Musique et peinture en Russie dans les années 1910 : la naissance de l’abstraction (2003)
Musique et peinture en Russie dans les années 1910 : la naissance de l’abstraction
(conférence à
Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza, 2 avril 2003)
En Russie, comme en Europe, il y eut une mise en question de l’objet à représenter sur la surface du tableau : Turner, et après lui l’Impressionnisme, noient l’objet dans la lumière-couleur; vient ensuite le cézannisme qui déconstruit l’objet pour le reconstruire selon les lois du pictural, puis le pointillisme et son entreprise de division de la couleur, auquel succède la violente mise en mouvement des lignes et des couleurs chez Van Gogh, pour aboutir au fauvisme-expressionnisme, au cubisme, au futurisme. Dans tous ces courants, l’objet réel se réduit progressivement, sans pour autant disparaître totalement. Mais à force de réduire la lisibilité de l’objet, certains peintres en sont arrivés inconsciemment à faire sortir de leurs pinceaux des œuvres apparemment sans sujet lisible. C’est le cas de certaines aquarelles de Gustave Moreau.
En Russie, c’est le Lituanien Čiurlionis, peintre symboliste d’une très grande intensité, dans lequel on a voulu voir le premier abstrait “russe”, qui se réfère explicitement à la musique. Le fait que Čiurlionis soit aussi compositeur – il est le premier grand compositeur classique de la Lituanie – n’est pas sans importance. C’est en effet le modèle musical qui sera la référence de la première abstraction russe, particulièrement chez Kandinsky et chez Larionov.
En 1899, Gauguin parlait, depuis Tahiti, du rôle musical que la couleur devait jouer dans l’art moderne, cette couleur qui vibre pareillement à la musique. Et Matisse, dans ses Notes d’un peintre, parues en 1908 dans la revue symboliste de Moscou Zolotoe runo[La Toison d’or], ne déclarait-il pas que les harmonies colorées étaient semblables à celles d’une composition musicale? Cela nous permet de comprendre pourquoi ce même Matisse a pu affirmer que “tout art est abstrait en soi”, alors qu’il n’a jamais adopté l’abstraction comme nouvelle forme d’art.
Čiurlionis, dans la mesure où “il rendit sensible la musique des sphères, les formes des cieux infinis et du lointain illimité de la mer, le magma du globe baigné dans la lumière transparente des astres” (Valentine Marcadé), ne pouvait pas ne pas exprimer de manière de plus en plus immatérielle des paysages au-delà du monde sensible. Iconographiquement, il est sans aucun doute allé, sinon jusqu’à l’Abstraction, du moins jusqu’à une certaine non-figuration. Monet, quant à lui, dans ses paysages londoniens par exemple, a mené plus loin l’envahissement de la toile par les seules unités colorées.
Dans le sillage de Čiurlionis, entre symbolisme et non-figuration, on trouve aussi Nikolaï Koulbine. Nikolaï Koulbine, appelé “le grand-père du futurisme russe”, était médecin-général, peintre et théoricien de l’art. On sait qu’il a demandé à Kandinsky de participer au Congrès des Artistes de toute la Russie fin décembre 1911 (selon notre calendrier grégorien – au tout début janvier 1912) à Saint-Pétersbourg et que Kandinsky a établi, à l’automne 1910 à Moscou, la version russe de son texte O duxovnom v iskusstve [Du Spirituel en art], écrit en allemand, avec l’aide de Gabriele Münter, pendant l’été 1909 à Murnau. Kandinsky possédait dans sa bibliothèque les ouvrages édités par Koulbine. En particulier, l’almanach Studija impresionistov [Le Studio des impressionnistes], paru à Saint-Pétersbourg en 1910. Les propres œuvres de Koulbine dans cet almanach, qui illustrent un monodrame du dramaturge et metteur en scène Evreïnov, sont à la limite de la figuration : le sujet est totalement noyé dans un système de taches rondes bleutées et roses, et de spirales. La réalité sensible tend à se diluer dans des rythmes colorés purement formels. D’autre part, dans Le Studio des impressionnistes, Koulbine rend compte de ses recherches dans son article sur “La musique libre” où il insiste sur la parenté des moyens musicaux et picturaux : “Aux combinaisons étroites des sons correspondent en peinture les combinaisons étroites de couleurs voisines dans le spectre. Par des combinaisons étroites, on peut obtenir aussi des tableaux musicaux, faits de taches de couleurs séparées qui se fondent en une harmonie fugitive, semblablement à la nouvelle peinture impressionniste.”
