Malévitch (suite) [CHAPITRE XV] Le Quadrangle, 1915
[CHAPITRE XV]
Le Quadrangle, 1915
L’année 1915 est faste pour les arts russes. Après le début de la guerre, Pétrograd, la capitale de l’Empire, a abandonné son appellation, Saint-Pétersbourg, à consonance trop germanique. C’est là que s’ouvre en mars « Tramway V. Première exposition futuriste de tableaux », organisée par le couple Pougny. Tatline y montre six « reliefs picturaux ». Malévitch, lui, expose des œuvres de style primitiviste (Polka argentine), « réaliste transmental» (Portrait du compositeur Matiouchine), «cubiste analytique» (Dame devant une colonne d’affiches), alogiste (deux tableaux portant le titre Aviateur et Un Anglais à Moscou). Cinq numéros du catalogue ont comme intitulé : « Le contenu de ces tableaux n’est pas connu de l’auteur ».
Nous sommes en plein alogisme. Les « vœux de Pâques » de Malévitch dans un journal de Pétrograd en avril 1915 s’expriment ainsi :
“La raison est une chaîne de bagnard pour l’artiste, c’est pourquoi je souhaite à tous les
artistes de perdre la raison “
[Kazimir Malévitch, Écrits, p. 29.]
Evguéni Kovtoune note :
“Avant l’automne 1915, personne, sauf Matiouchine, ne savait ce qui se passait dans l’atelier de l’artiste.”
[E.F. Kovtoune, «Introduction à la publication de quelques lettres de Malévitch à Matiouchine », op. cit., p. 174]
Ce n’est que vers le milieu de 1915, après qu’il eut peint au moins trois dizaines de toiles sans-objet, que Malévitch donna le nom de suprématisme à sa nouvelle peinture.
On prépare alors à Pétrograd une nouvelle exposition futuriste. C’est là que Malévitch va montrer ses nouveaux travaux. Deux autres peintres, Ivan Klioune et Mikhaïl Mienkov, sont les premiers à être en accord avec les idées suprématistes. Mais les autres participants s’opposent à la mention de ce nouveau nom dans le catalogue et sur l’affiche. Des écriteaux écrits à la main seront placés sur les cimaises de l’exposition : « Suprématisme de la peinture » et des feuilles manuscrites fixées aux murs donneront la liste des œuvres.
Le 20 décembre 1915, selon le calendrier julien (qui eut cours en Russie jusqu’à la révolution de 1917) – c’est-à-dire le 2 janvier 1916 selon notre calendrier grégorien –, s’ouvre au public (le vernissage avait eu lieu la veille), dans le Salon d’Art de Mme Dobytchina à Pétrograd (une des premières galeries privées à avoir défendu l’art contemporain), la « Dernière exposition futuriste de tableaux : 0,10 (Zéro-Dix) » ; elle durera un mois, jusqu’au 20 janvier 1916 (c’est-à-dire le 1er février, selon notre calendrier). Malévitch y montre pour la première fois ses œuvres suprématistes, et notamment son fameux Carré noir sur fond blanc (appelé ici simplement Quadrangle). À cette occasion, il publie, avec ses partisans (Ksénia Bogouslavskaya, Ivan Pouni [Jean Pougny], Ivan Klioune et Mikhaïl Mienkov), un tract où il déclare : « Je me suis transfiguré dans le zéro des formes ».
C’est également l’année où paraît à Pétrograd son premier écrit théorique, Du cubisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural, dont une seconde version, totalement remaniée et augmentée, sera publiée l’année suivante à Moscou sous le titre Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural.
Evguéni Kovtoune a, le premier, interprété à partir des documents l’appellation « 0,10 248 » [Ibid..] Dans une lettre à Matiouchine du 29 mai 1915, le fondateur du suprématisme écrit :
“Nous avons le projet de faire paraître une revue et nous commençons à en discuter la forme et le contenu. Étant donné que nous avons l’intention de réduire tout auzéro, nous avons décidé de l’appeler « Zéro ». Nous-même, après cela, irons au-delà du zéro”
[Lettre de Malévitch à Matiouchine, 29 mai 1915, in Malévitch. Colloque international…, p. 181. Kazimir Malévitch, Du cubisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural, in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 43.
