KIEV – CAPITALE DE LA MODERNITÉ DANS LES ARTS DU DÉBUT DU XX SIÈCLE
KIEV – CAPITALE DE LA MODERNITÉ DANS LES ARTS DU DÉBUT DU XX SIÈCLE
Tout d’abord une précision : à l’époque de l’Union Soviétique, la capitale de l’Ukraine – Kyïv, en russe Kiev- était appelée, en particulier dans les prospectus touristiques, « la mère des villes russes ». C’est le prince Oleg, qui régna à Kiev au début du Xe siècle, qui aurait, selon la Chronique, appelé ainsi la capitale de sa principauté : il n’y avait évidemment pas alors de Russie [Rossiya] dont le nom n’apparaît, avec Pierre Ier, qu’au début du XVIIIe siècle. Il y avait la Rous’. Comme les adjectifs dérivés de Rous’ et de Rossiya ont été rendus homophones – rous’ki pour la première et rousski pour la seconde alors que normalement l’adjectif dérivé de Rossiya serait « normalement » « rosski », d’ailleurs attesté, – le glissement sémantique politique a suivi tout naturellement le glissement, également politique, homophonique. Pour compliquer les choses, la Rus’ dont la principauté de Kiev était le centre, s’appelait en grec, dans les chancelleries du Patriarcat œcuménique de Constantinople, Ρωσία, ce qui explique que dans les textes français du Moyen Age, par exemple, on trouve déjà le mot Russie dérivé du grec pour désigner la Rous’[1].
Tout cela s’est fait à la faveur de la russification progressive de l’Ukraine à partir, disons pour faire court, de la défaite à Poltava en 1709 de l’hetman ukrainien Mazépa, qui s’était allié aux Suédois de Charles XII, contre le tsar Pierre Ier. Cette russification sera considérablement intensifiée sous la tsarine allemande Catherine II et poursuivie tout au long du XIXe, puis au XXe siècle, même après la naissance, dans le cadre de l’URSS, d’une République soviétique socialiste d’Ukraine.
Du Xe au XIIIe siècle, Kiev sera de fait la capitale de la Rous’ ou de la Terre russienne [Rous’ka zemlia]. Toute la vie politique, sociale, intellectuelle, artistique, religieuse y était concentrée. La conversion de la Rous’ à l’orthodoxie grecque par le prince kiévien Volodymir [Vladimir] en 988 permit à ce pays de se mettre au diapason de l’Europe. Sous le règne du fils de Volodymir, Yaroslav le Sage, entre 1019 et 1054, la capitale de la Rous’, Kiev, vit sa gloire se propager dans le monde entier. Dans le roman du XIIe siècle Ipomédon, la fière pucelle devait choisir son chevalier :
L’un est fiz le rey de Russie,
E l’autre est duc de Normandie,
Le tierz est fiz le rey d’Irlande
La Rous’ sous Yaroslav le Sage établit des liens dynastiques avec les familles régnantes européennes.[2]
Kiev se couvrit alors de prestigieuses cathédrales et églises, de bâtiments somptueux et développa une vie artistique brillante (musique et iconographie).[3]
Mais les Tatares transformèrent en 1240 la prestigieuse capitale de la Rous’ en un tas de ruines, livrant toute la Terre russienne aux partitions entre Tatares, Polonais, Lituaniens et Grands Russes.
Kiev retrouvera au XVIIe siècle une place de premier plan parmi les capitales européennes, grâce au Collegium de Kiev, créé par le métropolite kiévien Pétro Mohyla. C’était en fait à la fois un collège d’études secondaires et une vraie université où l’on enseignait les langues vivantes et anciennes, la théologie, la philosophie, la musique[4]. Sous l’hetman Mazépa en 1701, le Collegium devint Académie et, en plus des disciplines déjà enseignées, on ajouta l’histoire, la géographie, l’économie rurale et domestique, la médecine, l’architecture et la peinture. Rien de semblable n’existait à Moscou au point que le père de Pierre Ier, le tsar Alexeï Mikhaïlovitch, eut l’idée de fonder dans la capitale grand russe un foyer d’études supérieures où enseigneraient des professeurs venus de Kiev.
Tout cela prit fin avec la russification à outrance de l’Ukraine sous l’Empire Russe. En 1797, Kiev devint une « ville de gouvernement » [goubernski gorod] et l’Académie de Kiev fut fermée en 1817, ce qui réduisit définitivement la cité et l’Ukraine dans son ensemble à une vie malgré tout provinciale jusqu’en 1917 : écrivains (Gogol, Taras Chevtchenko, Kostomarov[5]), compositeurs (comme Bortniansky et Bérézovsky) ou peintres (Lévytsky et Borovykovsky) furent happés par Moscou et surtout Saint-Pétersbourg où l’on pouvait trouver une atmosphère de caractère international.
Cependant la Laure des Grottes de Kiev, un des hauts lieux de l’Orthodoxie depuis le XIe siècle, continuait à maintenir une tradition intellectuelle et artistique de haut niveau. Moscou regardait d’ailleurs la Laure, au XVIIe siècle, avec méfiance, car elle menaçait de détacher l’Ukraine [la « Petite Russie »] de la Moscovie. Les peintres-graveurs de la Laure de Kiev, en particulier les frères Alexandre et Léonti Tarassévytch, ont transmis un héritage esthétique exceptionnel[6] qui ne sera pas oublié par la suite, les Ukrainiens se montrant des maîtres de cette discipline (souvenons-nous, sautant en avant, que Kroutchonykh, qui a créé à partir de 1912 le livre-objet futuriste entièrement lithographié, est un héritier des maîtres kiéviens).