Ainsi, la combinaison de l’impressionnisme, du symbolisme et du “modèle musical” jouera un rôle déterminant dans la libération finale de toute référence à l’objet sensible dès le début des années 1900. De façon décisive, le symbolisme pictural russe est donc une étape capitale dans la marche vers l’Abstraction, en suivant une voie analogue à la voie musicale. Les ancêtres immédiats du symbolisme pictural russe, Vroubel et Borissov-Moussatov, se réfèrent implicitement au mouvement musical.
Borissov-Moussatov écrit à Alexandre Benois, peu de temps avant sa mort à l’automne de 1905 :
“La mélodie ininterrompue qu’a découverte en musique Wagner, existe aussi en peinture; cette mélodie, elle est dans la mélancolie des paysages nordiques de Grieg, dans les chants des troubadours du Moyen Age, dans le romantisme si typiquement russe de l’univers de Tourguéniev. Dans les fresques, ce leitmotiv est ininterrompu, uniforme, sans lignes anguleuses.”
A partir de la création de Vroubel et de Borissov-Moussatov, se développa tout un groupe de “peintres de la rêverie” qui exposèrent en 1904 dans la ville de Samara, sur la Volga, d’où était originaire précisément Borissov-Moussatov. Cette première exposition porta la nom très symboliste de “Alaja roza“[La rose écarlate]. Puis, en mars 1907, cette fois-ci à Moscou, ce fut la célèbre exposition appelée “Golubaja roza “[La rose bleue], qui fut l’exposition par excellence du symbolisme pictural russe, avec à sa tête Pavel Kouznetsov. Ce style symboliste russe, très original par rapport à l’art européen, est fait de vaporeux mélodique, d’un sfumato, issus de l’impressionnisme. Un chroniqueur de l’époque écrit, à propos des œuvres symbolistes russes de ce type :
“Tout est enveloppé de l’on ne sait quelles toiles d’araignées et de gaz, par quoi les artistes s’efforcent de parler par chuchotements et allusions.”
Pavel Kouznetsov noie, dans cette période entre 1907 et 1910, les objets et les êtres dans des brumes picturales d’où ils transparaissent comme en filigrane. La dématérialisation du monde sensible qu’avait inaugurée l’Impressionnisme et le Post-Impressionnisme est menée ici à son maximum d’intensité chez le Pavel Kouznetsov de À la fontaine , il y a du Turner, du Monet des vues de Londres ou des Cathédrales de Rouen, mais aussi quelque chose d’Eugène Carrière, le tout transfiguré dans l’atmosphère fugitive d’une lumière crépusculaire. C’est par une facture “musicale” que les artistes du Symbolisme pictural russe de la “Rose bleue” parviennent à l’indéfinissable, l’ineffable, l’indicible, comme cela apparaît dans les œuvres de Vassili Milioti qui sont toutes vibrantes d’ondulations diaprées. Chez son frère Nikolaï Milioti, le sujet est à peine lisible dans son système d’ondes colorées.