Le projet de créer une revue n’a pas été réalisé, même si tous les matériaux avaient été réunis dès 1916 pour un recueil intitulé alors Supremus, qui ne put paraître à cause des événements révolutionnaires de 1917. Voir l’histoire et la reconstitution de ce recueil par A. Chatskikh, Kazimir Malévitch i obchtchestvo Souprémous, op. cit. ; en anglais : Black Square…, op. cit.]
. Le 10 désigne les dix peintres qui, à l’origine, avaient « réduit tout au zéro 250 » [Voir l’excellente et pertinente histoire de l’exposition « 0, 10 » dans Elitza Dulguerova, Usages et utopies. l’exposition dans l’avant-garde russe prérévolutionnaire (1900-1916), Dijon, Les Presses du réel, 2015, p. 371-431]: outre Malévitch, Ksana Bogouslavskaïa, Ivan Klioune, Mikhaïl Mienkov, Véra Pestel, Lioubov Popova, Ivan Pouni [Pougny], Olga Rozanova, Vladimir Tatline, Nadiejda Oudaltsova. En réalité, d’autres artistes se joignirent à eux : Natan Altman, Maria Vassiliéva [Marie Vassilief], Vassili Kamienski, Anna Kirillova. À lire certains noms des participants, on se rend compte que la « réduction au zéro » était comprise de manière très dissemblable. On conçoit qu’un artiste comme Tatline n’ait pas voulu entendre parler de suprématisme, lui qui avait une conception inconsciemment aristotélicienne dumatériau, le matériau ayant une vie intense, une énergie potentielle, et l’artiste ayant pour tâche de favoriser la manifestation de cette énergie celée au creux de la matière [Сf. Jean-Claude Marcadé, «Über die neue Beziehung zum Material bei Tatlin», in Tatlin, Cologne, DuMont, 1993, p. 28-36 et 283-291 (en allemand et en russe)]. Paemi les quarante-neuf tableaux totalement sans-objet que Malévitch présenta à « Zéro-Dix », c’est le Quadrangle qui fit sensation. Alexandre Benois, le chef de file des passéistes du « Monde de l’art » s’écrie :
“Il est incontestable que le carré noir est l’« icône » que messieurs les futuristes posent à la place des madones et des vénus impudiques ; c’est cela la « domination des forces de la nature » à laquelle mènent en toute logique non seulement la création futuriste avec ses hachements et sa cassure des « choses », avec ses expériences malignes sans sensibilité, mais aussi toute notre « nouvelle » culture avec ses moyens de destruction et avec son machinisme, son « américanisme », son règne non plus du mufle qui vient [Allusion au pamphlet du poète, romancier et théoricien symboliste Dmitri Mérejkovski, « Un nouveau pas du mufle qui vient » [1914], in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 605-613], mais du mufle qui est arrivé [c’était ce qu’avait revendiqué Larionov en 1912-1913]. […]
Cela va de soi, on s’ennuie à l’exposition des futuristes parce que toute leur œuvre, toute leur activité n’est que la négation totale du culte du vide, des ténèbres, du « rien », du carré noir dans un cadre blanc. Les uns venaient de s’occuper à casser et à hacher, voici que d’autres en ont fini avec cela (« la dernière exposition »), en ont fini plus généralement avec le monde, en sont venus à je ne sais quelle «autofinalité », autrement dit au nirvana total, au froid total, au zéro total. Comment ne pas ressentir de l’ennui, surtout lorsque est perdu le secret des incantations après lesquelles cette hallucination et cette agitation démoniaque pourraient se dissiper, aller s’installer dans un troupeau de porcs et disparaître dans l’abîme marin.”
[Alexandre Benois, « La dernière exposition futuriste [Journal Rietch, 21 janvier 1916], in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 615]
. Y a-t-il objet plus mythologique dans l’art du XXe siècle que ce fameux Carré noir sur fond blanc, signe fondamental du suprématisme de Kazimir Malévitch ? Cette œuvre qui a tant d’adeptes, qui a suscité tant d’interprétations, n’est jamais sortie d’URSS, n’a été vue depuis des décennies que par une poignée de spécialistes dans les réserves de la GNT à Moscou. Le tableau a perdu ses qualités picturales originelles. Malévitch avait lui- même tenté de nettoyer la toile pour sa rétrospective dans cette même galerie en 1929. N’étant pas parvenu à un résultat satisfaisant, il a peint une troisième toile, aux mêmes dimensions que l’archétype (80 × 80 cm), appelée Carré noir, qui se trouve toujours à la Trétiakov.
