconographie de la tour de Babel, du géométrisme cubiste et du dynamisme futuriste. À l’intérieur, étaient suspendus à des câbles d’acier un cylindre, une pyramide et un cube qui tournaient à des vitesses différentes et devaient devenir des salles de réunion, d’exposition et de concert[9].
Pontus Hulten avait réussi avec Paris-Moscou, ce à quoi n’était pas parvenu le ministre de la Culture André Malraux sous le général de Gaulle, à savoir montrer, avec l’aide des musées soviétiques, un ensemble de l’art qui avait été créé en Russie et en URSS pendant les trois premières décennies du xxe siècle (fig. 4 et 5). Malgré le caractère de «bazar artistique» et fourre-tout de Paris-Moscou, qui ne facilitait pas la réception de l’avant-garde venue de Russie[10], cette exposition fut un choc et installa l’École russe du xxe siècle dans le panorama des arts du monde entier, d’autant plus qu’elle faisait partie d’une série d’autres énormes manifestations – Paris-New York, Paris-Berlin, Paris 1937-Paris 1957.
Il convient encore de noter que c’est à l’occasion de la rétrospective de Malévitch et de Paris-Moscou au musée national d’Art moderne en 1978-1979 que Pontus Hulten a fait part de sa découverte dans les réserves du musée d’État russe de l’ensemble des toiles post-suprématistes de Malévitch, dont il n’avait pu montrer que quelques-unes lors de l’exposition malévitchienne. Il en signalait l’importance. Une des pensées dominantes – et dogmatiques ! – à cette époque, était celle du critique d’art américain Clement Greenberg, qui jugeait ce retour à la figuration comme « réactionnaire » ! Pontus Hulten réfuta ce jugement, parla d’«un art inspiré et visionnaire» marquant «une indépendance et une liberté totales » et indiquant « l’importance primordiale de la création artistique et sa puissance autonome sur une théorie a priori, logique et évolutive[11] ».
Depuis 1922 et la fameuse exposition soviétique à la galerie Van Diemen à Berlin[12], il n’y avait eu ni en Occident, ni en URSS de manifestation d’une telle ampleur. Certes, l’avant-garde venue de Russie resta encore présente, mais sans la même envergure, en 1924 dans le pavillon de l’URSS de la XIVe Biennale internationale de Venise, qui vit l’apparition des trois formes de base du suprématisme: Le Carré noir , La Croix noire , Le Cercle noir , accompagnées de cinq dessins de l’architecture spatiale de Malévitch (les Planites ou maisons de l’espace,). C’est également à cette exposition vénitienne que furent montrées pour la première fois en Europe les œuvres de l’École organiciste de Matiouchine et de ses disciples, Maria, Xénia et Boris Ender. De même, en 1925, à Paris, l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels eut un grand retentissement, malheureusement éphémère, pour mettre en valeur l’architecture constructiviste (le pavillon de l’URSS était construit par le maître de ce mouvement Konstantine Melnikov); Rodtchenko présenta son célèbre «Club ouvrier », les décors et les costumes théâtraux triomphaient (l’Arménien Yakoulov et l’Ukrainien Meller reçurent des premiers prix), ainsi que toutes les branches des arts appliqués – textiles, vêtements, céramiques, projets d’étalages, de kiosques, affiches, le livre[13] .
Pour revenir à Paris-Moscou, il faut noter qu’à cette occasion, et par la suite lors de l’organisation de telles expositions, jusqu’à la chute de l’URSS en 1991, la participation des musées soviétiques s’accompagnait de tractations et de compromis d’ordre idéologique, forçant les commissaires qui voulaient exposer des chefs-d’œuvre de « l’avant-garde russe» à se plier aux exigences des officiels soviétiques et à marchander les prêts : vous voulez Malévitch, Kandinsky, Chagall, Lioubov Popova, alors prenez les réalistes socialistes Boris Ioganson, Grékov, Plastov, Laktionov, les Koukrinitsy, etc. Et pourtant, pendant les années 1980, il y eut dans le monde entier toute une série d’expositions qui précisèrent l’apport unique des arts avant-gardistes venus de Russie et d’Union soviétique – à Londres[14], New York[15], Los Angeles[16], Budapest et Vienne[17].