L’année 1910 fut une année particulièrement cruciale dans la vie des arts russes. Les questions de synesthésie, de “correspondances”, de Gesamtkunstwerk (c’est-à-dire d’œuvre d’art conjuguant en elle plusieurs arts), qui agitaient le monde artistique européen depuis la fin du XIXe siècle, furent l’objet de réflexions et de réalisations en Russie autour de 1910. Et plus précisément, – les rapports de la musique et de la peinture, des sons et des couleurs. L’une des faces de l’être (das Sein) est le rythme. On peut dire que le rythme est l’être de tous les étants ( das Seiende) tracés, il est le pré-tracement de l’expression des arts plastiques, de la poésie et de la musique, aussi bien que du mouvement de notre corps (ce qui s’exprime abstraitement dans le ballet). Il est à l’origine du sens. L’union, dans un certain site de l’être, de tous les arts a été exprimée de façon aiguë à la charnière des XIXe et XXe siècles par le Symbolisme, qui rêvera à la fusion ou à la coexistence de toutes les formes artistiques dans une seule œuvre.
Dans le mouvement général du Symbolisme, c’est le livre de Nietzsche Die Geburt der Tragödie aus dem Geist der Musik [ La naissance de la tragédie de l’esprit de la musique] (1871) qui marqua le plus des écrivains comme Andréï Biély et des peintres comme Kandinsky. En particulier, l’idée que “l’esprit de la musique” est l’expression du “symbolisme universel”. Cela était le développement de la pensée de Schopenhauer pour qui la musique est une métaphysique sensible, “la chose en soi”, “l’être métaphysique de toute la réalité du monde.”
Andreï Biély écrit dès 1902 :
“Toute forme d’art a comme point de départ la réalité et comme point final – la musique en tant que pur mouvement.”
Le Conservatoire de Moscou connut un grand renouveau musical à la fin du XIXe et au début du XXe siècles. Les dernières recherches musicales étaient âprement discutées. Un des élèves les plus prestigieux de ce Conservatoire de Moscou, Skriabine, fut tout particulièrement préoccupé par les rapports de la couleur et de la musique, comme en témoigne son poème symphonique Prométhée, poème du feu (1909–1910) où le compositeur imagina un clavier réglant des jeux de lumière accordés à l’instrumentation. L’Action préparatoire[Predvaritel’noe dejstvie] correspondait au rêve secret de Skriabine “de créer un mystère universel contenant la somme de tous les aspects de l’art”. C’est dans cette intention qu’il inventa ce clavier.
Cette même inspiration se retrouve dans le catalogue du Second Salon, organisé par le sculpteur Izdebski, avec l’étroite collaboration de Kandinsky, à Odessa en 1910. Izdebsky déclare dans son article sur “la ville de l’avenir” :
“Toute la vie retourne au principe musical; toutes nos nostalgies, nos croyances et quêtes sont celles de la musique de la vie.”
L’article de Schönberg “Les parallèles dans les octaves et les quintes”, dont un extrait est traduit en russe par Kandinsky, fait l’objet de commentaires de ce dernier où il est souligné que les mêmes problèmes posés et résolus en musique par Schönberg se posent et se résolvent de la même façon en peinture. Dans ce catalogue, on trouve également des aphorismes de Nikolaï Koulbine qui expriment la volonté de donner à la peinture une nouvelle notation libre. De même, est publié en russe l’article du Français Henri Rovel sur “L’harmonie en peinture et en musique”. Henri Rovel y passe en revue les théories de Young, de Helmholtz, de Rood sur les rapports entre les ondes musicales et les ondes colorées. Il conclut son essai de la façon suivante :
“Pour percevoir les couleurs et les sons nous possédons deux organes: l’œil et l’oreille. Le premier est excité par les ondes courtes, le second par des ondes longues. Il conviendrait donc d’éviter toute action simultanée sur eux. Mais étant donné la capacité autonome qu’a notre organisme de vibrer constamment, le système nerveux qu’il commande développe parfois une énergie sensitive si intense que, dans ces moments, les actions des seules oscillations sonores, par exemple, suffisent à donner une sensation unie des sons et des couleurs. J’ajouterai que sous l’influence d’une excitation parfaitement forte, certains sujets sont même capables de ressentir des couleurs là où elles sont totalement absentes – ils distinguent ‘clairement’ des rayons rouges alors que rien d’autre qu’une lumière diffuse incolore ne se trouve devant leur rétine. Cette aberration se produit, bien entendu, parce que l’être tout entier de ces sujets s’embrase d’excitation, les oscillations de leurs organes perceptifs atteignent leur tension maximale et, enfin, leur œil commence à percevoir la première couleur spectrale, le rouge, c’est-à-dire celle qui est constituée par les ondes les plus longues.