Ainsi, le Quadrangle noir de 1915 fit partie des réserves interdites du musée moscovite ; même après la chute de l’URSS, les restaurateurs s’opposaient formellement à tout transport. Une exception a été faite (sans doute ne se renouvellera-t-elle jamais plus) pour la première exposition consacrée entièrement au suprématisme de Malévitch au Solomon R. Guggenheim Museum de New York en 2003 [Cf. Matthew Drutt, Kazimir Malevich. Suprematism, New York, Guggenheim Museum, 2003, p. 118-119].
Jamais une surface picturale n’aura résumé en elle tant de paradoxes. Tout d’abord, ce Carré ne l’est pas, géométriquement parlant. Pas plus que le Carré rouge [montré aussi à « 0,10 » sous le titre Réalisme pictural d’une paysanne en deux dimensions], pas plus que le Carré blanc sur fond blanc de New York. L’appellation Carré noir sur fond blanc n’est pas un titre de Malévitch mais une description qu’il a donnée de l’objet :
“Le carré = la sensation, le champ blanc = le « Rien » hors de cette sensation.”
[Sans doute a joué un rôle dans l’appellation Carré blanc sur fond blanc la traduction d’Alexander von Riesen en 1927 : « Das schwarze Quadrat auf dem weissen Feld war die erste Ausdrucksform der gegenstandslosen Empfindung : das Quadrat = die Empfindung, das weisse Feld = das Nichts ausserhalb dieser Empfindung » [Le carré noir sur un champ blanc a été la première forme qui exprime la sensation sans-objet : le carré = la sensation, le champ blanc = le rien », in Kasimir Malewitsch, Die gegenstandslose Welt, op. cit., p. 74. Le « champ » est une surinterprétation ; quant au « Rien » (das « Nichts »), c’est un faux sens caractérisé, puisqu’en russe on a « non-être » (niébytiyé). Dans la nouvelle traduction allemande, d’Anja Schloßberger, parue dans le catalogue du Fonds Malévitch au Kunstmuseum de Bâle, le sens de « sur fond blanc » est encore plus accentué : « Das Quadrat auf weissem Grund ist selbst die Form, die der Empfindung der Wüste des Nichseins entspringt » [Le carré sur fond blanc est lui-même la forme qui sourd de la sensation du désert du non-être], in Kasimir Malewitsch, Die Welt als Ungegenständlichkeit, op. cit., p. 192 ; alors que Malévitch dit : « Le carré sur blanc (kvadrat na bielom) est la forme qui découle de la sensation du désert du non-être », Malévitch, Œuvres en cinq volumes, t. II, p. 109.
Les différences considérables entre la traduction d’Alexander von Riesen et le texte original russe, choisi comme étant celui sur lequel celui-ci aurait travaillé, laisseraient plutôt penser qu’il a utilisé un autre manuscrit, à moins de considérer que la traduction allemande de 1927 est un arrangement très cavalier de l’original, même s’il respecte l’esprit de la pensée malévitchienne. Il n’est pas improbable que Malévitch ait pu lui fournir une autre variante. On le sait, c’est une spécificité de l’écriture du peintre ukraino-russe de créer des variantes, souvent très éloignées l’une de l’autre, sous un même titre et sur une même thématique. L’exemple patent est celui des deux premiers traités de 1915-1916.
