Préface de : Mykhaïlo Kotsioubynsky, “Les chevaux de feu”,
Mykhaïlo KOTSIOUBYNSKY, Les chevaux de feu, Paris, Noir sur Blanc, septembre 2022
Préface
À la mémoire de Maria Viktorovna Scherrer-Dolgorouky, mon professeur d’ukrainien aux Langues O’
LA POÉSIE DES ORIGINES
Il a fallu l’apparition en 1965 du film étincelant de Sergueï Paradjanov, intitulé en français Les Chevaux de feu, pour que connaisse une diffusion internationale le sujet d’un récit de l’écrivain ukrainien Mykhaïlo Kotsioubynsky (1864-1913), dont le titre original est Tini zaboutykh predkiv (Les Ombres des ancêtres oubliés). Ce récit fut écrit en 1911. Il connut un succès immédiat (1). Mais ce succès ne dépassa pas les limites de l’espace russien; d’ailleurs, en dehors de l’Ukraine, l’œuvre de Kotsioubynsky de façon générale fut l’objet de l’attention critique de Tchekhov, de Korolenko et de Gorki (2).
1. Les Ombres des ancêtres oubliés furent publiées concomitamment à Tchernihiv dans sa langue ukrainienne originale (revue Litératourno- naoukovy visnyk, 1912, 1-2; une édition séparée parut en 1913, l’année de la mort de l’écrivain, avec une couverture symboliste du peintre Jouk) et en traduction russe (revue Zaviéty, 1912, 1-3).
2. Notons que ces auteurs ont jugé Kotsioubynsky d’après des traductions. Notons encore que Kotsioubynsky n’a pu faire paraître, avant 1905, ses œuvres qu’en Ukraine occidentale (le centre culturel en était Lemberg [Lviv]) ; en Ukraine orientale sous domination russe, la langue ukrainienne fut pratiquement bannie entre 1876 (« oukaze d’Ems ») et la révolution de 1905 – cf. Léonid Pliouchtch, Ukraine : À nous l’Europe !, Monaco, Rocher, 1993, p. 120-134. On sait, par ailleurs, combien Gorki a joué un rôle néfaste, dans les années 1920, en freinant l’accession de la langue ukrainienne à un statut d’égalité avec le russe, partageant ainsi les préjugés, fondés sur l’ignorance ou l’arrogance, ou les deux à la fois, de beaucoup de membres de l’intelligentsia russe, préjugés qui perdurent malheureusement encore aujourd’hui.
N’a-t-on pas appelé Kotsioubynsky le « Gorki ukrainien »? En effet, son œuvre, créée pendant trois décennies (les années 1890-1910) est consacrée principalement au peuple, à ses souffrances, à la lutte pour une vie meilleure et au rôle de l’intelligentsia pour venir en aide aux victimes d’une société dominante oppressive. Cependant, comme l’a noté son contemporain, le grand écrivain Ivan Franko, les récits de Kotsioubynsky ne se limitent pas à cette veine «misérabiliste », qui était celle du réalisme et du naturalisme européens dans toute une partie de la littérature et de l’art européens de la seconde moitié du xixe siècle. Le lyrisme, la fine notation des mouvements psychologiques de ses personnages, la « poétisation romantique » de ses héros, sont des traits qui distinguent la prose de Kotsioubynsky. S’y ajoute un sens aigu des phénomènes naturels, de leur action sur les paysages, des transformations que les saisons lui font subir. La prose de Kotsioubynsky peut ainsi être appelée « impressionniste», dans la mesure où elle rend, dans des traits cursifs juxtaposés, toutes les nuances des couleurs, des éclairages, des émotions. Cette poétique trouve son expression la plus belle dans Les Ombres des ancêtres oubliés.
Dans une lettre du 3 juillet 1903 à l’écrivain ukrainien Panas Myrny, le futur auteur des Ombres des ancêtres oubliés souligne l’importance pour l’identité d’une nation du facteur géoculturel:
« L’élaboration d’un type culturel, comme on le sait, ne dépend pas de la seule conscience nationale ou politique. La constitution d’un type culturel a dépendu des conditions historico-culturelles, géographiques, climatiques et autres. Par sa complexion psychologique et culturelle, l’intellectuel ukrainien, vous le reconnaissez vous-même, diffère de l’intellectuel russe, allemand, anglais, etc (3). »
3. Lettre de M. Kotsioubynsky à Panas Myrny du 3 juillet 1903, in Mykhaïlo Kotsioubynsky, Tvory v triokh tomakh (Œuvres en trois tomes), Kyiv, Dnipro, 1979, tome III, p. 283.