Les phénomènes de la vue et de l’ouïe ont comme point de départ les oscillations de l’air. La parenté des accords parfaits en musique et en peinture ont comme point de départ les oscillations de l’air. La parenté des accords parfaits en musique et en peinture sont la preuve que l’une et l’autre sont soumises aux lois de l’harmonie.”
Ce texte, qui fut lu sans aucun doute par les artistes de l’avant-garde russe, est une des sources qui permettent de mieux comprendre les orientations de la peinture russe à partir de 1910. Non seulement on y trouve les germes de la pratique et de la théorie du rayonnisme de Larionov, de la “vision élargie” de Matiouchine, mais aussi la place donnée à l’excitation ne sera pas oubliée par Malévitch qui érigera dans son texte philosophique de 1922, Dieu n’est pas détrôné, l’excitation en principe ontologique.
Si la révolution picturale a bien été à l’origine de la révolution littéraire du XXe siècle, il ne faut jamais perdre de vue que les spécificités de l’art musical sont un des moteurs de la prise de conscience par les artistes de l’autonomie des éléments picturaux ou verbaux. On ne saurait oublier que Boris Pasternak a commencé à être musicien avant d’être poète. L’influence de la musique sur la naissance de la poésie abstraite de Khlebnikov et de Kroutchonykh, par l’intermédiaire de Matiouchine, a été un catalyseur aussi important que l’influence de la “forme déplacée” (le sdvig) cubiste.
Le grand précurseur des innovations picturo-poétiques et de la réflexion sur l’origine rythmique de l’art est sans conteste Stéphane Mallarmé dont le poème Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (1897) transcrit les procédés, empruntés à la musique, de la polyphonie, du contrepoint, des leitmotive en une partition typographique. Avec Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, on a l’embryon du futur “poème-tableau” futuriste, italien, français, russe. Dans l’esprit de Mallarmé, c’était la musique qui était reconnue comme l’inspiratrice de la révolution poétique et la partition obtenue ressortissait finalement au pictural.
Mikhaïl Matiouchine est une figure capitale de l’avant-garde russe. Il fit ses études au Conservatoire de Moscou en 1876-1881. De 1882 à 1913, il est violoniste dans l’Orchestre Impérial. Entre 1904 et 1906, il fréquente l’atelier du peintre académique Tsionglinski à Saint-Pétersbourg. C’est là qu’il fait la connaissance de sa femme, la poétesse Eléna Gouro, qui fut aussi un peintre de grand talent. A ses talents de peintre, de musicien et de compositeur, Matiouchine ajoutait ceux de théoricien et d’éditeur. L’article qu’il consacra dans le troisième et dernier almanach L’union de la jeunesse de mars 1913, au livre de Gleizes et de Metzinger Du “Cubisme” inaugure son activité de théoricien.
Eléna Gouro, qui mourut pendant l’été 1913, a créé une poésie à la limite du symbolisme et du futurisme. Sous l’influence du Néo-Primitivisme, lancé en 1909 au Troisième Salon de La Toison d’or par Larionov et Natalia Gontcharova, l’œuvre picturale d’Eléna Gouro se fera, autour de 1910 lapidaire, presque brutale dans la touche (par exemple, Princesse scandinave). Un des plus beaux exemples de la peinture organique est la toile Pierre où le sujet – une énorme pierre – devient tout un monde symphonique de couleurs aux nuances multiples – roses-vertes, bleues-noires, ocres azurées. Les contours de la pierre sont syncopés, le pictural la déborde de toutes parts, elle fusionne dans un chaos de larges et franches touches. Il y a quelque chose de sauvage – comme la nature septentrionale – dans cette poétique.