+++++++++++++++++++++++++++++++++
Il faut attendre la toute fin du XIXe siècle pour voir Kiev reprendre un rôle qui dépasse son statut politique de capitale de province dans l’Empire Russe.
On ne saurait oublier que c’est à Kiev que le grand visionnaire Vroubel travailla entre 1884 et 1889, où il exécuta les fresques hallucinées pour l’église Saint-Cyrille-d’Alexandrie, dessina des projets non réalisés pour la cathédrale Saint-Vladimir, créa de nombreux dessins et études de natures-mortes et de fleurs qui marquèrent les arts russe et ukrainien. Vroubel transforma l’héritage d’Alexandre Ivanov (l’Ivanov des Esquisses bibliques), sous l’influence de l’art byzantin conjugué à la peinture vénitienne, en une synthèse d’une très grande nouveauté, contenant en germe les réalisations de la future avant-garde, tout en faisant éclater les limites de la peinture religieuse orthodoxe[7].
Pendant sa période kiévienne, Vroubel enseigna à l’Ecole de Dessin de Kiev qui avait été créée avec beaucoup de difficultés en 1876 par le peintre réaliste ukrainien Mykola Mourachko. Elle était financée par le mécène de la classe des marchands Ivan Térechtchenko. À la mort de ce dernier, en 1901, l’Ecole de Dessin de Kiev cessa son activité ; c’est alors que naquit dans la capitale ukrainienne l’Ecole d’Art de Kiev. Le peintre de genre réaliste Mykola Pymonenko (1862-1912), auteur de tableaux idylliques de la vie paysanne ukrainienne, y enseigna jusqu’en 1905 : il eut comme élèves Lentoulov, Alexandre Bogomazov, Alexandra Exter, Maniévitch, Archipenko et Vladimir Bourliouk, c’est-à-dire des représentants éminents de la future avant-garde. Dans une de ses Autobiographies, Malévitch dit avoir fait la connaissance de Pymonenko au début de sa carrière de peintre : « Ses tableaux m’impressionnèrent grandement. Il me montra son tableau Gopak. J’étais bouleversé par tout ce que je voyais dans son atelier. Il y avait une quantité de chevalets sur lesquels reposaient des tableaux qui représentaient la vie en Ukraine. Je montre mes travaux, des études d’après nature. Je me retrouve à l’Ecole d’Art de Kiev. Mais les circonstances m’amenèrent dans la ville de Koursk. »[8] Il n’y a aucune trace d’une quelconque inscription de Malévitch à l’Ecole d’Art[9], mais l’influence de Pymonenko, si elle n’est pas attestée dans la production malévitchienne avant 1905, pour laquelle nous n’avons aucune œuvre à ce jour identifiée de façon sûre, en revanche l’influence du peintre de genre ukrainien est manifeste dans des œuvres postsuprématistes de Malévitch comme Femmes moissonnant ou Fleuriste du Musée National Russe de Saint-Pétersbourg.
Voici ce que Malévitch rapporte de ses impressions de la capitale ukrainienne :
« [J’] éprouvais une forte attirance pour la ville de Kiev. Dans mon sentiment, Kiev est restée remarquable : les maisons de brique colorées, la topographie accidentée, le Dniepr, l’horizon lointain, les bateaux à vapeur. Toute cette vie m’influençait de plus en plus. Les paysannes, en traversant le Dniepr, transportaient du beurre, du lait, de la crème, en en emplissant les berges et les rues de Kiev, lui donnant un coloris particulier. »[10].
Je reviendrai sur le rôle qu’a joué Kiev dans la vie de Malévitch à la fin des années 1920, après la fermeture de l’Institut National de la Culture Artistique [Ghinkhouk] de Léningrad en 1927.
Après la première révolution russe du début 1905 en Russie et le manifeste du tsar Nicolas II du 17 octobre de la même année qui autorisait les manifestations, Kiev fut le théâtre d’affrontements entre les monarchistes d’extrême droite et les socialistes.
« Les pogroms commencèrent : les paysans qui apportaient en ville des produits pour les vendre pillaient et rossaient les juifs. L’Ecole [d’Art] se trouva perturbée par l’agissement des autorités, les étudiants allaient aux manifestations de rues […] L’administration de l’Ecole d’Art de Kiev décida de se débarrasser des dissidents, elle exclut 45 étudiants sous prétexte de non-paiement. »[11]
Parmi ces dissidents, se trouvaient deux artistes, Archipenko et Bogomazov, qui « se virent retirer leur sursis militaire et furent rapidement appelés à l’armée »[12]. Ils furent sauvés de ce sort peu enviable, quand on sait ce que représentait le passage par l’armée dans l’Empire Russe, grâce au peintre « barbizonien » Svitoslavsky[13] qui les prit dans son atelier. Et en avril 1906 eut lieu une exposition des œuvres des élèves de cet atelier, parmi elles, 5 sculptures d’Archipenko qui provoquèrent le commentaire suivant dans la presse :
« Les sculptures d’Archipenko sont la preuve que le jeune sculpteur possède l’étincelle divine »[14].