Au tout début des années 1990, le Centre Pompidou organisa la première rétrospective de l’immense Filonov, dont la picturologie se situe aux antipodes de la ligne principale de l’avant-garde russe: à la tendance au minimalisme et à la réduction maximale des éléments figuratifs, jusqu’à leur élimination dans le suprématisme de Malévitch, l’analytisme de Filonov et de son école vise au travail « jusqu’au-boutiste» de la surface picturale, la saturant atome par atome. Filonov, sans doute le plus russe de tous les protagonistes de l’art de gauche de son pays, fut reçu avec perplexité par la critique et le public français. Sans doute eût-il fallu contextualiser et expliciter davantage la totale et plurivoque spécificité de la picturologie, de l’iconologie, de la polysémie filonoviennes. La grandiose Formule du printemps, aujourd’hui montrée à Monaco, est un chef-d’œuvre absolu qui résume toute la splendeur implexe (dans le sens valéryen!) de la création de Filonov. La technique «atomiste» de la finition, du travail acharné sur chaque atome de la toile, fait apparaître comment le tableau se construit petit à petit, par vagues successives de microcosmes dessinés-peints avec une minutie incroyable, pour former un nouvel organisme macrocosmique. La «pluie picturale» de la Formule du printemps est celle de l’éclosion-lumière, de l’éclosion-couleur universelle, selon certains titres de Filonov lui-même. Matiouchine a été le premier à décrypter une création toujours énigmatique dans beaucoup de ses significations. Voici un court passage qui donne une clef à la vision et à la compréhension des tableaux filonoviens :
« La facture-texture de Filonov est étonnante de par sa variété et son procédé de plaques grasses de pâte de couleur et de surfaces posées d’une manière extrêmement fine, disparaissant presque dans l’air, étrangement, et, en même temps, la forme est condensée ou déployée avec une vigueur incroyable, avec audace. Les maîtres anciens n’ont pu que rêver peut-être à une telle technique colossale, mais les tâches et les moyens étaient autres. […]
Filonov comprend le mouvement non pas comme inclus dans la périphérie visible des choses, mais ce mouvement va du centre vers l’extérieur et vice versa […]. Ce n’est pas une analyse cérébrale, mais la déduction intuitive d’un voyant qui démêle, grâce à sa maîtrise étonnante, les Voies des Fils des Nornes[18]. »
Après la chute de l’URSS en 1991, il fut possible d’organiser de nombreuses expositions de l’avant-garde qui précisèrent et enrichirent le déroulement historique des novations artistiques, en puisant largement dans les fonds de la galerie nationale Trétiakov et du musée d’État russe. C’est ainsi qu’à Francfort fut montré en 1992 un énorme ensemble de tableaux, de sculptures, d’art appliqué (théâtre, design, affiches, photographies), une sorte de variante du Paris-Moscou de Pontus Hulten, mais, cette fois-ci, totalement délivré de toutes les contraintes politico-idéologiques et, par là même, bien structurée et plus claire. Il s’agit de La Grande Utopie. L’avantgarde russe 1915-1932[19], qui fut transportée à Amsterdam et à New York.
L’appellation de cet événement était tirée d’un petit article de Kandinsky en 1920, «De la “Haute Utopie” » [O «Viélikoï Outopii »]. Dans cet article, l’auteur de Du spirituel dans l’art (1911) a développé « l’idée utopique» d’organiser un congrès international de l’art où seraient «mobilisées », outre la peinture, la sculpture et l’architecture, toutes les autres sortes de genres artistiques – « la musique, la danse, la littérature dans un sens large et, en particulier, la poésie et également les artistes du théâtre, de tous les genres théâtraux, auxquels doivent être rapportées les petites scènes, la variété, etc., jusques et y compris le cirque». Le résultat de ce « congrès des acteurs de tous les arts de tous les pays » serait, selon le vœu de Kandinsky, « la construction d’un édifice mondial des arts » qui «devrait être adapté à tous les genres d’art, comme également ceux dont on rêvait et rêve en secret (v tichi), sans, pour le moment, avoir l’espoir d’une réalisation réelle de ces rêveries[20] ».