Eléna Gouro a aussi tracé, souvent sur des enveloppes, dans des encres de différentes couleurs, des motifs totalement libres, quelquefois à la manière des enfants, quelquefois totalement non-figuratifs. Cette façon de faire vivre la surface du papier par de simples traits annonce les peintres américains d’après la Seconde Guerre mondiale, surtout Barnett Newman.
Cela suffirait à faire d’Eléna Gouro la première abstraite de l’histoire de l’art, si nous ne prenions garde qu’il s’agit encore de pas tâtonnants, sans une conscience systématique de rompre totalement avec le monde des objets. Il y a, certes, rupture avec la figuration, et l’on franchit là un pas radical après l’Impressionnisme, le Néo-Impressionnisme et le Post-Impressionnisme. Cette poétique picturale au seuil de l’abstraction est concomitante du cubisme analytique parisien, qui restera, lui aussi, au seuil de l’Abstraction et n’y pénétrera jamais. La voie russe vers l’Abstraction, étrangère au cubisme, est marquée tout d’abord par le primitivisme le plus brut (rupture avec la peinture civilisée) et la volonté musicale. Ce n’est pas un hasard si les premiers non-figuratifs et abstraits russes qui ont ignoré le cubisme et sont passés par cette voie – Čiurlionis, Eléna Gouro, Matiouchine, Kandinsky, Larionov – sont fervents des arts primitifs et liés d’une façon ou une autre à la musique, alors que les autres non-figuratifs et abstraits – Natalia Gontcharova, Malévitch et tous ses disciples – sont certes liés au primitivisme, mais ont pratiqué la discipline cubiste.
Kandinsky a particulièrement insisté sur l’idée que “la peinture est capable de manifester les mêmes forces que la musique”, celle-ci étant qualifiée par l’artiste russe de “l’art le plus abstrait”. Dans Du Spirituel en art , la musique tient une grande place. Kandinsky souligne les correspondances qui existent entre les vibrations physiques des ondes sonores et celles des ondes lumineuses en se référant à Mme Zakharina-Ounkovskaya au Conservatoire de Saint-Pétersbourg, où cette dernière a élaboré une méthode “pour voir les sons en couleurs, et entendre les couleurs en sons”. La tâche de la peinture est “de mettre à l’épreuve, de peser ses forces et ses moyens, d’en avoir la connaissance, comme la musique l’a fait depuis des temps immémoriaux […] et d’essayer d’employer d’une façon enfin picturale ses moyens et ses forces pour atteindre les buts de la création.”
Dans une note inédite, écrite en allemand au début des années 1910, Kandinsky fait remarquer que “la correspondance des tons colorés et musicaux n’est, cela va de soi, que relative”. Ce qui ne l’empêche pas d’établir des équivalences : “Le rouge est semblable au carillonnement”; ” parfois le violet” – et ici Kandinsky rappelle qu’en russe, on qualifie le son des cloches de la couleur framboise – “malinovyj zvon”(carillonnement couleur-framboise), ce qui est une étymologie populaire car il s’agit en fait de la sonorité des cloches de la ville de Malines en Belgique, mais le nom de cette ville est homophone avec le nom de la framboise – malina – d’où la confusion.
Encore : “le cinabre est l’ardeur en soi – le tuba”
“le vert – jaune et bleu – un violon calme dans des tons plus profonds”
“violet – rouge et bleu (tous les deux froids) équilibre difficile (il est difficile de désigner le violet et le lilas) cor anglais, chalumeau”
“orange – rouge + jaune comme un funambule, tenir toujours l’équilibre, inclinaison vers la droite et vers la gauche. Cloche d’église médiane; voix de contralto, alto”
Kandinsky fait toutes ses recherches, écrit ses “compositions pour la scène” qui doivent faire apparaître, simultanément mais sans confusion, les mots, la musique, le dessin chorégraphique, la peinture, – justement au moment où, progressivement, il passe à la non-figuration.