Sur les traductions allemandes de Malévitch en 1927 et 1962, je renvoie à ma recension : Jean- Claude Marcadé, « Malévitch Kazimir, Le Suprématisme : le Monde sans-objet ou le Repos éternel, prés. et trad. du russe de Gérard Conio, CHGollion, InFolio, 2011 » et aussi Ааge A. Hansen-Löve, « Von “Malewitsch” zu “Malevič” », in Kazimir Malevič, op. Gott ist nicht gestürzt ! Schriften zu Kunst, Kirche, Fabrik, cit., p. 23-31. À propos de la nouvelle traduction allemande d’Anja Schloßberger, citée plus haut, elle doit être saluée comme étant plus fidèle à l’original russe de Malévitch. Il est dommage, cependant, que le russe « bespredmietnost’ » soit rendu (comme précédemment par Aage A. Hansen-Löve) par « Ungegenständlichkeit », qui est une variante allemande de l’anglais « non-objective », alors qu’aujourd’hui les meilleurs spécialistes anglophones ont adopté « objectless », et qu’en français le syntagme « sans-objet » se généralise (voir ma nouvelle traduction en français : Kazimir Malévitch, Écrits, Paris, Allia, 2015). Pour le coup, le « gegenstandslos » de Riesen est plus proche du russe malévitchien. J’avais déjà dénoncé la confusion entre une traduction « herméneutique » (avec connotation schellingienne) et une traduction « littérale » dans Jean-Claude Marcadé, « À propos de la non- figuration », in Kazimir Malévitch, Écrits II. Le Miroir suprématiste, Lausanne, L’Âge d’homme, 1993, p. 35-38), soulignant que je ne critiquais pas le mot « inobjectif » adopté par Emmanuel Martineau, mais que cela appartenait au décryptage philosophique de la pensée de Malévitch et non à la traduction du mot « bespredmietnyi » (« sans-objet », « objectless », « gegenstandslos »).]
Le blanc agit en fait comme un cadre d’où apparaît, émerge, le nouveau tableau sous forme d’un quadrilatère monochrome noir. Le « cadre » n’est plus extérieur au tableau, son parergon . [Sur le parergon, voir Jacques Derrida, La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, en particulier p. 44-94. À propos du cadre en tant que parergon du tableau de type européen, voir le commentaire détaillé d’un extrait du § 14 de La Critique de la faculté de juger de Kant], il en fait intrinsèquement partie. Dans son compte rendu de l’exposition « 0,10 », Alexandre Benois voit bien « un carré noir dans un cadre blanc 257 » [Alexandre Benois, « La dernière exposition futuriste » [9-21 janvier 1916], in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 615. C’est pourquoi le « carré noir » a pu être compris comme un monochrome, cf. Jean-Claude Marcadé, « De Malévitch à Rodtchenko : les premiers monochromes du XXe siècle (1915-1921) », in La Couleur seule, cat. exp., Lyon, Musée Saint- Pierre Art contemporain, 1988, p. 63 sqq.]. Là encore on décèle le côté iconique du Carré noir, car l’icône ecclésiale n’a pas de cadre, celui-ci étant peint autour de l’image, à l’intérieur de la planche. Bien entendu, lorsque Malévitch parle d’«icône », il veut dire non pas qu’il s’agit d’une œuvre «orthodoxe», mais que le tableau suprématiste fait apparaître l’au-delà du monde sensible, comme l’icône orthodoxe, mais avec les moyens et la visée de la peinture. Cet au-delà du monde sensible, son prototype, c’est le « monde sans-objet ou le repos éternel 258 » [ Cf. Kazimir Malévitch, Le Suprématisme. Le monde sans-objet ou le repos éternel, op. cit.]
À la suite de la formulation « le carré sur le blanc », Malévitch explicite sa pensée dans des passages non traduits en allemand en 1927 :
“Le carré dans son encadrement blanc était déjà la première forme de la sensation sans-objet. Les bords blancs, ce ne sont pas des bords qui encadrent le carré noir, mais ils sont seulement la sensation du désert, la sensation du non-être, dans lequel l’aspect de la forme carrée apparaît comme le premier élément sans-objet de la sensation .”
[ Malévitch, Œuvres en cinq volumes, t. II, p. 109 ; cf. ce passage dans Kasimir Malewitsch, Die Welt als Ungegenständlichkeit, op. cit., p. 192]
On l e voit, le blanc est à la fois encadrement et espace de la sensation du non-être.
Si, en 1915, Malévitch a baptisé son œuvre Quadrangle, c’est qu’il ne s’agit pas d’un carré géométrique. C’est qu’à l’évidence le problème du suprématisme n’est pas un problème de géométrie, c’est le problème du pictural en tant que tel, et le pictural, c’est la surface plane colorée, la planéité absolue ; la dimension de cette planéité est la cinquième dimension, ou économie. Étienne Gilson a écrit, avec sa pertinence habituelle :
“Un dessin géométrique ; afin d’entrer dans un tableau, même s’il s’y introduit tel quel, ce dessin doit cesser d’être de la géométrie pour devenir de la peinture.”