Archipenko avait alors 19 ans. Il resta cinq ans à l’Ecole d’Art et en 1908 il quitta définitivement l’Ukraine pour Paris. Ces cinq années furent sans aucun doute les bases indispensables au futur développement de la sculpture révolutionnaire d’Archipenko entre 1912 et 1920. Son professeur kiévien avait été le sculpteur d’origine italienne Enio Salia (dates inconnues) qui, entre autres, était l’auteur en 1902 des Chimères qui ornaient la maison en style moderne de V. Gorodetsky et qui, mutatis mutandis, sont l’équivalent des délires végétaux de Gaudi à Barcelone. D’autre part, l’art d’Archipenko est profondément nourri par celui de sa terre natale (comme celui de Sonia Delaunay, d’ailleurs[15]), ainsi que le souligne le critique ukrainien Dmytro Horbatchov :
« Archipenko a évoqué à maintes occasions les artisans ukrainiens avec leur goût juste qui se manifestait dans leur manière de peindre les jouets, la vaisselle en céramique, la sculpture sur bois des iconostases ou les coffres de mariage. »[16]
La création en 1904 à Kiev du Musée Scientifique de l’Industrie artistique Nicolas II [Khoudojestnno-promychlienny i naoutchny mouzeï im. Imperatora Nikolaya II] eut une importance de premier ordre pour le développement de l’artisanat populaire qui était, de tous temps, en Ukraine d’une richesse inouïe : poterie, céramique, sculpture du bois, objets en corne, en os, en métaux divers, broderies. Une exposition organisée par ce musée eut lieu le 19 février 1909. Alexandra Exter et son amie Natalia Davydova y participèrent de façon active. Les deux artistes avaient des maisons où se retrouvait l’élite intellectuelle et artistique de Kiev. Un des hôtes assidus de la maison de Natalia Davydova était le grand compositeur et pianiste polonais Karol Szymanowski qui y amenait des personnalités comme les pianistes Arthur Rubinstein (qui a laissé dans ses mémoires une description de la maison des Davydov[17]), Guenrikh Neuhaus ou Felix Blumenfeld, des chefs d’orchestre comme Fitelberg. À ce propos, on a pu noter que, s’il y avait un domaine où Kiev n’a jamais été une ville provinciale, c’était celui de la musique. Outre le cercle de Karol Szymanowski, il y avait le cercle de la Société Musicale Kiévienne qui reçut avant 1910 des personnalités comme Pablo Casals, Yacha Heïfetz, Glazounov, Rachmaninov.
L’exposition artisanale eut un grand succès et déboucha sur la création de la Société Artisanale Kiévienne [Kievskoïé koustarnoïé obchtchestvo], qui fut présidée par Natalia Davydova. Cette dernière joua un rôle irremplaçable dans la prise de conscience par les peintres novateurs de nouvelles formes et couleurs devant remplacer les platitudes réalistes-naturalistes ou les médiocres imitations impressionnistes. C’est ainsi que les paysannes des villages ukrainiens de Verbivka, près de Kharkiv, et de Skoptsy, non loin de Poltava, se mirent, à partir de 1916, à utiliser des motifs suprématistes sur leurs objets utilitaires (coussins, sacs etc.). Ce fut là le résultat du travail, qui ne cessa jamais, d’Alexandra Exter, de Natalia Davydova et encore d’Evhenia Prybylska, en liaison avec la Société Artisanale Kiévienne. À tel point qu’un critique pouvait écrire en 1912 :
« De nombreux centres de production artisanale d’art populaire naquirent, qui écoulaient leurs objets non seulement sur le marché local, mais également à Moscou, Saint-Pétersbourg, Paris, Londres, et aussi dans le lointain Chicago. Ainsi, par exemple, les ateliers de tissage de tapis sont organisés par Mme Varvara Khanenko, la princesse Yachvil, Mme Sémigradova. Chez ces deux dernières, et encore dans la propriété de Mme Davydova, s’est beaucoup répandue la production de broderies selon les modèles anciens et nouveaux (mais dans le même style ancien). »[18]
En 1906-1908, la vie à Kiev, bien que provinciale, est marquée par la présence en tournée de la célèbre basse russe Chaliapine, de l’actrice Véra Kommisarjevskaïa et de son théâtre, de la Société du nouveau drame de Meyerhold ; on joue Balagantchik [La baraque de foire] d’Alexandre Blok et, en 1908, c’est Sarah Bernhard qui se produit devant les Kiéviens. Il y a des soirées littéraires, évidemment avec des écrivains russes (Bounine, Rémizov, Blok, Andreï Biély, Mérejkovski etc.). En 1907 apparaît la revue littéraire et artistique V mirié iskousstva, financée par la famille Davydov, par les Exter, par la princesse Yachvil ; son rédacteur-éditeur fut en 1908 le compositeur et théoricien ukrainien Boris Yanovsky (1875-1933). La revue se voulait la continuation du Mir iskousstva [Le Monde de l’art] de Diaghilev qui n’existait plus à Saint-Pétersbourg depuis 1904. Elle publia des articles sur l’art, des reproductions, des textes en prose et en vers.[19]
On ne saurait omettre dans ce panorama très rapide de la vie intellectuelle à Kiev, la Société de philosophie religieuse[20], comme à Saint-Pétersbourg et à Moscou. C’est à Kiev que commencèrent leur activité philosophique les grands penseurs du XXe siècle Nicolas Berdiaev et Léon Chestov. Au début de ses mémoires philosophiques, Berdiaev fait une description de Kiev à la fin du XIXe siècle qui reste valable pour le début du XXe siècle et mérite donc d’être rapportée :
« Kiev est une des plus belles villes, non seulement de Russie, mais aussi d’Europe. Elle est toute en hautes collines, sur la rive du Dniepr, avec un panorama exceptionnellement vaste, avec son Parc Impérial, sa cathédrale Sainte-Sophie, une des plus remarquables églises de Russie. Le quartier des Lipki était attenants à celui de Petchersk[21], également sur les hauteurs de Kiev. C’est la partie des nobles, des aristocrates et des fonctionnaires, constituée d’hôtels particuliers avec des parcs […] Toute mon enfance et mon adolescence sont liées aux Lipki. C’était déjà un tout autre monde que celui de Petchersk, un monde de nobles et de fonctionnaires, qui était touché par la civilisation, un monde enclin à l’amusement, ce que ne tolérait pas Petchersk. De l’autre côté du Krechtchatik, la rue principale aux magasins, entre deux collines, vivait la bourgeoisie. Tout à fait en bas du Dniepr se trouvait le Podol où vivaient surtout les juifs, mais là était aussi l’Académie ecclésiastique de Kiev. […] À Kiev, on a toujours eu le sens des échanges avec l’Occident. »[22].
