MALÉVITCH “N°3 MAISON ROUGE 1932”
N°3 MAISON ROUGE 1932
HUILE, CRAIE, PLÂTRE/CONTREPLAQUÉ
J’ai examiné dans l’original ce tableau. Cette peinture est signée en bas à droite « KM ». Au dos, est écrit en russe « N°3 Maison rouge » avec la signature en cyrillique « KMalévitch » et la date « 1932 ». Une analyse de laboratoire approfondie a été faite par le « Bureau d’expertise technologique « Art-Lab’ », sis à Kiev (voir sur la Toile : www.art.lab.com.ua), elle démontre que tous les éléments de ce tableau (son vieillissement, sa pigmentation, ses signatures, son inscription autographe) ne sont pas contradictoires avec les données des tableaux du peintre ukrainien de la fin des années 1920 au début des années 1930.
Selon mon opinion, je considère cette œuvre comme étant de la main de Kazimir Malévitch. Elle provient de la même collection kiévienne que Torse féminin n°1 que j’ai étudié et sur lequel j’ai écrit un article de fond (Voir sur la Toile).
En 1927, après son unique voyage à l’étranger, en Pologne et en Allemagne – voyage brusquement interrompu –, Malévitch est l’objet de tracasseries incessantes et même arrêté, mis en prison en 1930 et, selon certains témoignages, torturé. Il avait laissé à Berlin ses tableaux et ses manuscrits, avec une note où il prévoyait « l’éventualité de [sa] mort et [son] emprisonnement à vie ».,
Si, avant l’emprisonnement de 1930, Malévitch avait été en quête d’une « nouvelle image » suprématiste, qu’il a pu baptiser « supronaturalisme », après l’épisode de la prison, une dominante tragique se développe avec des personnages et des objets qui deviennent de plus en plus majoritairement des représentations de l’humanité souffrante. Cependant, l’artiste continue à suprématiser sa nouvelle iconographie. C’est ainsi qu’il inscrit au dos de la toile du début des années 1930, Deux figures masculines, du Musée national russe :
“L’ingénieur, pour exprimer ses desseins, utilise tel ou tel matériau ; l’artiste, pour l’expression des sensations de couleurs, prend telle ou telle forme de la nature. K. Malévitch 1913 [sic !] Kountsévo.”
Ses lettres du début des années 1930 montrent son désarroi. La mort est de plus en plus présente dans sa vie psychique et sa création (l’homme crucifié, les cercueils, la prison, les croix, etc.). L’exemple de Maïakovski, qui s’était suicidé en avril 1930, le hante et il évoque la phrase de la lettre d’adieu du poète :
« La barque de l’amour s’est fracassée sur le quotidien. »
Malévitch ne cesse pas de peindre, il propose de nouveaux développements, en réaffirmant l’essentiel du suprématisme sur «le déploiement de la couleur et son dépérissement de par la dépendance des tensions dynamiques » [Lettre de K.M. Malévitch à L.M. Antokolski du 15 juin 1931]. Ce climat de déréliction tragique de l’homme «jeté dans le monde » se manifeste dans ce chef-d’œuvre absolu de 1932 qu’est Pressentiment complexe.
Le thème de la maison rouge sans fenêtres apparaît. C’est la prison dans laquelle est désormais enfermé l’homme dans la société totalitaire.
Le thème de la maison sans fenêtres était apparu, avant l’emprisonnement en 1928-1930. Il semble qu’il s’agisse alors d’une réduction primitiviste minimaliste de la philosophie architecturale du peintres, de son “architectonie” aux formes si complexes. Comme le personnage du Torse féminin N° 1 qu’il côtoie,
cette maison est encore une énigme de ce que sera l’habitation de l’être humain dans l’avenir.
Toutes les maisons, dessinées ou peintes à la fin des années 1920 sont de cette même couleur blanche qui est celle des khatas ukrainiennes.
Pour comprendre l’iconographie primitiviste de la « maison » dans la second phase du suprématisme après 1927 il faut essayer d’élucider la question du « retour à l’image » opéré par le fondateur de l’abstraction la plus radicale du XXème siècle, la bespredmietnost’, le sans-objet. Et pour cela le peintre nous a donné une clef pour sa compréhension, c’est un passage de première importance de la lettre de Malévitch à Vsévolod Meyerhold du 8 avril 1933. Dans cette lettre, l’artiste ukrainien prend acte du fait qu’« à l’époque de la construction socialiste », « l’Art doit revenir dans les terrains arriérés et devenir imagé » et que « la peinture est sortie de sa voie sans-objet ». Malévitch va alors suprématiser cette nouvelle donnée d’une « image, promue par la révolution prolétarienne » et porter tout son Kunstwollen à donner à cette nouvelle image « une forme, c’est-à-dire l’élever sur le plan d’un phénomène artistique et les nouveaux arts, enrichis de nouvelles gammes picturales, d’une forme, d’une composition nouvelles, doivent former cette image sur un plan artistique, c’est-à-dire ériger tout objet thématique en tableau et le tableau, c’est la surface plane du développement bimensionnel frontal du contenu devant le spectateur. Ainsi la Peinture, après son retour sur la voie de l’image et du tableau doit parvenir au cadre dans lequel il construit aussi son tableau ».
Dans l’ultime phase suprématiste entre 1930 et 1933, l’artiste souligne constamment qu’il n’a pas renié le suprématisme. Lors de la phase du sans-objet (1915-1920), le contenu du tableau n’avait pas de limites spatiales et était dans l’infini de l’Univers :
« Je n’ai qu’une seule icône toute nue et sans cadre »,
écrit le peintre ukrainien à Alexandre Benois en mai 1916. Après 1927, il fait descendre sa nouvelle image suprématiste de l’espace infini du monde sur la Terre. Ciel et terre sont désormais unis sur une surface délimitée.
Un des derniers tableaux de Malévitch, Homme qui court du MNAM, exécuté autour de 1933, comporte une iconographie particulièrement énigmatique.
En fait, il s’agit d’un paysan qui fuit visiblement de la maison blanche et tend la main devant une croix rouge à l’extrémité noire. Or la maison blanche, la khata ukrainienne, est séparée de la maison rouge par une croix blanche transformée par son manche en épée à l’extrémité rouge On note la gamme typiquement suprématiste du blanc, du rouge et du noir, mais ici cette gamme colorée a une tonalité symbolique particulièrement
inquiétante et angoissante. C’est, à ma connaissance, la seule fois que la khata blanche apparaît dans l’iconographie malévitchienne après 1930. Elle apparaît pour être opposée à la maison rouge par un épée ensanglantée : la couleur rouge, n’est plus celle de la beauté du monde paysan russien comme dans le premier suprématisme, elle est désormais celle de l’enfermement, de la souffrance, de la Passion, ce qui se répercute sur la grande croix rouge devant le bras noir suppliant de l’homme courant vers son destin…
Le tableau N°3 Maison rouge frappe par la brutalité des coups de pinceau, tel un puissant geste de graffiti, le primitivisme étant le trait distinctif dominant de cette œuvre qui paraît être de toute évidence une esquisse préparatoire pour le tableau Maison rouge 1932 du Musée national russe à Saint-Pétersbourg.