L’exposition Die Große Utopie contribua à confirmer le mythe qui s’était répandu dans la critique occidentale, c’est-à-dire l’idée que, d’une certaine manière, l’avant-garde de la Russie, devenue l’Union soviétique, avait échoué à réaliser les idéaux auxquels ils aspiraient et ce caractère utopique était conditionné par l’utopie politique marxiste-léniniste avec ses résultats monstrueux. J’ai déjà souligné ailleurs l’inexactitude et la fausse perspective de ce mythe de l’utopie[21]. Or le projet «utopique» de cet art de gauche est dirigé vers le monde à venir, ce qui veut dire que le gigantesque réservoir des formes, des visées et des conceptions, créé par les avant-gardistes, n’est pas encore aujourd’hui, en ce début du xxie siècle, épuisé et continue à exercer une influence féconde sur diverses formes artistiques, que ce soit dans les chorégraphies[22], dans l’architecture[23], voire dans la mode[24]…
L’autre mythe de l’historiographie concernant l’avant-garde en Russie au début du xxe siècle, c’est celui des Années vingt, que j’ai mentionné au début de mon article. L’exposition francfortoise sur La Grande Utopie a, d’une certaine façon, voulu conforter cette vision des choses. Le choix des dates – 1915-1932 – n’est pas innocent. Il tend à faire commencer l’histoire de l’art de gauche russe avec l’année 1915 qui, en effet, vit l’apparition massive d’une nouvelle forme d’art, à savoir les Reliefs picturaux et les Contre-reliefs de Tatline (exposition Tramway V) et le suprématisme de Malévitch (exposition 0,10). Et avant 1915? Peut-on ignorer que l’année 1913, qui a fait l’objet de trois volumes sous la direction de Liliane Brion-Guerry au tout début des années 1970, témoigne qu’au moment de la guerre de 1914, l’essentiel des innovations radicales était déjà réalisé, pleinement ou de façon embryonnaire, et que les développements ultérieurs ne firent qu’enrichir les conceptions formelles de la première moitié des années 1910[25] ?
Je dois dire que je fus un des premiers, sinon le premier, de ceux qui ont montré l’inconsistance, voire la fausseté du mythe des Années vingt[26]. Saurait-on oublier qu’en moins d’une décennie, celle des Années dix précisément, ont été assimilés en Russie de nouveaux codes plastiques (impressionnisme, postimpressionnisme, cézannisme, fauvisme, primitivisme, cubisme, futurisme italien) et ont été créées des cultures picturales totalement inédites, lesquelles restent jusqu’à nos jours, répétons-le, une source non tarie de modes d’appréhension du réel : néoprimitivisme dès 1907-1909; cubo-futurisme en 1912-1914; rayonnisme de Larionov en 1912-1913; suprématisme dès 1913 (les décors de l’opéra de Matiouchine Victoire sur le Soleil, avec l’apparition du Carré noir de Malévitch dans le costume du Fossoyeur); Reliefs picturaux de Tatline dès 1914; analytisme de Filonov (manifeste des « tableaux travaillés jusqu’au bout » en 1914); organicisme de Matiouchine et de sa femme Éléna Gouro qui meurt à la mi-1913. L’exposition du Grimaldi Forum suit ces itinéraires dans les premiers espaces. C’est alors l’apparition des mouvements auxquels sont attachés des artistes qui comptent parmi les plus grands de ce siècle: Larionov, Malévitch, Tatline, Filonov, Yakoulov et la série étonnante, unique, des femmes peintres : Natalia Gontcharova, Alexandra Exter, Olga Rozanova, Lioubov Popova, Nadiejda Oudaltsova…
De tout cela il résulte que ce n’est pas la révolution sociopolitique qui a fait naître l’avant-garde en Russie et en Ukraine, mais plutôt, comme l’affirmait Malévitch, c’est la révolution artistique qui, si elle n’a pas fait naître la révolution sociale, l’a annoncée.
Ce rappel ne veut pas dire que les Années vingt ne représentent pas un moment grandiose de l’histoire des arts. Un des grands « mérites » de cette époque de révolution sociopolitique radicale, c’est d’avoir donné une résonance inespérée à la révolution des avant-gardes qui s’était produite dans les années prérévolutionnaires, d’autant plus que toutes les forces progressistes du monde se sont tournées vers l’Union soviétique avec les yeux de Chimène, voyant dans la révolution d’Octobre le moteur de toutes les audaces avant-gardistes. Dans la réalité des faits, les rapports du pouvoir et des créateurs de l’avant-garde ne furent jamais harmonieux, même sous le commissaire du peuple à l’Instruction, l’écrivain et penseur marxisant Anatoli Lounatcharski. Lénine, lui-même, préférait la poétique de Gorki à celle de Maïakovski, aimait dans les arts plastiques les réalistes engagés du xixe siècle (les Ambulants), et certainement pas les « futuristes » comme on appelait communément les mouvements hétérogènes de l’avant-garde. Après cinq années de tolérance et de relative liberté, dès 1922 le Parti communiste commença à lutter contre l’art de gauche dont l’esthétique était déclarée « bourgeoise » parce que, précisément, née à « l’époque impérialiste ». C’était le titre de l’accrochage des oeuvres avant-gardistes au musée d’État russe de Léningrad, sous la direction de l’historien de l’art Nikolaï Pounine, à la fin des années 1920. Nikolaï Pounine, pourtant «communiste-futuriste» aux côtés de Maïakovski en 1919, dut se plier après 1925-1926 aux diktats staliniens dominants. C’est ainsi que naquit en mars 1922 l’Association des artistes de la Russie révolutionnaire (AKhRR, 1922-1932) qui fut l’organisation artistico-politique la plus virulente contre l’avant-garde. C’est à partir d’elle et de ses onze expositions que naîtra le dogme du réalisme socialiste, dont le concept fut défini par Gorki au Premier Congrès des écrivains soviétiques en 1934.
