Interview par Jean-Louis Pradel en 1995
Historien de l’art, directeur de recherche au CNRS, russologue et traducteur de Kazimir Malévitch auquel il a consacré une importante monographie en 1990, Jean-Claude Marcadé est spécialiste de l’avant-garde russe. Commissaire et conseiller scientifique pour de nombreuses expositions,
il est également l’auteur de textes et d’ouvrages liés à l’art russe au xxe siècle.
Jean-Claude Marcadé est invité à l’occasion de la sortie de son ouvrage : L’Avant-garde russe, 1907–1927 (Paris, Flammarion, 1995)
Jean-Louis Pradel : Pourquoi, plus de quatre-vingt ans après son avènement, l’avant- garde russe ne cesse t-elle d’exercer son influence et d’être le foyer où se forgent les formes à venir ?
Jean-Claude Marcadé : Les années 1910-1920 représentent un moment à la fois capital et particulier de l’histoire de la modernité au xxe siècle. Ces artistes russes qui sou- haitaient rompre avec des siècles de codes académiques ne s’autoproclamaient pas avant-gardistes, mais « artistes de gauche ». Le terme « avant-garde » est apparu sous l’influence de la pensée marxiste. Il avait perdu son sens militaire du xixe siècle, que par ailleurs les futuristes italiens revendi- quaient haut et fort. Enfin, vous savez que depuis l’impressionnisme, tous les termes qualifiant des courants artistiques viennent des adversaires de la modernité. Ce fut le cas pour les fauves, pour le cubisme, ou pour le futurisme russe. Plus tard, les artistes russes ont repris à leur compte le qualificatif « avant-gardiste » qui était employé par leurs opposants.
J.-L. P. : Comment est née votre passion pour l’art russe, dont vous êtes aujourd’hui l’un des meilleurs spécialistes ?
J.-C. M. : C’est ma femme, Valentine Marcadé, qui en est à l’origine. Elle a d’ailleurs écrit un livre [ Marcadé (Valentine), Le renouveau de l’art pictural russe – 1863-1914, Paris, L’Âge d’Homme, 1971] sur l’art russe qui, bien que s’arrêtant en 1914, était le premier à traiter de l’avant-garde russe en langue française. Elle a également publié un ouvrage sur l’art ukrainien [Marcadé (Valentine), Art d’Ukraine, Paris, L’Âge d’Homme, 1990]. Dans l’Empire russe, les distinctions géographiques sont essentielles. Un artiste porte en lui toute sa vie la lumière et les couleurs qu’il a vues dans son enfance, et l’art populaire de sa région d’origine, cela malgré son apprentissage dans les ateliers et son engagement dans les mouvements qui vont le transformer par la suite.
J.-L. P. : Votre objet d’étude demeure relativement méconnu. Il est sous-représenté dans les collections françaises et assez peu présent dans les expositions temporaires.
J.-C. M. : Cette situation est propre à la France. En Allemagne, à New York, à Amsterdam, il y a de très belles collections d’art russe. C’est d’autant plus étonnant que la France a été la terre d’accueil privilégiée des artistes russes lorsque la révolution a éclaté. En France, il y a une réticence à intégrer l’art étranger en général. Rappelons qu’il a fallu attendre soixante-dix ans pour avoir une grande exposition sur l’expressionnisme allemand.
J.-L. P. : Comment expliquez-vous l’apparition d’une telle effervescence dans un pays qui semblait artistiquement somnolent en matière d’arts plastiques ?
J.-C. M. : Tout d’abord la Révolution de 1905 a créé un climat de liberté très nouveau, qui a ouvert la voie au parlementarisme, à la création des partis marxistes, à la publication du quotidien La Pravda et à la chute du tsarisme. Parallèlement, la montée fulgurante du capitalisme qui a marqué la fin du xixe siècle et le développement des collections privées essentiellement constituées de peintures françaises, où se concentraient tous les mouvements novateurs, ont favorisé un véritable bouillonnement artistique. Chaque dimanche, les grands collectionneurs de l’avant-garde française ouvraient leurs portes aux artistes. C’est ainsi que la révolution artistique engagée avec l’impressionnisme en France a pu se poursuivre en Russie.
J.-L. P. : La critique et les collectionneurs russes étaient-ils favorables à ces nouvelles formes d’art ?