[Étienne Gilson, Peinture et Réalité, Paris, Vrin, 1972, p. 61]
En fait, Malévitch affirmait avant tout la « quadrangularité » comme telle, l’opposant à la triangularité qui, au cours des siècles, a toujours représenté le divin :
“La modernité peut difficilement tenir dans le triangle antique, car sa vie à présent est rectangulaire .”
[ K. Malévitch, « De l’élément additionnel en peinture » [1923], in Écrits IV. La lumière et la couleur, op. cit., p. 140]
Sur le dessin du Quadrangle noir exécuté pour l’édition de Die gegenstandslose Welt (1927), Malévitch a écrit :
“Premier élément suprématiste d’aspect quadrangulaire, n’ayant pas de quadrangularité géométrique exacte. Apparition en 1913. Il est l’élément de base, du développement duquel se sont produits deux nouveaux éléments, voir le cercle et l’élément cruciforme.K.M.”
[Das grundliegende suprematistische Element. Das Kvadrat (1927, Kunstmuseum Basel), in Kasimir Malewitsch, Die Welt als Ungegenständlichkeit, op. cit., p.107. Les dessins de Malévitch pour l’édition de Die gegenstandslose Welt en 1927 sont reproduits p. 84-137].
Il y a tout un cheminement tâtonnant pour arriver à la surface nue du monochrome noir carré de 1915, mais il n’y a pas de transition entre l’alogisme de 1913-1914 et le suprématisme de 1915, pas de logique évolutive. Si l’on suit la progression des quadrilatères noirs dans les œuvres de 1913-1914, on remarque que les tableaux sont saturés de formes, sans laisser aucune possibilité de « passage » vers le minimalisme du noir. Gestuellement et conceptuellement, un des éléments qui ont permis ce saut dans le sans-objet total c’est l’analogon de l’éclipse. Le monochrome carré noir, c’est l’éclipse totale du monde des objets.
La doxographie suprématiste dit qu’au moment où apparut sous son pinceau le quadrangle noir, Malévitch « ne savait pas et ne comprenait pas ce que contenait le carré noir. Il le considérait comme un événement si important dans sa création que, pendant toute une semaine, il ne put ni boire, ni manger, ni dormir »[Anna Leporskaja, « Anfang und Ende der figurativen Malerei – und der Suprematismus »/ « The Beginning and the Ends of Figurative Painting – Suprematism », in Kazimir Malewitsch. Zum 100. Geburtstag, Cologne, Galerie Gmurzynska, 1978, p. 65]. L’enjeu était certes incalculable.
L’image de l’homme et l’image du monde, qui s’étaient interpénétrées à partir du « réalisme transmental », se sont définitivement réunies dans le Quadrangle noir, visage sans visage absolu, face impénétrable. On pense à Denys l’Aréopagite et à sa négation de toute figuration de l’Être.
Dans le Quadrangle noir, l’image du monde a englouti l’image de l’homme, poussant ainsi à l’extrême la visée des cubistes qui, selon Apollinaire, était « l’expression de l’Univers » à travers la fameuse « quatrième dimension », laquelle « figure l’immensité de l’espace s’éternisant dans toutes les directions à un moment déterminé”, « est l’espace même, la dimension de l’infini » » [Guillaume Apollinaire, Méditations esthétiques, 1913 (chap. III)].
On n’a souvent vu dans le Quadrangle noir de 1915 que le stade iconoclaste, « nihiliste », alors que, de toute évidence, ce stade est mis sans cesse en balance avec l’iconicité qu’il manifeste. Emmanuel Martineau écrit :
“La fureur iconoclaste de Malévitch […] ne s’exerce que sur l’imago, et laisse intact […] le champ de l’icône comme similitude rigoureusement non imitative.”
[Emmanuel Martineau, « Sur Le Poussah », in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 656.].
Le Quadrangle trônait à l’angle de deux murs, en hauteur, telle l’icône du « beau coin» des maisons orthodoxes, source et génération de ce «suprématisme de la peinture » dont étaient couvertes les deux cimaises. En mai 1916, Malévitch répond à l’article d’Alexandre Benois :
“Je n’ai qu’une seule icône toute nue et sans cadre (comme ma poche), l’icône de mon temps. Mais le bonheur de ne pas vous ressembler me donne des forces pour aller de plus en plus loin dans le vide des déserts, car ce n’est qu’à cet endroit qu’est la transfiguration.”