Kandinsky connaissait aussi les recherches synesthésistes de Vladimir Baranoff-Rossiné, autour de 1912, dans le sillage de Robert et de Sonia Delaunay. Robert Delaunay n’écrivait-il pas d’ailleurs à Kandinsky le 5 avril 1912 :
“J’attends encore un assouplissement des lois que j’ai trouvées, basées sur des recherches de transparence des couleurs comparables aux notes musicales, ce qui m’a forcé de trouver le mouvement de la couleur.”
Et Baranoff-Rossiné, qui fera la démonstration de son Piano optophonique dans les années 1920 à Moscou, travaillait précisément autour de 1912 dans ce champ musique-couleur. C’est Kandinsky qui en porte témoignage dans sa lettre du 20 août 1912 à son ami, le compositeur Thomas von Hartmann, qui s’occupait alors de la partie musicales des “compositions pour la scène” du peintre :
“Rossiné (un jeune peintre russe), qui travaille la théorie de la peinture et tout spécialement des partitions musicales, veut absolument faire ta connaissance.”
Chez Larionov aussi, autour de 1913, la peinture “rayonniste” élimine tout rapport représentatif, figuratif, au profit du seul jeu de la couleur et des lignes. Le peintre écrit explicitement :
“Ce qui est l’essence même de la peinture peut être manifesté sur la surface plane mieux qu’ailleurs : combinaison de couleurs, densité, rapport des masses de couleur, mise en profondeur, texture. Le tableau semble glisser; il donne l’impression d’être hors du temps et de l’espace; il évoque la sensation d’une quatrième dimension (si l’on peut dire) par sa longueur, sa largeur, et l’épaisseur de sa pâte de couleur, seuls indices du monde concret. Quant aux sensations que suscite le tableau, elles sont d’un ordre différent. Dans cette perspective, la peinture devient l’égale de la musique, tout en gardant ses caractères spécifiques.”
Il faut ici mentionner dans le rôle joué par le modèle musical dans la naissance de l’abstraction, les Rythmes colorés de Survage entre 1912 et 1914 :
“Le rythme coloré n’est nullement une illustration ou une interprétation d’une œuvre musicale. C’est un art autonome, quoique basé sur les mêmes données psychologiques que la musique.
C’est le mode de succession dans le temps des éléments, qui établit l’analogie entre la musique – rythme sonore – et le rythme coloré, dont je préconise la réalisation au moyen du cinématographe.”
Ainsi, Survage a essayé, mais cela est resté au stade de l’expérimentation, de faire de la peinture un art temporel comme la musique. En effet, la musique est un art du temps, tandis que la peinture est un art de l’espace. La tentative de Survage, comme celle de Kandinsky, ou de Baranoff-Rossiné, est de créer un mouvement purement coloré qui, avec ses lois de fonctionnement spécifiques, ferait de la peinture aussi un art temporel. Cela aboutira, au cours du XXe siècle, à la peinture cinétique.
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Ainsi, la marche vers l’Abstraction, vers la “peinture pure” a été, pour une large part, soutenue par l’analogie musicale, non seulement chez les Russes, comme nous venons rapidement de l’esquisser, mais de façon générale en Europe, chez le Tchèque Kupka ou chez le Français Robert Delaunay. Cependant, dans cette question “musique/abstraction musicale”, il est clair que Kandinsky, comme l’écrit Philippe Sers, élimine toute théorie de la transformation directe, par exemple des moyens musicaux en moyens colorés, de la forme musicale en couleurs.” Le “modèle musical” dont s’inspire la peinture abstraite, n’est pas une mise en œuvre d’une concordance, très relative et subjective, entre sons et couleurs mais une prise de conscience du fonctionnement de la peinture selon des lois optiques spécifiques, en repoussant la tentation de représenter quoi que ce soit d’autre que le mouvement de la couleur.
Mars 2003
Le Pam