J.-C. M : Toutes les manifestations artistiques étaient des provocations qui secouaient la routine et mettaient à mal la culture académique. Chacune d’entre elles était consignée dans la presse. Le critique et peintre passéiste Alexandre Benois a fait une propagande violente contre ces mouvements. Le premier d’entre eux était “Le Valet de carreau”, mouvement pictural moscovite des années 1910- 1913. Constitué de cézannistes et de primitivistes russes, il a créé une véritable révolution dans le paysage pictural russe, utilisant des sujets triviaux, des bagarres et des thèmes provinciaux. Lorsqu’en 1912, Michel Larionov organise l’exposition La Queue d’âne, il déclare volontiers que c’est bien la queue d’un âne qui a peint les toiles présentées. Tous les titres des expositions de l’époque affichent la même ambition satirique. Peu de collectionneurs se sont alors manifestés.
J.-L. P. : L’art russe a très vite trouvé sa propre voie, hors des influences françaises.
J.-C. M : La structure mentale des tableaux dans l’art russe est semblable à celle de l’art populaire, notamment des enseignes de boutiques, alors que dans le cubisme français, on retrouve la tradition du tableau cézannien, sur laquelle viennent se greffer des éléments issus des civilisations archaïques, de l’Afrique ou du monde ibérique. Chez les artistes russes, c’est le contraire. Tout part du lexique de l’art populaire et du néo-primitivisme russe pour s’enrichir des raffinements de la peinture occidentale.
J.-L. P. : C’est aussi une période très fertile de recherches et de théories.
J.-C. M : Il y a la technique analytique de Pavel Filonov qui va faire école dans les années 1920. Il voulait que tout soit posé sur la toile : ce qui était avant, ce qui sera après, le paysage, le social, le monde animal.
Dans son Nu de 1913 qui se trouve à la Galerie Tétriakov de Moscou, Vladimir Tatline – après Cézanne – a géométrisé les formes de la nature. Le système de construction de cette toile monumentale préfigure déjà le modèle de La Tour à la Troisième Internationale. Dans le même ordre d’idée, Paul Valéry disait : « Quand un architecte pense à une belle femme, il fait un temple. ».
Il y a aussi l’étape cubofuturiste, avec la volonté de combiner les formes statiques du cubisme et le dynamisme du futurisme italien. Autour de 1913, Malévitch souhaitait remettre en cause l’organisation rationnelle du monde selon la géométrie et la logique euclidiennes. C’est un mouvement général qui a touché la poésie, la littérature, la musique et la peinture.
À partir de 1915, et jusqu’en 1920, apparaît une abstraction concrète sous l’influence des reliefs de Tatline, qui emploie des matériaux très divers et se détourne de toute référence à la figure. Tatline créé une synthèse entre l’architecture, la peinture et le dessin. Les premières œuvres constructivistes vont être placées sous le signe de cette association. Parallèlement à Tatline, mais dans un esprit plus proche du ready-made, Pougny pose le problème de l’objet utilitaire placé dans l’espace pictural.
Avec le constructivisme en 1921, le photomontage devient une pratique courante. Il s’agit de lutter contre l’art de chevalet. Au nom d’un art actif, on cesse de faire de la peinture contemplative.
Mikhaïl Matiouchine, qui était peintre et musicien, fonde dans les années 1920 l’école organiciste qui procède à un développement cellulaire de la peinture. Présenté en 1934 à la Biennale de Venise, il nourrira plus tard l’univers poétique du peintre Serge Poliakoff.
Ce résumé très succinct évoque l’effervescence de l’art russe de cette époque.
J.-L. P. : Les femmes russes participent-elles à ce bouillonnement artistique ?
J.-C. M : Il y avait une pléiade de femmes artistes ! En 1983, avec Valentine, nous avons organisé une exposition sur l’art des femmes en Russie. Les féministes vont peut-être m’en vouloir, mais je pense qu’il existait un matriarcat archaïque très fort qui permettait à la femme russe d’avoir beaucoup plus d’autonomie qu’en Occident. C’est vrai qu’il y avait aussi des restrictions. Par exemple elles ne pouvaient pas être médecins, ou bien l’accès aux académies de peinture leur était fermé parce qu’il y avait des nus. Mais, juridiquement, la femme russe avait une certaine indépendance et possédait ses propres biens. Il n’existait pas d’antagonisme entre les femmes et les hommes. En revanche, il est vrai qu’aucune des grandes artistes russes n’a dirigé de mouvement.