Un illustre créateur du XXe siècle passa sept années à l’Ecole d’ Art de Kiev, Antoine Pevsner, né en Biélorussie comme Natan Abramovitch Pevzner[23]. Avant d’être un maître du constructivisme russe à partir de 1920, il fut un dessinateur et un peintre, marqué jusqu’en 1913 par l’esthétique de Vroubel. Certes, Kiev était encore bien provinciale en ce début des années 1900, mais, comme l’écrit Dmytro Horbatchov, mentionnant des faits que nous avons déjà notés plus haut :
« Il y avait de quoi se consoler : la collection de Térechtchenko (le concurrent de Trétiakov et d’Alexandre III), la collection de peinture d’Europe occidentale de Khanenko (descendant d’un hetman d’Ukraine)[…] ; le niveau européen de l’imprimerie : les revues de Koulmenko Iskousstvo[Art] et V mirié iskousstva [Dans le monde des arts] ; l’intellectualisme de l’école philosophique de Kiev : Berdiaev, Chestov ; et surtout […] : les expositions des peintres de gauche : « Le Maillon » et le « Salon d’Izdebski. »[24]
« Le maillon » [Zvéno] est l’une des expositions importantes de la pré-avant-garde, de que l’on appellera en Ukraine et en Russie « l’art de gauche », ou encore « le futurisme russe », c’est-à-dire l’art novateur qui, entre 1907 et 1927, bouleversera toutes les données séculaires issues de la Renaissance. Il y avait eu en 1907 à Moscou l’exposition des symbolistes russes « La Rose bleue » [Goloubaya roza], puis « Stefanos » [en russe « Viénok », le titre en grec se référait au recueil éponyme de Valéri Brioussov qui était constitué d’une « guirlande » de poèmes] ; dans cette dernière exposition se manifestèrent déjà, face aux évanescences symbolistes, les premiers signes du primitivisme chez les frères Vladimir et David Bourliouk, chez Larionov et Natalia Gontcharova. Et voilà que Kiev, en cette année 1908, devient à son tour le lieu de la modernité. Laissons la parole à David Bourliouk, l’initiateur de cette manifestation qui secouait la routine artistique de la capitale ukrainienne :
« Début janvier 1908, Alexandra Exter et Natalia Davydova passèrent à l’exposition moscovite « Stephanos ». ‘Visiblement’, je plus alors à Alexandra Exter. Elle était jeune et belle. Ainsi naquit l’idée d’une exposition à Kiev. Auparavant, j’étais allé à Moscou pour en rapporter, par l’intermédiaire de Larionov, les tableaux des Moscovites.[…] L’exposition s’ouvrit à Kiev dans le magasin de Jergnzisek [Tchèque qui avait un magasin d’instruments de musique] et fut appelée ‘Le Maillon’. Alexandra Alexandrovna Exter exposa Suisse. Dans ses toiles, il y avait une froideur verte. »[25] –
« Les œuvres de mon frère furent des coups de hache déchiquetant le passé. La critique de Kiev, perplexe, le couvrit de boue. »[26].