Malgré cela, les Années vingt ont vu naître en 1921-1922 le dernier mouvement européen de l’avant-garde historique, le constructivisme soviétique. Rodtchenko et sa création d’objets construits bouleversent les données séculaires de la sculpture, soit avec ses Constructions spatiales sur socle – rectangulaires, sphériques, verticales –, soit avec ses Constructions spatiales suspendues, fixées par un fil de fer au plafond, consistant l’une en des triangles dans des triangles, une autre en hexagones dans hexagones, d’autres encore en quadrilatères dans quadrilatères, circonférences dans circonférences, ellipses dans ellipses. Dans ces deux types de sculpture montrés à la Société des jeunes artistes (Obmokhou, 1921-1923), à Moscou, en mai 1921, on peut voir les ancêtres, dix ans plus tard, à Paris, des stabiles et des mobiles de Calder. Trois artistes de l’Obmokhou, les frères Guéorgui et Vladimir Stenberg et Konstantine Médounetski, firent en janvier 1922 leur exposition moscovite intitulée Constructivistes (le mot apparaît là publiquement pour la première fois). Elle avait été précédée d’une exposition-manifeste de peintres déjà reconnus de l’avant-garde en septembre 1921, 5 × 5 = 25 : Varvara Stépanova et son mari Rodtchenko, Alexandra Exter, Lioubov Popova et Alexandre Vesnine montrèrent des travaux qui ne devaient plus rien au chevalet mais étaient des œuvres préparatoires pour des constructions dans l’espace et pour l’art de production. La « mort du tableau[27] », la fin de tout art « contemplatif » et la venue d’un art « actif », proclamée alors, firent que l’on vit les artistes se tourner en masse vers le design, les décors construits du théâtre. Désormais, l’art se met au service de la technologie et de l’industrie. On pourrait même dire que, stricto sensu, il n’y a pas de « peinture constructiviste », puisque le constructivisme est né précisément contre le tableau de chevalet. La composition est remplacée par la « construction », le tableau par des « formes spatiales », la création individuelle par la « production », l’artiste par l’« ingénieur » ou le « constructeur », afin de transformer radicalement et modeler l’environnement de l’homme. À cela travaillèrent les protagonistes du constructivisme des années 1920.
D’autre part, se sont épanouies deux écoles majeures de l’art de gauche russo-soviétique : l’École organiciste de Matiouchine (1918-1934) et les Maîtres de l’art analytique autour de Filonov (1925-1933). En opposition au culte futuriste de la machine, Matiouchine et ses partisans ont insisté sur le caractère organiquement lié et indissoluble de l’action réciproque de l’homme et de la nature. Ainsi purent-ils créer un centre de recherche appelé Zorved [Voir-Savoir] où étaient mises en pratique et expérimentées les idées de Matiouchine sur l’élargissement, par l’exercice, de la vision oculaire ordinaire. Cette « nouvelle perception de l’espace », cette « vision élargie », c’est « l’acte conscient pour unir simultanément non seulement la vision centrale de l’œil, mais aussi la vision des zones périphériques ». Ces expériences avaient pour but d’activer la vision, de l’entraîner à développer les capacités existantes d’accommodation, de trouver aussi une nouvelle substance et un nouveau rythme organiques dans l’appréhension de l’espace. On est frappé dans l’oeuvre de Xénia Ender par l’analogie saisissante de ses découpages avec la poétique cellulaire de la création de Serge Poliakoff, trente ans plus tard. Quand Guéorgui Costakis faisait découvrir les oeuvres des Ender dans son appartement moscovite, il ne manquait jamais de souligner ce rapprochement[28].