Dans cette même lettre, il définit son credo esthétique qui est bien loin du « réalisme engagé » à la Gorki dans lequel la critique soviétique a voulu le cantonner et qui permet de comprendre comment a pu naître sous sa plume le pur chef-d’œuvre que sont Les Ombres des ancêtres oubliés:
« [La littérature] se doit d’être le miroir de chaque moment de vie, elle n’est pas obligée de se restreindre au mode de vie paysan mais elle est obligée de donner une image authentique de la vie de toutes les couches de la société. Car si la littérature attendait certaines conditions en conformité avec certains plans et programmes, elle attendrait pour rien […], elle périrait à jamais et cesserait d’être de la littérature (4). »
Si Kotsioubynsky s’est fait, dans la majorité de ses récits, le porte-parole des Ukrainiens, et en particulier des paysans ukrainiens, comme dans son grand récit Fata Morgana (1904-1910) qui raconte l’histoire d’une organisation sociale utopique réprimée (5), il a aussi exploré l’univers des Moldaves (Dlia zahal’nogo dobra – Pour le bonheur de tous, 1895 ; Pé Koptior – Sur le poêle, 1896; Vid’ma – La Sorcière, 1898) ou celui des Tatares musulmans (V poutakh chaïtana – Dans les filets du Cheitan [le Tentateur], 1899 ; Na kaméni – Sur le rocher, 1902). L’écrivain puise dans l’exotisme des us et coutumes des éléments qui enrichissent par leur coloration lexicale la langue ukrainienne. Cet aspect est fortement présent dans Les Ombres des ancêtres oubliés où les mots spécifiques de la culture et de la géographie de la région des Carpates qui en est le cadre s’intègrent au lexique usuel en le dynamisant par des sonorités étranges et poétiques. Le caractère ethnographique du récit se fond de la même façon dans la trame purement narrative et en devient une composante, là aussi poétique.
4. Ibidem, p. 283-284.
5. Fata Morgana a été traduite en allemand par Anna-Halja Horbatsch : Mychajlo Kozjubynskyj, Fata Morgana und andere Erzählungen, Zurich, Manesse-Bibliothek, 1962. Anna-Halja Horbatsch a également traduit en allemand Les Ombres des ancêtres oubliés: Mychajlo Kozjubynskyj, Schatten vergessener Ahnen. Eine Hirtennovelle aus den Karpaten, Göttingen, Sachse & Pohl, 1966 (illustrations de Dietrich Kirsch).
Les Ombres des ancêtres oubliés sont une œuvre à part dans toute la création de Kotsioubynsky, elle marque un tournant, mais la mort de l’auteur en 1913 ne permit pas à l’esthétique nouvelle qui s’y révélait, esthétique marquée par le symbolisme de l’époque, d’avoir des prolongements.
Déjà malade, Kotsioubynsky s’était établi pour une cure d’air dans le village balnéaire de Kryvorivnia en plein milieu de la forêt des Carpates houtsoules:
« Ici, a Kryvorivnia, se réunissait chaque été l’Olympe ukrainien – des poètes, des écrivains, des musiciens venus de toute l’Ukraine (6). »
Cette région est donc peuplée par les Houtsoules (Houtsouli), « un groupe de deux cent cinquante à trois cents mille Ukrainiens montagnards vivant dans les Carpates (République soviétique socialiste d’Ukraine). Occupations principales : l’élevage d’alpage, l’exploitation forestière (7). » D’après le Dictionnaire encyclopédique Brockhaus et Ephron de 1898, « c’est une peuplade russe [sic! Il faut lire, évidemment, “russienne” ou “ukrainienne”] qui vit dans les Carpates, dans la Galicie occidentale, la Hongrie et la Boukovine. Les Houtsoules se distinguent des autres peuplades russiennes par leur aspect physique, leurs coutumes et leurs parures; ils parlent un des dialectes petit-russiens [lisons “ukrainiens”!]; leur occupation principale est l’élevage (8). »
Les Houtsoules sont d’une particulière originalité dans le domaine artistique.