Dans la revue Iskousstvo, on écrivit :
« ‘Le Maillon nous a donné de mauvaises imitations des modèles étrangers. »[27]
Quant au vieux professeur Mykola Mourachko, il s’exprima ainsi :
« Pour être juste, je dirai que dans le travail de la principale organisatrice du ‘Maillon’, Mme Exter, dans son tableau Océan, rive de Bretagne, beaucoup de choses peuvent être acceptées : la profondeur, les formes et le ton. Mais elle n’a pas su élever son entourage jusqu’à sa propre compréhension des choses, et elle a fait des concessions, elle a rejeté, comme lui, le rendu du matériau : s’il y a une pierre, il faut qu’elle ressemble à une pierre – alors que nous regardons et nous nous embrouillons sans comprendre de quoi il s’agit. Chez Poliénov, dans Le lac de Génésareth, les pierres sont belles et vivantes. Mais eux – Larionov, Gontcharova et les autres – quels voyous ! Ce n’est pas de l’art, c’est une mystification à l’adresse de notre société naïve. »[28]
À l’occasion de l’exposition, David Bourliouk publia un manifeste, La voix de l’impressionnisme pour la défense de la peinture, tract qui parut dans la revue V mirié iskousstva et dans le journal Kievlianine [Le Kiévien]. Ce geste est aussi pionnier et annonce les nombreuses proclamations des futuristes européens, ukrainiens ou russes, qui fleurirent à partir de 1909. L’impressionnisme des artistes de l’Empire Russe, tel qu’il fut pratiqué, par exemple par Larionov, part de l’impressionnisme français mais transforme ce dernier par un acte de pensée panthéiste et primitiviste.
Kiev fut à nouveau centre de l’avant-garde européenne lorsqu’arriva d’Odessa en 1910 le fameux premier Salon d’Izdebski qui comportait 776 numéros (peintures, aquarelles, art graphique, sculptures). Il y avait là des nabis (Maurice Denis, Vuillard), des impressionnistes (Signac, Bonnard, Larionov, Tarkhov), des symbolistes (Odilon Redon), des précubistes (Braque, Le Fauconnier, Metzinger), des fauves (les Français Van Dongen, Matisse, Vlaminck, Rouault, Marquet ; les Russes Lentoulov, Machkov, Alexandra Exter ; les Russes de Munich – Kandinsky, Marianne von Werefkin [M.V. Vériovkina], Bekhtéïev, Jawlensky), et des dessins d’enfants.[29] Dans son article-manifeste du catalogue, « La nouvelle peinture », l’organisateur de ce Salon qui fut un jalon capital dans l’histoire de l’avant-garde russe et ukrainienne, le sculpteur et peintre Vladimir Izdebski, a pu écrire que « l’art était une parcelle de l’énorme vague psychique », ce qui correspondait au mouvement général, autour de 1910, des arts novateurs en Europe et chez les artistes issus de l’Empire Russe : ne pas représenter, mais présenter le monde. Le Kiévien Bénédikt Livchits, poète, théoricien érudit et brillant mémorialiste, déclare :
« L’exposition d’Izdebski joua un rôle décisif dans le tournant que prirent mes goûts et mes conceptions artistiques […] Ce fut non seulement une nouvelle vision du monde, dans toute sa magnificence sensuelle et sa diversité extraordinaire […], c’était une nouvelle philosophie de l’art, une esthétique héroïque qui renversait tous les canons établis, qui découvrait devant moi des horizons tels que la respiration en était coupée. »[30]
Bénédikt Livchits était l’ami d’une autre Kiévienne illustre, le grand peintre et décorateur de théâtre Alexandra Exter qui, en particulier, illustra son recueil de poésie Volc’e serdce [Cœur de loup] en 1914 .
Nous avons mentionné à plusieurs reprises le nom d’Alexandra Exter. Cette artiste est un des piliers de l’art du XXe siècle. Elle appartient sans conteste à l’Ecole kiévienne, sinon ukrainienne, qui a si fort marqué les arts novateurs du XXe siècle. Dans toutes les manifestations de sa vie, dans ses célèbres décors et costumes théâtraux, enfin, et surtout, dans sa peinture, on sent l’imprégnation de la cité ukrainienne dont l’esthétique dominante est sans aucun doute le baroque qui est venu se greffer aux XVIIe et XVIIIe siècles sur des principes plastiques plus archaïques. Toute l’œuvre d’Alexandra Exter, à part peut-être la courte période constructiviste en 1921-1922 et le retour au cubisme néoclassique à Paris dans les années 1930, est marqué au sceau du baroque : profusion, générosité des formes et de la couleur, mouvements tourbillonnants des spirales. Je citerai ici son biographe Guéorgui Kovalenko :
« La plus grande partie de la vie d’Alexandra Exter est liée à Kiev, à l’Ukraine. Elle a beaucoup voyagé, a vécu à Paris et à Moscou, à Rome et à Saint-Pétersbourg, mais elle revenait toujours : à Kiev était sa maison, son atelier, son célèbre studio. Quand elle devra se séparer de Kiev pour toujours, elle organisera sa maison parisienne exactement de la même façon que l’était sa maison kiévienne. Il y aura beaucoup de tapis ukrainiens aux couleurs vives, de broderies, de la céramique et des icônes ukrainiennes. »[31]
Alexandra Exter fut, d’autre part, un extraordinaire passeur des idées novatrices en art : elle vit entre Kiev, Moscou, Paris, Florence aussi. On connaît le célèbre passage des mémoires de Bénédikt Livchits, L’Archer à un œil et demi, où David Bourliouk s’adresse à lui de la façon suivante :
« Regarde donc, mon petit […], ce que m’a donné Alexandra Alexandrovna [Exter], une photographie de la dernière œuvre de Picasso. Alexandra Exter l’a rapportée tout récemment. Le dernier mot de la peinture française. Prononcé là-bas dans l’avant-garde, il sera transmis comme mot d’ordre – on le transmet déjà – sur tout le front de gauche, il éveillera des milliers d’échos et d’imitations, il posera la base d’un nouveau mouvement. Comme des conspirateurs regardant le plan qu’ils ont saisi d’une plate-forme ennemie, les deux frères se penchent sur la précieuse photographie, première expérience de décomposition d’un corps sur la surface.