Depuis la chute de l’URSS en 1991, il y eut une avalanche d’expositions dans le monde entier. Une des premières marquantes fut celle d’Henry-Claude Cousseau au musée des Beaux-Arts de Nantes en 1993, sous l’appellation L’Avant-garde russe 1905-1925. Chefs-d’oeuvre des musées de Russie. Le tour de force de Cousseau fut d’avoir réuni, pour la première fois, un ensemble de chefs-d’œuvre jamais vus auparavant et se trouvant dans les réserves des musées de province de la Fédération de Russie. C’est ainsi que la France put admirer, venus d’Astrakhan, de Yaroslavl, d’Ivanovo, de Nijni Novgorod, de Nijni Taguil, d’Oufa, de Samara, de Simbirsk, de Slobodskoï et de Toula, de nouvelles créations de premier plan exécutées par des artistes déjà connus, comme Kandinsky, Malévitch, Larionov, Natalia Gontcharova, Alexandra Exter, Olga Rozanova, Lioubov Popova, Varvara Stépanova ou Klioune. C’était là un enrichissement considérable de notre connaissance de cet art novateur, avec l’apparition de nouveaux noms qui n’avaient pas été mis en lumière dans l’histoire de l’art, comme, par exemple, Sofia Dymchits-Tolstaïa, Le Dentu, Morgounov, le Polonais Strzeminski…
Il fallut attendre dix ans pour que la France pût accueillir une imposante exposition de l’art de gauche en Russie et Union soviétique, organisée par Jean-Louis Prat sous le titre La Russie et les avant-gardes à la Fondation Maeght en 2003. Plus qu’un bilan de notre connaissance des événements artistiques à Moscou, Saint-Pétersbourg/Pétrograd/Léningrad, l’exposition de J.-L. Prat était un panorama rétrospectif, d’une totale originalité, de l’avant-garde historique des années 1910-1920, qui désormais appartenait pleinement au paysage de l’art mondial. Ainsi, on put admirer des œuvres qui jusque-là n’avaient pas été montrées en France, par exemple le chef-d’œuvre absolu qu’est l’immense Formule du printemps de Filonov, un magnifique résumé de l’art analytique du peintre. Le Grimaldi Forum a aujourd’hui la possibilité de revoir cette toile qui ne sort presque jamais du musée d’État russe de Saint-Pétersbourg en raison de ses dimensions et des problèmes que pose son transport.
De même, la France put voir, pour la première fois, Le Carré noir, La Croix noire, Le Cercle noir. J’ai pu écrire à leur sujet que J.-L. Prat avait étalé alors ces formes fondamentales du suprématisme de Malévitch « comme un accord inaugural et final ». Cette trinité minimaliste révélait la suprématie du rien, du sans-objet, suprématie aussi de la couleur qui émane, non du soleil, mais du tréfonds de ce sans-objet. La surface colorée « tue le sujet » et ne se manifeste alors que le mouvement des masses colorées. Si le noir et le blanc sont « les énergies qui dévoilent la forme », le peintre utilisera par ailleurs la polychromie pour faire apparaître ses systèmes de quadrilatères qui, telles des planètes, sont en état de suspension au cœur du fond blanc de l’espace infini.
Dès 1920, en liaison avec l’évolution du suprématisme plan vers le suprématisme architectonique, « la droite suprématiste » est mise en avant. C’est ainsi qu’en 1927, à Berlin, dans son projet de film pour Hans Richter, cette « droite volumique[29] » « se ramasse en carré », formant « deux colonies » : une « colonie crucifère », laquelle, dans sa rotation, forme un cercle. C’est toujours Le Carré noir qui est à la base du développement, à travers l’étape des « objets volumo-constructions suprématistes[30] » vers ce que le peintre appelle l’architectonie. À partir de l’extension du carré, en un plan horizontal et un plan vertical mis en croisement perpendiculaire, naît La Croix noire, laquelle engendre, par rotation, Le Cercle noir. Le Cercle noir devient alors l’aboutissement du mouvement de l’Univers, de « la pensée cosmique ».
C’est dans l’exposition de J.-L. Prat que furent également dévoilées, pour la première fois en France, les toiles de Matiouchine et des Ender. Selon moi, cette présentation de l’avant-garde a mis à mal de façon définitive l’interprétation unilatérale sociopolitique de l’idée spirituelle kandinskyenne sur la Haute Utopie. Simplement, était mis en valeur un des sommets de la création humaine, un moment miraculeux de l’histoire de l’art, la combinaison d’un primitivisme vigoureux, d’une abstraction radicale (le sans-objet) qui se fonde sur l’énergie de la couleur, la robustesse de la composition formelle et la justesse inégalée de la conception.