6. Anna-Halja Horbatsch, « Nachwort », in Mychajlo Kozjubynskyj, Schatten vergessener Ahnen. Eine Hirtennovelle aus den Karpaten, op. cit., p. 107. À Kryvorivnia, il y a aujourd’hui encore les musées d’Ivan Franko et de l’historien Hrouchevsky qui y ont séjourné. L’écrivain H. Khotkévytch y a étudié le milieu culturel houtsoule et a créé dans un village voisin un « théâtre houtsoule ».
7. Malaïa sovietskaïa entsiklopediya (Petite encyclopédie soviétique), 1959.
8. Sur les problèmes politiques concernant les Ukrainiens des Carpates (les « Carpatorussiens »), voir Léonid Pliouchtch, op. cit., p. 170- 173.
L’architecture en bois de leurs églises aux clochers qui s’apparentent aux constructions religieuses norvégiennes, les broderies aux motifs géométriques floraux ou purement ornementaux, les tissus, les pyssanky (œufs de Pâques décorés à la main), les objets en cuir avec marqueterie raffinée de métal, les céramiques, la sculpture sur bois font de l’art houtsoule une des plus belles efflorescences de l’art universel.
Kotsioubynsky a rassemblé une nombreuse documentation sur le folklore et l’art ornemental des Houtsoules. Dans ses recherches, il a été considérablement aidé par l’ethnographe et folkloriste Volodymyr Hnatiouk qui lui a fourni des renseignements sur la vie houtsoule et lui a donné ses livres (9). Dès 1905, Kotsioubynsky reçoit le premier tome du recueil de chansons houtsoules, les Kolomyïky, colligées par Hnatiouk (10). Dans l’ouvrage de V. Hnatiouk Znadoby do oukraïnskoï démonologuiï (Éléments nécessaires pour comprendre la démonologie ukrainienne, Lviv, 1912), on trouve les sujets de la « substitution d’enfant » (pidmina), du bon vieux Sylvain, le Tchougaïstyr, des différents avatars du diable, des sorcières, des dryades maléfiques (les niaouky) et des maîtres des nuées (les hmarnyky). Dans le christo-paganisme des Houtsoules règne le manichéisme du Bien et du Mal qui se ressent de l’imprégnation bogomile qui fut si forte dans toute l’Europe au Moyen Âge.
9. Sur les sources folkloriques et ethnographiques du récit Les Ombres des ancêtres oubliés, voir Rostyslav Tchopyk, Mykhaïlo Kotsioubynsky, in Oussé dlia chkoly. Oukraïnska litératoura. 10. klas. Vypousk 1, Kyiv, 2001, p. 27-62, où le récit est publié in extenso.
10. V.Hnatiouk publiera à Lviv, entre1905 et1907, trois tomes de Kolomyïky. Voir la lettre de M. Kotsioubynsky à V. Hnatiouk du 21 septembre 1905 où il dit attendre « avec impatience » cet ouvrage dont il accuse réception dans la lettre du 18 octobre 1905, cf. Mykhaïlo Kotsioubynsky, Tvory v triokh tomakh, op. cit., p. 299-300.
D’autre part, Kotsioubynsky a lui-même participé à une hrouchka houtsoule (11), ce jeu instauré autour d’un mort où se mêlent prières, cierges, éléments liturgiques, « amusements » : danses, improvisations de dialogues (dans la ligne du théâtre populaire ukrainien de Noël, le vertep [la « grotte (12) »]), et les sons plaintifs du long chalumeau des bergers de l’alpage, la trembita. Avec tout cela, l’écrivain a composé la scène hallucinante orgiaque de la fin de la nouvelle, un des morceaux narratifs les plus saisissants de la littérature. Les entrelacements de l’amour, de la mort, de la vie, de sa carnavalisation culminent ici dans la fête débridée qui accompagne Ivan dans son dernier voyage terrestre.