Ils portent la main au-dessus des yeux en visière ; en étudiant la composition, ils divisent mentalement le tableau en parcelles.
Le crâne tranché d’une femme avec la nuque apparente ouvre des perspectives éblouissantes…
– Formidable, bougonne Vladimir. Ils sont fichus, Larionov et Natalia Gontcharova. »[32]
Cela se passait pendant l’hiver 1909-1910 dans la propriété ukrainienne des Bourliouk. Kiev s’était transporté là-bas, et c’est là-bas que naît « le futurisme russe », dont les origines sont bien à chercher à Kiev et en Ukraine.
Mais Kiev fut aussi, de triste manière, un pôle de la modernité la plus abjecte. Elle connut en 1913 son « Affaire Dreyfus », c’est l’« Affaire Beïlis » qui eut une résonance internationale. Écoutons Bénédikt Livchits, d’origine juive, qui raconte dans ses mémoires les divers aspects de l’antisémitisme dans l’Empire Russe et qui relate ainsi le climat qui régnait à Kiev en 1912 :
« Dans l’université même, l’atmosphère était nauséabonde. Dans les corridors déambulaient, l’air insolent, les étudiants des académies bucéphalistes, membres de l’organisation monarchique « L’Aigle à deux têtes », filiale des étudiants de l’Union du peuple russe. Une pitoyable poignée d’individus, environ une vingtaine, aux uniformes doublés de soie blanche, freluquets provinciaux et cancres finis qui, grâce à la complaisance et à l’encouragement direct des professeurs de Kiev ultra réactionnaires, accomplissaient une carrière universitaire avec la rapidité de l’éclair et étaient souverains maîtres de la situation. Ils arrivaient aux cours armés jusqu’aux dents, faisaient briller des casse-tête nickelés, faisant passer de façon provocante d’une poche à l’autre des brownings élégants, faisant résonner des cannes plombées […] Kiev était à l’époque le rempart des ultra-réactionnaires des Centuries Noires. »[33]
Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que pût prendre de l’ampleur l’accusation faite au juif Beïlis d’avoir commis un meurtre rituel sur un jeune chrétien. Bénédikt Livchits décrit la violence des passions qui se déchaînèrent à l’occasion du procès Beïlis et après lui.
“Le plus tragi-comique, parce qu’extravagant, est que le futurisme fut appelé à la rescousse comme argument pro ou contra. L’avocat Choulguine, voulant montrer les contradictions entre l’accusation et la déposition d’un détective, fit remarquer « qu’elles avaient autant de rapport les unes avec les autres que l’œuvre d’un peintre, maître en son art, avec un barbouillage de futuriste »[34]. Ou alors, la police de Saint-Pétersbourg « étudia ‘Bobèobi’ de Khlebnikov [et] y ayant soupçonné l’anagramme de Beïlis […]interdit complètement notre participation à la conférence de Tchoukovski, craignant que les futuristes ne veuillent organiser une démonstration prosémite ».[35]
Heureusement, Kiev ne resta pas sur cette fâcheuse réputation et la vie artistique retrouva ses droits de façon éclatante. Cela se passa en 1914 avec l’organisation en février-mars de l’exposition « Kol’tso »[L’Anneau] par Alexandre Bogomazov, un des plus importants représentants du cubofuturisme ukrainien, non seulement par sa peinture, mais aussi par sa pensée théorique.[36] Bogomazov était un ami d’Alexandra Exter et, comme elle, il était attaché profondément à Kiev. Voici comment il décrit la capitale ukrainienne : « Kiev, dans son volume plastique, est empli d’un dynamisme magnifique, profond et extrêmement varié. Ici les rues débouchent sur le ciel, les formes sont tendues, les lignes énergiques, elles tombent, se brisent, chantent et jouent. Le tempo général de la vie souligne encore davantage ce dynamisme, lui confère, on pourrait dire, des bases légitimes et déborde largement alentour, tant qu’il n’a pas trouvé le calme sur les berges tranquilles du Dniepr. »[37]
À l’ exposition « L’Anneau » participèrent 21 peintres avec 306 numéros – 88 étant de la main de Bogomazov (huiles, aquarelles, gravures, dessins). Dans la préface du catalogue étaient formulés les principes professés par le groupe de « l’Anneau » :
« Abandonnant la perspective architecturale, ils la remplaçaient par une perspective ‘de vibration rythmique de lignes, qui est davantage en accord avec la sensibilité profonde et exprime plus d’émotions esthétiques’. »[38]
On voit les liens de cette esthétique avec celle d’Izdebski et, surtout, de Kandinsky. Bogomazov écrit aussi, en russe, en 1914, son essai L’Art de la peinture, resté jusqu’à la fin de l’URSS à l’état de manuscrit. Pour lui, « la tâche du peintre ne consiste pas à copier l’aspect extérieur des objets dans leurs limites physiques, mais à faire apparaître sur le tableau les signes qualitatifs de leur masse. Le peintre n’est pas un copiste mais un organisateur de la surface plane du tableau. Le tableau est un organisme vivant et non pas une illustration figée. La peinture est liée à la nature car un mouvement dialectique s’instaure entre elles ».[39]
Ce texte est très riche et demanderait de s’y arrêter davantage. Il est à mettre, dans la littérature sur l’art de gauche russe et ukrainien entre 1910 et 1916, à côté des essais de Kandinsky, de Marianne Vériovkina (Werefkin), de Vladimir Markov, d’Olga Rozanova, de Larionov, de Malévitch, de Yakoulov ou de Matiouchine.