Parmi les nombreuses et importantes expositions entre 2003 et 2015 en Europe, je me contenterai de mettre succinctement l’accent sur trois : l’une à Berlin (puis à New York et Houston) Kazimir Malevich : Suprematism (2003-2004, commissariat de Matthew Drutt), l’autre à Bruxelles La Russie à l’avant-garde 1900-1935 (2005-2006, commissariat d’Evguénia Pétrova et de Jean-Claude Marcadé), la troisième à Amsterdam (puis à Bonn et à Londres), Kazimir Malévitch et l’avant-garde russe avec une sélection d’œuvres des collections Khardjiev et Costakis (2013-2012, commissariat de Bart Rutten et alii). L’exposition de Matthew Drutt présentait, pour la première fois, l’ensemble le plus exhaustif possible du suprématisme en tant qu’abstraction radicale[31]. Evguénia Pétrova avait intitulé l’exposition bruxelloise en russe et en anglais The Avant-Garde : Before and After : en effet, cette énorme manifestation, qui comprenait 400 œuvres, avait l’ambition, non seulement de retracer l’itinéraire de l’art de gauche en Russie et en Union soviétique, mais également d’articuler les radicalités avant-gardistes avec ce qui les avait précédées (en particulier, le symbolisme et le style moderne) et ce qui avait suivi leur fin (le post-suprématisme, le dernier Filonov, le romantisme d’un Samokhvalov). Quant à la dernière magnifique exposition amstellodamoise, elle intégrait à la riche collection malévitchienne du Stedelijk Museum les multiples œuvres inédites provenant de la collection du grand historien de l’art soviétique Nikolaï Khardjiev, mort en exil à Amsterdam[32].
Jean-Louis Prat relève aujourd’hui au Grimaldi Forum le même défi qu’un peu plus de dix ans auparavant à Saint-Paul-de-Vence. Et ce avec un grand nombre de chefs-d’œuvre « incontournables », mais aussi avec des œuvres nouvelles ou rarement montrées. C’est le cas des sculptures impressionnantes de Baranov-Rossiné qui complètent ce qu’on connaissait des reliefs de cet artiste russo-ukrainien autour de 1913-1915 (la Symphonie nº 1 du Museum of Modern Art de New York, son Contrerelief, appelé L’Artiste invalide, du Wilhelm Lehmbruck Museum de Duisbourg ou le Relief toréador dans une collection particulière parisienne). C’est le cas aussi du Contre-relief bleu de Tatline, l’une des extrêmement rares constructions de cette époque qui ont survécu aux vicissitudes de la mise au ban de l’avant-garde par les autorités officielles communistes. Le grand spécialiste russo-soviétique de Tatline, Anatoli Strigalev, a pu écrire à propos du Contre-Relief bleu :
« Ce relief est, en particulier, un exemple patent de la méthode du “choix des matériaux”, quand les tâches immédiatement constructives sont encore tout à fait auxiliaires, secondaires, soumises aux tâches plastiques. Cette dernière chose correspond pleinement aux conceptions de Tatline au moment de la période, limitée à l’année 1914, de ses “reliefs picturaux”[33]. »
Je mentionnerai encore, parmi les raretés, un tableau rayonniste d’Alexandre Chevtchenko, surtout connu pour son cézannisme primitiviste géométrique. Cette toile vient de la galerie d’État des Beaux-Arts de Perm, dans l’Oural, ville où Serge Diaghilev a passé les vingt premières années de sa vie. On le sait, le rayonnisme est une des toutes premières manifestations de la non-figuration entre la fin 1912 et 1914. Il consistait à appréhender la réalité à l’aide d’un faisceau de rayons colorés qui illuminent de l’intérieur et transfigurent les éléments figuratifs. Larionov, inventeur et théoricien du rayonnisme, ainsi que sa compagne Natalia Gontcharova, en sont les représentants les plus connus. Mais le rayonnisme a eu des adeptes dont on connaît peu les travaux et la « découverte » du tableau rayonniste de Chevtchenko est un témoignage précieux. On remarquera aussi une toile de Rodtchenko rarement montrée, Rupture(collection Costakis), car, étant peinte fin 1920, elle ne cadre pas avec la marche concomitante du peintre vers l’art construit. Alors qu’il élabore son « linéisme », fondement du constructivisme soviétique, il crée une série d’œuvres non construites, certaines « cosmiques » et d’autres, comme Rupture, proches d’une poétique abstraite lyrico-expressionniste. Cela correspond à l’une des caractéristiques de l’art de l’accrochage chez J.-L. Prat, à savoir l’impérieuse visée de provoquer l’œil du spectateur par des contrastes, contrastes motivés non par une volonté d’ébahir ce dernier, mais par la certitude que des poétiques apparemment antagonistes se retrouvent dans leur quête des rythmes essentiels. Le propos de J.-L. Prat est moins didactique (au sens historique) qu’esthétique. L’avant-garde de la Russie et de l’Union soviétique est donc pour lui un modèle de profusion d’énergies, permettant, sans ignorer le canevas événementiel, de faire jouer les facultés visuelles, en mettant l’accent sur le dynamisme formel et coloré qui émane des objets présentés. Bien entendu, il y a une part de subjectivité dans une telle approche. Mais, disaient les Romains, quod licet Iovi non licet bovi !… La consistance, la profondeur, l’épaisseur de l’expérience et de la culture sont les garants d’une sensibilité affinée.