[ Lettre de Malévitch à Alexandre Benois, mai 1916, in K. Malévitch, Écrits II. Le miroir suprématiste, op. cit., p. 46]
. Et le finale de cette lettre :
“Sur mon carré, vous ne verrez jamais le sourire d’une mignonne Psyché ! Et il ne sera jamais le matelas de l’amour !”
[Ibid., p. 48]
Un autre analogon vient ici donner gestuellement et conceptuellement son impulsion à la texture picturale monochrome noire, le désert :
“Plus d’images, plus de représentations et, à la place, s’est ouvert le désert dans lequel se sont égarés la conscience, le subconscient et la représentation de l’espace. Ce désert était saturé de vagues de sensations du sans-objet qui transperçaient tout.”
[K. Malévitch, Mir kak bespredmietnost’ [Le monde comme sans-objet], in Malévitch, Œuvres en cinq volumes, t. II, p. 106 ; K. Malewitsch, Die Welt als Ungegenständlichkeit, op. cit., p. 189.]
Sur le chemin historial, très bellement retracé par Jacques Derrida, de Hölderlin à Heidegger en passant par Trakl, sur le chemin de « ce qui s’enflamme, mettant feu, mettant le feu à soi-même 269 » [Jacques Derrida, De l’esprit. Heidegger et la question, Paris, Galilée, p. 133] se trouve Kazimir Malévitch :
“L’excitation [i.e. l’esprit de la sensation du sans-objet] est une flamme cosmique qui vit du sans-objet.”
[K. Malévitch, Dieu n’est pas détrôné. L’art. L’Église. La fabrique [1922], in Kazimir Malévitch, Écrits, § 5}
. À partir du Carré noir, l’art n’est plus une cuisine plus ou moins raffinée de mise en forme des matériaux, mais la manifestation économique du « Rien libéré 271 »[K. Malévitch, Souprématizm. Mir kak bespredmietnost’ ili vietchnyi pokoï [Le suprématisme. Le monde en tant que sans-objet ou le repos éternel], in Malévitch, Œuvres en cinq volumes, t. III, p. 216 ; Kazimir Malévitch, Le Suprématisme, Le monde sans-objet ou le repos éternel (trad. Gérard Conio), op. cit., p. 253] sur la surface plane. L’acte créateur n’est pas mimétique, c’est un acte pur [K. Malévitch, « Sur la poésie », in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 188 ; cf. « Vers l’acte pur » [1920], in ibid., p. 268-273] qui saisit l’excitation universelle du monde, le Rythme, là où disparaissent toutes les représentations figuratives du temps, de l’espace. C’est la sensation du sans-objet qui brûle tous les vestiges de formes dans les deux pôles du suprématisme : le carré noir et le carré blanc ; entre les deux, c’est l’espace du monde qui émerge à travers « le sémaphore de la couleur dans son abîme infini » [K. Malévitch, « Le suprématisme » [1919], in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 193]
Avec le Carré noir, il ne s’agit donc pas seulement de l’élimination de l’objet en art, d’une description du « monde intérieur », d’un code de relations purement plastiques ni d’un jeu combinatoire de formes, mais de mettre en question la « préséance du voir », d’affirmer que la vision empirique et la vision noétique ne sont en réalité que des cécités. C’est précisément ce qui n’apparaît pas, le sans-forme et le sans-couleur infinis, qui est manifesté sur la surface plane. La formule picturale du Carré noir est la cristallisation de toutes les polarités. En changeant ce qu’il faut changer, il y a là quelque chose de la coincidentia oppositorum du Cusain, une perpétuelle oscillation, un jeu de pendule (le poussah !) : vide/plein, non-être/être, absence/présence, infini/fini, abstrait/concret, apparent/inapparent, non-représentation/manifestation, lumière/ténèbres, diffusion/absorption…
“Sur le prisme (suprématiste) il n’y a qu’une petite bande noire, comme une petite fente, par laquelle nous ne voyons que les ténèbres inaccessibles à quelque lumière que ce soit, ni au soleil ni à la lumière du savoir.”
