Malévitch (suite) : CHAPITRE V Le cézannisme géométrique futuriste
[CHAPITRE V]
Le cézannisme géométrique futuriste
En 1912, le thème paysan s’incarne chez Malévitch dans un nouveau style. Au schématisme et au laconisme naïf du néoprimitivisme, le peintre combine les principes du cézannisme géométrique (traitement stéréométrique des formes, construction non illusionniste de l’espace) et la métallisation futuriste des couleurs. La Récolte de seigle, le Bûcheron, le Matin au village après la tempête de neige , la Femme au seau (MoMA) répondent à une mise en pratique du fameux précepte de Cézanne dans sa lettre à Émile Bernard du 15 avril 1904 :
« Traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective. […] La nature, pour nous, hommes, est plus en profondeur qu’en surface. »
On sait la fortune que cette déclaration de Cézanne a eue parmi les peintres que l’on appellera cubistes. On peut dire que l’interprétation qu’en donne Malévitch est tout à fait originale par rapport à celle des peintres parisiens, qu’il s’agisse des œuvres de Picasso et de Braque entre 1907 et 1909, ou encore des Nus dans la forêt (1910) de Léger, que certains critiques ont pu rapprocher des tableaux de Malévitch. Ce que Louis Vauxcelles appela en 1911 le « tubisme » de Léger montre seulement une convergence avec les éléments iconographiques intervenant dans l’architecture des tableaux de Malévitch en 1912. Sans aucun doute, il est possible d’établir un rapport entre Malévitch et Léger à cette époque.
Mais à mon avis, s’il y a des concordances évidentes dans la mise en géométrisation de la nature que tous les grands peintres européens ont pratiquée après 1907, c’est que chacun d’eux a réfléchi de façon personnelle au legs picturologique et conceptuel de Cézanne. Chaque peintre a traduit selon son prisme artistique cette «impulsion vers une nouvelle facture de la surface picturale en tant que telle » qu’a donnée Cézanne.
« Dans le paysage cézannien nous trouvons très peu d’éléments illusionnistes ; il en résulte que le moindre paysage cézannien nous transporte dans l’émotion de la réalité. Il nous arrête ainsi dans un seul être et ne transporte pas mon moi dans un autre temps, il l’oblige à vivre la réalité du tableau d’un seul et même temps. »
’[K. Malévitch, « Analyse du nouvel art représentateur [= plastique] (Paul Cézanne) », in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 431-432.]
. Dans La Récolte de seigle et le Bûcheron, les contours des personnages et les motifs paysagistes restent entièrement lisibles. La perspective n’est pas encore totalement abandonnée mais elle perd son statut illusionniste. Un contraste vigoureux est créé entre la rigidité hiératique et statique des gestes, figés à un instant du mouvement, et les glissements, les déplacements dynamiques des volumes géométriques assemblés comme les rouages mécaniques d’une machine. Il s’agit d’œuvres, disons conventionnellement, « précubistes ». Il est remarquable que l’influence directe du cubisme analytique de type parisien ne se manifeste dans toute son ampleur qu’à partir de 1913-1914 en Russie et chez Malévitch en particulier. Avant cette date, on note chez l’auteur de La Récolte de seigle et du Bûcheron une radicalisation du cézannisme géométrique avec un apport conceptuel du futurisme italien. Cet apport se traduit par la construction du tableau comme combinaison, agencement de pièces couvertes d’une peinture métallisée. C’est à partir de cette conjugaison du géométrisme postcézannien et de l’esprit mécaniciste industriel du futurisme que Malévitch a pu forger le terme de « cubo-futurisme ».
Dans cette « machinisation » de l’espace pictural, proche de Léger, il y a des germes du futur constructiviste du début des années 1920. Mais ici aussi Malévitch est parti d’une structure de base qui était la structure iconographique et formelle de l’imagerie populaire, du loubok. Il a d’emblée créé un nouveau tableau primitiviste, ce qu’il a lui-même nommé un « nouveau style russe ». Pour cela, il a fait – répétons-le – le chemin inverse des peintres français : il a incorporé les découvertes formelles du postcézannisme à une structure de base primitiviste russe. L’iconographie du « bûcheron », même si elle coïncide en quelque lieu avec celle du Léger des Nus dans la forêt (appelés, d’ailleurs, par Malévitch lui-même, à la suite d’Apollinaire, Les Bûcherons)[Guillaume Apollinaire, « Fernand Léger » [1913], in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, t. II, p. 41.], nous renvoie au bois. La matière ligneuse et compacte des arbres est l’essence même de la culture paysanne russe. Les palais, les izbas, la sculpture ornementale, religieuse, populaire, les icônes, les églises étaient à une époque presque uniquement en bois. Sur le Bûcheron, on voit des rondins comme préparés pour la construction d’une izba. Nous verrons ce thème s’enrichir encore dans le Portrait perfectionné d’Ivan V assiliévitch Kliounkov. Il est donc remarquable que Malévitch concilie sur ces images tubulaires ou cylindriques (La Récolte de seigle) la « culture métallique urbaine » et la « culture provinciale paysanne ».