La nature et la culture houtsoules ont les qualités du primitif, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas contaminées par la civilisation, elles sont riches de l’immédiateté des rythmes du monde et font vivre un patrimoine religieux, philosophique, mythique, magique, esthétique d’une irrésistible beauté. Dans une lettre à Gorki de 1910, Kotsioubynsky écrit :
« J’ai décidé de terminer mes congés en allant me reposer dans les Carpates à la frontière avec la Hongrie […] Si vous saviez combien ce petit coin de terre est étonnant, presque féerique, avec ses montagnes vert foncé, ses torrents bruyants – il est pur, frais, comme s’il était né hier. Les costumes, les coutumes, tout le mode de vie des nomades houtsoules qui passent tout l’été avec leurs troupeaux sur les sommets des montagnes – tout cela est si original et coloré que l’on se sent transporté dans je ne sais quel monde inconnu (13). »
Nous l’avons dit au début, c’est le film de Paradjanov Les Chevaux de feu qui a donné une résonance internationale aux Houtsoules et à l’histoire d’amour tragique d’Ivan et de Maritchka. Ce film est non seulement un chef-d’œuvre dans la création de Paradjanov, il l’est aussi dans l’histoire du cinéma.
11. Cf. les souvenirs de Pétro Chékéryk-Donykiv sur la hrouchka à laquelle a participé Kotsioubynsky, dans Rostyslav Tchopyk, op. cit., p. 59-60.
12. Sur le vertep, voir Valentine Marcadé, Art d’Ukraine, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1990, p. 98-103.
13. Lettre de M. Kotsioubynsky à M. Gorki du 27 août 1910, in Mykhaïlo Kotsioubynsky, Tvory v triokh tomakh, op. cit., p. 331.
On est ébloui par la beauté des hommes et des femmes, par la grandeur des paysages de forêts, de montagnes et d’alpages, par la richesse des formes artistiques et des couleurs sur les vêtements et les objets du quotidien, par le jeu des ombres et des lumières, par le rythme haletant de l’ensemble. L’Arménien Paradjanov a, de plus, créé avec Les Chevaux de feu un des plus beaux films de la cinématographie ukrainienne car, commandé pour le centième anniversaire de la naissance de Kotsioubynsky en 1964, il est de bout en bout ukrainien, à commencer par la langue qui a ici un caractère mélodique extraordinaire. Paradjanov travaillait aux studios de Kiev depuis 1954, il avait épousé une Ukrainienne et avait commis avant 1964 quelques films où dominait l’esthétique du
« réalisme socialiste (14) ».
Pour l’écranisation des Ombres des ancêtres oubliés, Paradjanov s’entoure de personnalités éminentes de la culture ukrainienne: l’opérateur est Youri Illienko, le travail sur les costumes et les décors est confié au peintre H. Yakoutovytch et la musique, fondée sur des mélodies houtsoules, est de M. Skoryk. Les Chevaux de feu sont à l’origine de ce que l’on appelé l’« école de cinéma kiévienne » qui reprit le flambeau de la tradition incarnée par O. Dovjenko. On a dénommé cette école également « école picturale » (les cinéastes en sont Ivan Dratch, Youri Illienko, Léonid Ossyka, Tenguez Abouladzé).
Paradjanov s’est expliqué sur sa visée:
« Nous voulions faire un film sur l’homme libre, sur le cœur qui veut s’arracher au quotidien, à ses passions et habitudes mesquines, qui veut s’en libérer […] Nous n’avons pas découvert les Carpates comme un matériau ethnographique. L’amour, le désespoir, la solitude, la mort – voilà les fresques de la vie humaine que nous avons créées (15). »
Paradjanov a mis l’accent sur l’univers magique des Houtsoules. On a pu noter dans cette œuvre «l’alternance des motifs symboliques comme l’agneau blanc et l’agneau noir, les multiples croix, ou le thème de l’eau et du feu (16) ». Ainsi une perle de la littérature universelle, Les Ombres des ancêtres oubliés, a engendré une merveille du cinéma universel, Les Chevaux de feu.
14. Sur Paradjanov à Kiev, voir Galia Ackerman, « Préface » de Sergueï Paradjanov, Sept visions, Paris, Seuil, 1992, p. 10 sqq.
15. S. Paradjanov, «Vietchnoïé dvijénié» («Mouvement perpétuel »), Iskousstvo kino, 1966, N° 1, p. 64-65.
16. Galia Ackerman, op. cit., p. 12.