[K. Malévitch, Écrits IV. La lumière et la couleur [1923], op. cit., p. 100Ô
. Il y a une charge violemment antisymboliste dans cet apophatisme phénoménologique (révélation de ce qui est la manifestation de ce qui n’est pas). Geste iconoclaste de biffage, d’effacement, d’éclipse de tout le monde des objets, pour faire apparaître iconosophiquement le sans-objet, la vérité de l’être. Concret matériel du mouvement purement coloré, de la facture-texture nue et crue, et «l’acte, et c’est tout, le geste du tracement en soi des formes »[K. Malévitch, « Sur la poésie », in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 188]. Maintien de la tradition renaissante du tableau :
“Une fenêtre à travers laquelle nous découvrons la vie.”
[K. Malévitch, Suprématisme. 34 dessins [1920], in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 251]
Et :
“Le suprématisme en tant que surface plane n’existe pas, le carré est seulement une des facettes du prisme suprématiste à travers lequel le monde des phénomènes se réfracte autrement qu’à travers le cubisme, le futurisme et la chasse à la lumière ou bien à la couleur, à une forme de construction, est nié totalement par la conscience, jusqu’au refus de révéler figurativement les choses.”
[K. Malévitch, Écrits IV. La lumière et la couleur [1923], op. cit., p. 71–
Si, formellement, cette œuvre s’attaquait « au principe qui fonde la peinture », en s’en tenant « aux composants ultimes qui désignent la spatialisation » et en les faisant « fonctionner seuls» [Dora Vallier, « Malévitch et le modèle linguistique », Critique, mars 1975, p. 284-296] , conceptuellement, elle révélait une nouvelle face, non humaniste et non naturaliste (hylozoïque), elle faisait du pictural son lieu de réalisation.
Si Malévitch refuse la peinture rétinienne, il ne le fait pas comme son contemporain Duchamp, qui vise à remplacer la peinture par des productions issues d’une décision de type conceptuel. En tant que Russo-Ukrainien, Malévitch est l’héritier de la peinture d’icônes.
“Le carré est un enfant [Notons que le mot russe utilisé ici pour « enfant » est mladiénets, qui fait partie du vocabulaire littéraire et est, en particulier, employé pour désigner dans la peinture d’icônes l’Enfant-Christ] royal. C’est le premier pas de la création pure en art”
[K. Malévitch, Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural, in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 66]
. Ayant donné au tableau de chevalet le statut d’icône, il fait apparaître l’aspect « manifestation, énergie, lumière d’essence spirituelle » de celle-ci [ Père Paul Florensky, L’Iconostase [1916], in La Perspective inversée suivie de l’Iconostase (trad. et annotations par Françoise Lhoest), Lausanne, L’Âge d’homme, 1992, p. 145]. De même, Nikolaï Taraboukine note que dans les chefs-d’œuvre de la peinture d’icônes, «le coloris souligne le détachement qui s’opère dans la conception iconique, en l’éloignant et non en le rapprochant de la nature 282 » [N. Taraboukine, Filosofiya ikony [La philosophie de l’icône] [1916], Moscou, 1999, p. 129. Dans les chefs-d’œuvre de l’École de Novgorod (XIV -XV siècles), Taraboukine constate que la couleur y est « saturée, extraordinairement sonore et énergique »]. Toute la poétique coloriste malévitchienne s’élabore à partir de la sensation :
Il faut parler de la correspondance de la couleur à la sensation plutôt qu’à la forme.”
[Kazimir Malévitch, Essai pour déterminer l’interdépendance de la couleur et de la forme en peinture [Kharkiv, 1930], in Kazimir Malévitch, Écrits, p. 575]
On peut ainsi interpréter le noir du carré, du cercle et de la croix comme celui des ténèbres inexpugnables de la mystique apophatique.
En 1920, Malévitch écrit que, « occupé à pénétrer le mystère de l’espace noir du carré », cet espace noir « est devenu la forme de la nouvelle face du monde suprématiste, de son habit et de son esprit » :
“Je vois en lui ce que naguère les hommes voyaient dans le visage de Dieu, et toute la nature a imprégné son image dans son apparence, pareillement à celle de l’homme ; et si quelqu’un, venu de l’Antiquité chenue, avait pénétré le visage mystérieux du carré noir, peut-être aurait-il aperçu ce que je vois en lui.”
[Lettre de K. Malewicz à Pawel Ettinger du 3 avril 1920 (en polonais), traduit en russe in Malévitch sur lui-même, t. I, p. 125]
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