De ce point de vue, le choix du titre De Chagall à Malévitch peut étonner, tellement ces deux grands créateurs paraissent aux antipodes dans leur picturologie et leur Kunstwollen. Il y a encore moins de points communs entre Chagall et Malévitch qu’entre Matisse et Picasso dont, naguère, une exposition a pu nous convaincre, s’il en était besoin, de la totale irréductibilité de leur pulsion poético-picturologique. Un nu couché traité par Picasso est soumis à une opération chirurgicale qui le fait passer du statut de « tableau vivant » à celui de pure expression picturale. Un nu couché traité par Matisse est soumis à la calligraphie des contours qui, même déformés ou simplifiés, gardent le « moelleux » du modèle vivant. Chagall et Malévitch ont traité des sujets tirés de la vie provinciale. Le puissant primitivisme de Malévitch en 1911-1912 fait sortir les êtres et les choses du contexte sociopolitique de leur époque pour aller dans la zone du paradigmatique intemporel (voir Moissonneuse, Le Faucheur de la présente exposition. Quant au monde exotique des bourgades juives de Biélorussie chez Chagall, il fait apparaître des illuminations, au sens anglais et rimbaldien du terme.
L’alogisme primitiviste, on pourrait dire le « pré-surréalisme », de Chagall et de Malévitch est également en opposition. Chez Chagall, la picturologie révèle l’expressivité du sujet traité, en accentuant, en grossissant même, les éléments figuratifs, en les faisant « grimacer » pour mieux en saisir une singularité. Chez Malévitch, nous avons une juxtaposition d’éléments figuratifs hétéroclites, souvent même incongrus, disposés hiératiquement de façon totalement insolite, en mettant sens dessus dessous la réalité.
Et pourtant, le sujet « Chagall-Malévitch » peut nous paraître se justifier, ne serait- ce que par leur rencontre à l’École populaire d’art de Vitebsk en 1919-1920, laquelle, on le sait, avait été fondée par Chagall dans sa ville natale. Dans une lettre du 2 avril 1920 au critique d’art et collectionneur russo-polonais Paweł Ettinger, Chagall fait part de l’existence de deux groupes :
« 1) les jeunes autour de Malévitch et 2) les jeunes autour de moi. Tous les deux, nous nous dirigeons de façon identique vers le cercle de l’art de gauche [i.e. “l’avant-garde”], tout en considérant de façon différente les objectifs et les moyens de cet art. » La sanction vint des propres élèves de Chagall, en majorité des adolescents juifs : au retour d’un voyage de celui-ci à Moscou en mai 1920, ils lui signifièrent qu’ils le quittaient pour rejoindre l’Ounovis [Affirmateurs du nouveau en art] suprématiste de Malévitch.[34]
La confrontation Chagall-Malévitch, comme la confrontation Picasso-Matisse, évoquée plus haut, fait naître la question du « jeu des influences » dans le processus créateur de chaque artiste. On peut constater que Picasso n’a cessé d’intégrer, de phagocyter, de réécrire des éléments figuratifs dans d’autres cultures picturales que la sienne, dont celle de Matisse. Matisse, quant à lui, a suivi imperturbablement sa ligne créatrice, sans se laisser dévoyer, sans emprunter quoi que ce soit, sinon la jubilation de peindre. D’immenses créateurs – je pense à Wagner en musique ou encore à Kandinsky en peinture – ont puisé dans la création de leurs contemporains, sans que cela diminue leur originalité. Chagall, de son côté, n’a pas dédaigné utiliser des éléments figuratifs dans d’autres cultures picturales de son époque et les faire servir à sa propre création. Malévitch, quant à lui, même s’il a subi des impulsions décisives de Natalia Gontcharova, de Larionov, des icônes et de l’art populaire russien dans son ensemble, n’a jamais intégré à ses compositions des éléments épars venus d’ailleurs, il a toujours recréé ces influences en des images dont on serait bien en peine de trouver des modèles précis.
