QUELQUES ASPECTS DE LA PEINTURE, DES GRAVURES, DES DESSINS DU FUTUR PÈRE GRÉGOIRE KROUG
QUELQUES ASPECTS DE LA PEINTURE, DES GRAVURES, DES DESSINS DU FUTUR PÈRE GRÉGOIRE KROUG
À LA MÉMOIRE DE OLGA IVANOVNA KROUG
Je parlerai ici de l’art profane, moins connu que son art iconographique, de Guéorgui Iogannovitch/Ivanovitch Kroug, connu aujourd’hui comme Père Grégoire Kroug, nom qui lui a été donné lors de sa prise d’habit monastique en 1948 par son père spirituel, le Hiéromoine Serge Chévitch, (Schewitsch) dans l’ancienne église du Saint-Esprit, située impasse Alexandre à Vanves, aujourd’hui disparue, le lieu ayant été couvert de hautes maisons modernes d’habitation.
Né à Saint-Pétersbourg le 23 décembre 1907 dans une famille suédoise et protestante du côté paternel et russe orthodoxe du côté de sa mère, il fut élevé dans la religion protestante, mais, dès l’âge de 17 ans, il est plus profondément attiré par les problèmes religieux et participe au mouvement étudiant chrétien d’Estonie, où les Kroug s’étaient installés après la Révolution d’Octobre en Russie. Il devient orthodoxe à 19 ans au Monastère des Grottes de Pskov sous l’influence de l’archiprêtre Liev Lispérovski.
La mère de Guéorgui Kroug avait été formée au conservatoire de Moscou. Il a hérité d’elle une musicalité exceptionnelle. Doté d’une oreille absolue, il a travaillé la musique classique et le piano. Dans la presse estonienne fut remarquée son exécution au piano de concertos de Bach. Et dans l’église de Vanves aussi bien que dans le Skit du Saint-Esprit au Mesnil Saint-Denis, il formait avec le frère Joël, devenu par la suite Moine Jean, un véritable choeur polyphonique d’une pureté angélique.
Guéorgui Kroug avait commencé ses études secondaires pendant l’année scolaire 1916-1917 au lycée allemand Karl Johann May, dont la devise était “D’abord aimer-ensuite apprendre” (Сперва любить – потом учиться). C’était un lycée prestigieux où “étudièrent les Roerich, les Benois, les Rimski-Korsakov, les Sémionov-Tian-Chanski. Ici se formèrent Somov, Liev Ouspienski, Dmitri Likhatchov et beaucoup d’autres personnalités moins connues.”[1]
Après les révolutions russes de 1917, la famille Kroug obtint la nationalité estonienne et s’installa en 1921 à Narva où le jeune Guéorgui, appelé familièrement Dodik, termina ses études au lycée russe de la ville en 1926. Il avait donc 19 ans. Dès les années de lycée il étudie l’aquarelle avec le peintre N.V. Sémionov, dont je n’ai pu trouver la trace pendant mes recherches.
En revanche, on connaît le professeur dont il a suivi l’enseignement pictural en 1921-1928, il s’agit du peintre, graveur et dessinateur estonien Günter Guermanovitch Reindorff (1899-1974). Reindorff était dans les années 1920 enseignant à l’École d’art et d’industrie de Reval, aujourd’hui Tallinn, la capitale de l’Estonie. Je n’ai malheureusement pas pu avoir des reproductions des oeuvres de Reindorff à l’époque où le jeune Kroug était son élève, d’autant plus que son atelier a brûlé en 1944 détruisant pratiquement toutes ses oeuvres. Mais on peut penser que le style du maître a eu une importance pour le travail pictural de Kroug autour de 1930. En effet, on sait que Reindorff était sous l’influence à la fois de l'”ymagier” Bilibine et du cubo-futuriste Sergueï Tchekhonine et qu’il est considéré comme le maître de ce que l’on appelle en russe “l’art graphique de chevalet” (станковая графика). On sait aussi qu’il maîtrisait plusieurs techniques de la gravure. Cela explique la place qu’a tenue l’expérimentation dans le travail de Krug, jusque dans son art hagiographique.