J.-L. P. : Comment s’effectue le passage à l’abstraction ?
J.-C. M : La première aquarelle considérée comme abstraite aurait été réalisée par Kandinsky. C’est une esquisse pour la Composition 7 de 1913. Mais dans le dynamisme de la recherche du nouveau qui caractérise l’avant-garde russe, il est difficile d’être sûr que cette aquarelle soit effectivement la toute première œuvre abstraite. À partir de 1910-1912, sur le modèle de la musique, l’abstraction inaugure une nouvelle ère artistique. L’une des étapes capitales est marquée par le peintre néoprimitiviste Michel Larionov qui en 1912 crée le principe du rayonnisme réaliste, un système
de rayons dans lequel apparaissent des formes. Larionov souhaite révéler les rayonnements invisibles à l’œil nu. À cette époque, certaines de ses toiles ne font plus aucune référence à la réalité. Il a réalisé peu d’œuvres rayonnistes, mais suffisamment pour le placer parmi les inventeurs de l’abstraction. Bien qu’il reste la référence en matière d’art abstrait, le livre de Dora Vallier [ Vallier (Dora) L’art abstrait, Paris, Le Livre de poche, 1967] ne mentionne pas Larionov. Il me semble que c’est une injustice, même s’il faut bien reconnaître que c’est Du spirituel dans l’art [ Kandinsky (Vassili) Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, 1912] qui fut le socle théorique de l’abstraction. Concernant la pratique, le Quadrangle noir, plus souvent appeléCarré noir sur fond blanc, de Malévitch marque l’instauration de l’abstraction la plus radicale. Cette toile est apparue à la fin 1915, dans l’exposition 0-10 qui regroupait dix peintres – puis 14 par la suite – désireux de remettre la peinture à zéro. Le Quadrangle provoque l’effroi du critique Alexandre Benois qui l’identifie au désert. Reprenant une citation de saint Matthieu dans Les Démons de Dostoïevski, il compare les artistes de l’exposition à des démons qui se transforment en porcs, pour se jeter dans les abîmes marins. Les réactions contre ces artistes révolutionnaires étaient souvent très violentes.
J.-L. P. : « Mettre la peinture à zéro ». Expliquez-nous ce mot d’ordre radical.J.-C. M : Je considère le Quadrangle de Malévitch comme un monochrome, malgré le blanc qui l’entoure. Dans ce blanc, je vois un cadre qui, à l’instar de l’icône, se trouve à l’intérieur du tableau. Les carrés de Malévitch ne sont pas géométriques, à la différence du constructivisme plus tardif où l’on emploiera l’équerre. Jusqu’en 1989, cet objet mytho- logique du xxe siècle n’était visible qu’à la Galerie Trétiakov. Il n’a été connu hors de la Russie qu’à partir de la Perestroïka, à l’occasion des expositions de Malévitch présentées à travers le monde. Sa force est plus conceptuelle qu’esthétique. Rien n’annonçait cette forme nue, cette illumination traduite par un geste radical. Une révélation s’impose à lui. Le Quadrangle remplace le triangle, la forme pythagoricienne qui figurait le divin. Malévitch déclare que la contemporanéité est quadrangulaire. La Modernité, c’est la revendication de la planéité la plus absolue. L’art figuratif qui reviendra par la suite ne sera plus le même. Malévitch a fait le saut dans l’inconnu, dans le rien. Il n’aurait ni mangé ni bu pendant une semaine après avoir fait son Quadrangle. Il voyait une possibilité de repartir après cette mise à zéro. Il cherchait à atteindre les unités minimales, les rythmes les plus essentiels. C’est un art qui veut saisir la nudité même des choses, c’est la quête d’un universel, d’un langage sans classe qui veut agir dans la réalité, dans le livre, dans l’affiche et dans l’architecture. À partir de là, entre la naissance du suprématisme en 1915 et la naissance du constructivisme en 1921, il y a eu une floraison d’œuvres dites « sans objet » – pour désigner l’abstraction – qui n’a pas d’équivalent ailleurs. Malevitch a été le premier à employer des métaphores architecturales dans ses peintures. Bien qu’il fut l’ennemi juré du constructivisme pour des raisons idéologiques, il a été, avec Tatline, l’un des pionniers de ce mouvement auquel ont emprunté la plupart des œuvres du xxe siècle. |
Jean-Claude Marcadé