« En prenant en considération que le futurisme n’est pas un art de province, un art de paysan qui a peuplé la province, mais un art d’ouvrier, de citadin, lequel présente une culture totalement opposée au paysan, d’autres conditions que dans la paysannerie sont créées pour l’art. Les futuristes aussi bien que les ouvriers sont occupés à un seul et même travail – l’édification des objets en mouvement, ou bien des formules en mouvement, des mesureurs de force, sous la forme picturale et sous la forme de la machine. […] La province proteste contre les phénomènes inhabituels, même quand il s’agit des instruments agricoles, car ils sont des destructeurs de la civilisation de l’araire individuel, elle défend l’araire et l’oppose à la charrue électrique.
De là on peut déduire que tôt ou tard la culture urbaine s’emparera de toute la province et la soumettra à sa technique et à sa lumière, la privera d’une vie normale et créera la norme de la ville. »
[[K. Malévitch, « Vvédiéniyé v téoriyou pribavotchnovo èlémenta v jivopissi » [Introduction à la théorie de l’élément additionnel en peinture] [1923], in K. Malevics, A Targyélkiküli Vilag, Mainz, Florian Kypferberg, p. 37 (fac-similé des épreuves du texte de Malévitch utilisé pour la traduction en allemand dans les Cahiers du Bauhaus [Die gegenstandslose Welt, Munich, 1927) : on voit que le traducteur, Alexander von Riesen, s’est permis des « arrangements » avec l’original (cf. Jean-Claude Marcadé, « Malévitch Kazimir, Le Suprématisme : le Monde sans-objet ou le Repos éternel, présentation et traduction du russe de Gérard Conio, CH-Gollion, InFolio, 2011, 489 pages », Revue des études slaves, 2012, fasc. 4, p. 1180-1184. Une nouvelle traduction allemande, fidèle à l’original, vient d’être faite par Anja Stroßberger sous le titre Die Welt als Ungegenständlichkeit dans le catalogue Kasimir Malewitsch. Die Welt als Ungegenständlichkeit, sous la direction de Britta Tanja Dümpelmann, Bâle, Kunstmuseum Basel, 2014, p. 147-201. Sur la non-justification d’avoir remplacé gegenstandslos par ungegenständlich, voir p. 188.]
On verra comment, à la fin des années 1920, après la purification suprématiste, Malévitch reviendra au thème de la campagne comme lieu menacé de l’authenticité du monde.
Le même contraste entre géométrisme, futurisme et primitivisme domine dans La Récolte de seigle. Les jambes et les pieds des deux paysannes du premier plan empruntent la raideur de leurs contours à la rigidité des bottes paysannes russes en feutre (les valienki, qui ont un aspect cylindrique). Le fait que les valienki sont des chaussures d’hiver alors que nous avons ici une scène d’été montre seulement – une fois de plus – que l’image malévitchienne n’est en aucune façon un tableau de genre, mais une vision synthétique qui va au cœur même de son sujet, dans son être, à ce fondement du monde qu’est le pictural en tant que tel. Si l’on compare avec la Moissonneuse du musée d’Astrakhan (1912) ou avec celles, tardives (fin des années 1920), du MNR, on constate que la courbe est le principe plastique dominant, avec une accentuation de la courbure dorsale (celle qui fait se pencher vers la glèbe), et et l’on voit se manifester une sorte d’opposition-conciliation entre la mise en cylindre (champ de seigle et bottes liées) et ce geste archaïque sacral : toucher la terre de la main est un contact religieux avec la« Terre-Mère-Humide » qu’incarnera, dans l’inconscient collectif russien, la Theotokos, la Mère de Dieu .
[Cf. Alain Besançon, Le Tsarévitch immolé, Paris, Plon, 1967.]