Vers 1929-1930, le jeune homme arrive à Paris où il restera jusqu’à sa mort en 1969. Il fréquente en 1931 l’atelier du peintre Nikolaï Milioti qui avait participé en Russie autour de 1910 au mouvement symboliste de “La Rose bleue” et qui s’était converti au réalisme dont témoigne son art du portrait. C’est là qu’il rencontre Léonide Ouspienski avec qui il restera lié jusqu’à sa mort, qui sera son interlocuteur surtout pour les questions de la théologie de l’icône. Dans les années 1930, il travaille avec lui, pendant l’été, sous la houlette de Konstantine Somov dans sa ferme de Granville en Normandie.
Dès 1932, parallèlement aux travaux picturaux, il commence à s’initier à la peinture d’icônes avec Piotr Fiodorov et la Soeur Ioanna Reitlinger. C’est ainsi qu’il est membre dès 1933 de la Confrérie Saint Photius animée par le philosophe et théologien Vladimir Lossky.
Jusqu’à sa profession monastique en 1948, quand il se consacrera exclusivement à la peinture d’icônes, il continue à peindre et à dessiner, il est difficile encore d’établir une chronologie exacte de ce qui s’est conservé de façon disparate et lacunaire de son travail pictural.
Je ne répéterai pas ici ce que j’ai écrit sur “l’oeuvre picturale profane du père Grégoire Krug” dans les actes du colloque que nous avions organisé à l’Institut d’Études Slaves pour le trentième anniversaire de son rappel à Dieu. Je vais essayer d’établir une typologie des oeuvres que j’ai pu examiner et qui ne recouvrent sans doute pas toute sa production de dessinateur, de graveur et de peintre.
Avant d’aborder les peintures, disons qu’elles montrent que le jeune Kroug s’est essayé à plusieurs styles qui scandent l’histoire des arts dans la première moitié du XXe siècle, à l’exception de la non-figuration et l’abstraction pour lesquelles il n’a jamais été tenté et sur lesquelles il a porté un jugement négatif. Il aimait faire un jeu de mot calembour que lui permettait la langue russe. L’adjectif pour l’art sans-image, sans-forme, est безобразный avec l’accent sur le “o” était plutôt pour lui un art безобразный un art difforme, informe…
Peut-on y voir là une ignorance “de toutes les tendances de l’art moderne” comme le note l’Higoumène Barsanuphe? Je ne le pense pas, car, on le verra, son travail créateur dénote une recherche d’une poiétique picturale qui ne soit pas simplement mimétique. Le Père Barsanuphe témoigne aussi d’une admiration inconditionnelle qu’aurait eu le Père Grégoire pour la peinture réaliste soviétique, reproduite dans des revues comme Ogoniok ou pour les illustrations, peintes vraisemblablement d’après des photographies, des magazines américains à grand tirage.”[2]
Je ne suis pas sûr que Kroug n’ait pas été informé des divers courants de l’art, car, nous l’avons dit, son professeur de Reval/Tallinn Reindorff avait été influence par le dessinateur avant-gardiste Tchekhonine qui a pratiqué le cubo-futurisme et même le suprématisme. D’autre part sa proximité avec Larionov et Natalia Gontcharova dans les années 1930 ne lui faisait pas ignorer qu’ils ont été entre 1912 et 1915 les inventeurs d’un mouvement non-figuratif, le Rayonnisme, qui a posé, parallèlement à Kandinsky, les premières bases conscientes de l’Abstraction du XXe siècle. D’autre part, Kroug, nous dit la doxographie, était l’élève préféré de Natalia Gontcharova qui, elle-même, a peint de belles icônes dans les années 1910, qui, pour ne pas appartenir stricto sensu à l’art ecclésial, n’en sont pas moins une tentative de picturaliser la peinture d’icônes et me paraissent même plus traditionnellement “orthodoxes” que les saint-sulpiceries orthodoxes officielles des XIXe et XXe siècle qui sévissent encore aujourd’hui.