L’ensemble des panneaux pour le Foyer du Théâtre juif de Moscou, dirigé par Alexeï Granovski[35], exécutés par Chagall précisément après son départ de Vitebsk en 1920, forme l’un des clous majeurs de l’exposition monégasque. Ces œuvres sont marquées, pour beaucoup, par les nouvelles données plastiques qu’avait imposées le suprématisme de Malévitch. Les personnages des saltimbanques, des acrobates, des violoneux, du monde animal et exotique, né sous la plume du grand écrivain yiddish russo-ukrainien Sholem Aleikhem, évoluent sur des bandes géométriques et des cercles suprématistes. L’exemple le plus extraordinaire de cette imprégnation suprématiste est le panneau L’Amour sur scène de la galerie nationale Trétiakov à Moscou, qui pousse la dématérialisation picturale à son maximum d’intensité[36]. Jamais, par la suite, Chagall n’emploiera le système cubo-futuriste ou cubo-suprématiste. La rencontre vitebskoise Chagall-Malévitch fut brève (1919-1920) mais fulgurante.
La présente exposition au Grimaldi Forum Monaco fait la démonstration que Chagall, comme l’écrivait André Salmon cité plus haut, n’est pas le seul à avoir tiré profit de l’immense arsenal de formes vigoureuses et expressives dans les arts populaires de l’Empire russe. Son intitulé dit bien cela : De Chagall à Malévitch : la révolution des avant-gardes.
Illustrations
Fig. 1. Camilla Gray, The Great Experiment. Russian Art 1863- 1922, New York, Harry N. Abrams, 1962. |
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Fig. 2. Vue de l’exposition L’Art d’avant-garde russe, par Pierre Gaudibert, Galerie municipale de Montreuil, 1968. Revue Cimaise, Paris, nos 85-86, février-mars-avril-mai 1968. |
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Fig. 3. Pontus Hulten, Troels Andersen, catalogue del’exposition Vladimir Tatlin, Stockholm, Moderna Museet, 1968. |
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Fig. 4. Vue de l’exposition Paris-Moscou, Paris,musée national d’Art moderne, 1979. Lioubov Popova à gauche, la Composition 6 de Kandinsky au fond et sur la cimaise de droite Alexandra Exter, Klioune, Lipchitz, Yakoulov, Gleizes… Paris, musée national d’Art moderne – Centre de création industrielle, CentrePompidou, bibliothèque Kandinsky. |
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Fig. 5. Vue de l’exposition Paris-Moscou, Paris, musée national d’Art moderne, 1979. Chagall confronté visuellement à David Bourliouk, Kandinsky, Zadkine. Paris, musée national d’Art moderne – Centre de création industrielle, Centre Pompidou, bibliothèque Kandinsky. |
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Fig. 6. El Lissitzky, couverture du catalogue de l’exposition Erste russische Kunstausstellung à la galerie Van Diemen, Berlin, 1922. New York, Museum of Modern Art, don de la Judith Rothschild Foundation. |
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Fig. 7. Kazimir Malévitch, dessin pour l’installation des œuvres suprématistes envoyées à Venise, 1924. Moscou, archives d’État de la littérature et l’art (RGALI). |
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Fig. 8. Collectif Ounovis, Relief suprématiste, 1921, acier, bois, carton et peinture, 45 × 45 × 7,7 cm. Otterlo, Kröller-Müller Museum. |
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Fig. 9. Jean-Hubert Martin, Poul Pedersen, catalogue de l’exposition Malévitch, Paris, musée national d’Art moderne, 1980. |
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Fig. 10. Couverture du catalogue de l’exposition Filonov, Paris, musée national d’Art moderne, 1990. |
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Fig. 11. Vue de l’exposition de l’Obmokhou (Société des jeunes artistes), Moscou, mai 1921. Moscou, archives de la galerie nationale Trétiakov. |
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Fig. 12. Vue de l’exposition de l’Obmokhou (Société des jeunes artistes), Moscou, mai 1921. Archives A. Rodtchenko et V. Stépanova. |
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Fig. 13. Matiouchine et son « École », vers 1920. De gauche à droite : Mikhaïl Matiouchine, Youri Ender, Nikolaï Grinberg, Xénia Ender, Maria Ender et Boris Ender. Moscou, archives d’État de la littérature et l’art (RGALI). |
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Fig. 14. Baranov-Rossiné, Relief toréador, vers 1915, assemblage de bois collés et vissés sur bois, 131,5 × 46 cm. Collection particulière. |