Parallèlement à ces courants, malgré tout soumis à la domination de la langue russe de culture, se développait une tendance de langue et d’identité ukrainiennes : ce fut le futurisme littéraire ukrainien, dont un des plus brillants représentants est Mykhaïlo Sémenko, poète et futur directeur de la revue d’avant-garde Nova Ghénératsiya [Nouvelle Génération] entre 1928 et 1930. À la fin 1913, Mykhaïlo Sémenko (1892-1937), son frère le peintre Vassyl Sémenko (dates inconnues) et le peintre Pavlo Kovjoune (1896-1939), organisèrent à Kiev le premier groupe futuriste d’Ukraine, appelé « Kvéro », du latin quaero, je cherche, suis en quête de…Le groupe Kvéro fait paraître en février 1914 la première publication futuriste en ukrainien, une brochure de huit pages sous le nom de Derzannya[Insolence] où est ridiculisée la célébration officielle du centième anniversaire de la naissance du grand poète national Taras Chevtchenko (de la même façon, au même moment, les poètes cubofuturistes russes jetaient par-dessus le bord de la Modernité Pouchkine et les classiques du XIXe siècle). Le groupe, qui se réclame du futurisme italien, publie en avril 1914 un recueil de poésies de Mykhaïlo Sémenko Kvéro-foutouryzm, mais, la guerre aidant, cette première tentative, très isolée, resta sans lendemain.[40] Malgré cette relative confidentialité, le « germe du futurisme », comme l’écrit Myroslava Mudrak, tel que défini à Kiev en 1914, ne mourut pas. Non seulement il fut possible de créer une poésie ukrainienne très expérimentale, mais, après la révolution de 1917, d’éditer, toujours à Kiev, 4 numéros de la revue d’art Mystetstvo [L’Art], la première revue de ce type entièrement en ukrainien. À cause des événements révolutionnaires de 1918-1919, qui virent le chaos s’organiser (Sémenko fut arrêté par les Allemands en 1918, puis, sous l’occupation de Kiev par les Blancs du général Diénikine), le futurisme se déplaça dans la ville de Kharkiv qui devint, de décembre 1917 à 1934, la capitale de l’Ukraine soviétique.
===========================================
Mais un grand événement eut lieu alors, la formation à Kiev de la « Rada », le « Conseil » central ukrainien, en mars 1917, qui proclame l’indépendance de l’Ukraine par rapport à la Russie. Cependant après la révolution bolchevique d’octobre 1917 en Russie, ce fut à Kiev et en Ukraine une guerre civile sauvage inouïe qui s’instaura entre Blancs, Rouges, Verts, et qui dura jusqu’en 1923. Il fut possible, pourtant, de créer l’Académie Nationale Ukrainienne des Beaux-Arts en octobre 1917, donnant au pays un centre propre de formation artistique.[41]
Parmi les professeurs, on trouve Mykhaïlo Boïtchouk (1882-1937), qu’Apollinaire avait remarqué à Paris autour de 1910[42] et qui était à la tête d’un mouvement, le boïtchoukisme, qui traitait les sujets contemporains dans le style byzantin ukrainien. Il y avait aussi Mykola Bouratchek (1876-1942), maître du paysage lyrique, Vassyl Krytchevsky (1872-1952), qui puisait son inspiration dans les ornementations de l’ancien art ukrainien[43], tandis que son frère Fédir Krytchevsky (1879-1947) était le maître de compositions proches de l’art extrême-oriental. Il y avait aussi Abram Maniévitch, déjà connu à Paris, et représentant du fauvisme-expressionnisme. Quant à Heorhii Narbout (1886-1920), il fit la synthèse de la tradition graphique ukrainienne et de la science de l’illustration qu’il avait acquise au « Monde de l’art » pétersbourgeois (ses maîtres furent Bilibine et Doboujinski). Enfin, le réalisme munichois de bon aloi était représenté par Olexandr Mourachko (1875-1919). On le voit, il n’y avait pas d’homogénéité dans la composition de cet enseignement, mais l’existence de l’Académie était un jalon capital pour que Kiev retrouve son autonomie. Cela ne dura pas longtemps car pendant l’année scolaire 1922-1923 l’Académie fut fermée et, à sa place, fut créé l’Institut des Arts Plastiques (Instytout obrazotvortchovo mystetstva), qui devint en 1927, après fusion avec l’Institut d’architecture, « Institut National d’Art de Kiev » (Kyivskyi khoudojnyi instytout). C’est là que, dans la seconde partie des années 1920, vinrent enseigner Tatline et Malévitch, alors que la répression contre l’avant-garde s’était progressivement manifestée en Russie, dont un des jalons fut en 1927 la fermeture du Ghinkouk, l’Institut national de la culture artistique de Léningrad.
C’est dans l’atmosphère chaotique des années révolutionnaires qu’Alexandra Exter put ouvrir en 1918 un studio par lequel passèrent des peintres qui eurent une grande renommée par la suite – Tychler, Schiffrin, Tchélichtchev, Meller, Isaac Rabinovitch, Redko, Nikritine ou Lanskoy. Elle apportait avec elle toute sa science cubo-suprémo-futuriste, qu’elle avait mise au service de la peinture, du théâtre et des arts appliqués. Les arts du spectacle, d’ailleurs, étaient à l’honneur à Kiev où, dès 1916, Les Kourbas, un des grands metteurs en scène du XXe siècle, avait formé son Molodyi téatr (Le jeune théâtre) qui devint, à Kharkiv, le célèbre Bérézil’ où toutes les audaces de l’art du XXe siècle purent se donner à voir.[44] C’est encore à Kiev que la grande Bronislava Nijinska, sœur de Vaslav Nijinsky, eut son Studio de Ballet – son « école du mouvement » – entre 1919 et 1921 qui marque ses débuts de chorégraphe.
On ne saurait parler de Kiev comme un des centres de la modernité dans le premier quart du XXe siècle sans mentionner la Kultur-Lige qui naquit à la fin de 1917, organisée par des membres de l’intelligentsia juive qui luttaient pour une culture yiddish laïque. Il s’agissait de Nahman Mayzel, David Bergelson, Moshe Litvakov. La Kultur-Lige avait trois axes : « l’éducation du peuple juif; la littérature yiddish; l’art juif ».
A Kiev comme à Odessa, 25% de la population était juive. Avant la révolution de 1917, divers courants traversaient cette population : assimilationnistes, « aculturationnistes », socialistes, sionistes, « yiddishistes », traditionnalistes orthodoxes. La Kultur-Lige avait comme ambition de faire accéder la population juive aux lumières du savoir et de l’art en créant des universités populaires, des bibliothèques, des lycées, des cercles d’art dramatique, des chœurs etc. Elle avait ses propres éditions en yiddish qu’elle propageait à travers l’Ukraine et la Russie.
Pour ce qui est de l’art, il comprenait des artistes venus du primitivisme ou du cubofuturisme comme les peintres Ryback (1897-1935), Tychler (1898-1980), le sculpteur Tchaïkov (1888-1986) ou encore Lissitzky (1890-1941). Les artistes comme Ryback et Boris Aronson (1898-1980) avaient le désir de « créer des arts plastiques juifs modernes qui cherchent leur propre forme nationale organique. »[45] Ryback et Boris Aronson, dans leur texte-manifeste de 1919 Oyfgang , rejetaient le réalisme des Ambulants juifs (comme Pène), les scènes de genre « à la juive » ; ils acceptaient le primitivisme des formes populaires et le futurisme, mais ne prenaient pas à leur compte l’abstraction, car, disaient-ils, « l’artiste juif moderne ne peut pas révéler des émotions vivantes avec une telle forme ». La position de Ryback et de Boris Aronson sera celle que l’on constate dans l’école juive de Paris où dominera la veine expressionniste. En revanche, Lissitzky, qui publie aux éditions de la Kultur-Lige en 1919 ses magnifiques illustrations de la Had Gadya dans le style primitiviste, se tourne, déjà à Kiev, vers le cubofuturisme à la limite de l’abstraction[46] et, en 1920, il sera à Vitebsk, aux côtés de Malévitch (et non de Chagall) et créera ses Proounes [Projets d’affirmation-fondation du Nouveau en art]- un des fleurons de l’avant-garde dite russe. De même des artistes juifs comme Natan Altman, Pevsner ou Gabo ne se reconnaîtront guère à ce moment-là dans l’esthétique de laKultur-Lige et créèrent une œuvre originale en s’insérant dans les mouvements novateurs internationaux.
La Kultur-Lige organisera en avril 1920 à Kiev la première et seule exposition d’art juif. Parmi les 11 participants, il y avait Lissitzky, Tchaïkov, Tychler, Schiffrin.[47] En 1921, c’en était fini des espoirs de la Kultur-Lige à Kiev. En 1927, l’Académie ukrainienne des sciences de Kiev institue un département de la culture juive.
Pour finir, nous nous arrêterons encore sur la revue Signal vers l’avenir. Organe des panfuturistes [Sémafor v maboutnié. Aparat panfoutouristov] que Mykhaïlo Sémenko fait paraître en 1922 à Kiev Il s’y mêle des influences européennes futuristes et dadaïstes :
« Garder la distance de Moscou était essentiel”. »[48]
Cela ne durera pas longtemps. L’enseignement de Tatline autour de 1925, puis celui de Malévitch en 1929-1930 à l’Institut d’Art de Kiev seront les derniers feux de la modernité dans la ville, avec l’exposition des œuvres de Malévitch en 1930, dernière rétrospective de Malévitch avant celle de 1978, organisée par le Centre Georges Pompidou. La terreur stalinienne, qui organisa au début des années 1930 une effroyable famine en Ukraine (le holodomor) faisant des millions de victimes, se poursuivit pendant au moins quatre décennies, réduisant à nouveau Kiev à un rôle satellite, jusqu’à que ne vienne la renaissance dans les années 1990 dans une Ukraine libre.
Jean-Claude Marcadé