Pour revenir à l’Higoumène Barsanuphe et à son témoignage concernant l’admiration du Père Grégoire Kroug pour le réalisme, je ne puis m’empêcher d’y voir une certaine partialité. En effet, le Père Barsanuphe était lui-aussi un artiste-peintre et un artiste-peintre abstrait. Il sera intéressant de faire découvrir cet aspect de la vie spirituelle du Père Barsanuphe qui voyait dans la forme abstraite une universalité, au-delà des distinctions ethniques et culturelles. Cela lui a permis d’initier à l’art, donc à la Beauté qui est toujours en consonance avec le divin, des jeunes de toutes les confessions et de toutes les origines.
Il est évident que la vision du Père Grégoire, qui l’a mené à l’art de l’icône, est tout autre. Pour le Père Grégoire, l’abstraction fait perdre l’incarnation du divin qui est le moteur essentiel de toute représentation. Il y a en elle un relent de monophysisme, comme c’est le cas du Quadrangle noir entouré de blanc de Malévitch. Mais Malévitch n’est pas un iconographe, même s’il a appelé cette oeuvre radicale de 1915 “l’icône de notre temps”. Il est un peintre qui a voulu faire revenir la peinture de chevalet à un statut onto-théologique.
Le Père Grégoire ne méconnaît pas les recherches qui furent celles des artistes de la première moitié du XXe siècle. Sa figuration a peu à voir avec le réalisme socialiste. Sa défense d’oeuvres si contraires à ses propres poïétique et spiritualité venait, non seulement de sa volonté de ne pas porter de jugements définitifs sur des confrères ès arts, mais aussi de son désir de ne pas abonder dans les jugements guidés par des a priori idéologiques personnels. Comme son père spirituel le starets Serge Chévitch, il avait un profond amour du peuple russe et de son orthodoxie, au-delà de régimes instaurés en Russie par les “Nabuchodonosors modernes”. L’expression est du Père Serge qui répondait aux reproches, par exemple ceux de Soljénitsyne, de ne pas voir les hiérarques de l’Union Soviétique se dresser contre un régime à l’athéisme militant, comme Saint Philippe Kolytchev s’était dressé face à Ivan le Terrible : le Père Serge disait que Saint Philippe se dressait contre un tyran chrétien, alors que l’Église orthodoxe russe avait affaire à des Nabuchodonosors. Le Russo-Suédois Kroug ne supportait pas non plus les critiques de la Russie…
Ce long préambule m’a permis de donner mon explication du contexte esthétique dans lequel a évolué le jeune peintre avant qu’il ne se consacre entièrement à l’iconographie, c’est-à-dire pendant les vingt dernières années de sa vie. Dans ce que j’ai pu trouver comme oeuvres (il est possible qu’il y en ait d’autres qui réapparaîtront), on constate trois genres. : les peintures, les gravures, les dessins.
Les peintures
Commençons par une oeuvre à dominante naturaliste, une aquarelle représentant une femme qui pourrait être une paysanne assise sur une sorte de caisse ou de coffre couvert d’un tissu. Là nous sommes dans un réalisme naturaliste avec le souci de précision des détails, l’ombre portée et chaussures rudimentaires. Notons le soin donné à l’expression sans expression particulière du visage. On est dans un espace et un temps en-dehors de toute spécification locale ou psychologique.
Passons maintenant à une oeuvre qui montre une très belle assimilation de l’impressionnisme qui, en Russie, avait été représenté principalement par Konstantine Korovine et Grabar et, dans ce que l’on appelle l’avant-garde, par, entre autres, Larionov et Malévitch. Ce qui frappe ici dans cette représentation d’un jardin-parc avec une femme occupée à un ouvrage, c’est la richesse de la palette coloriste. Bien entendu, on sent l’impulsion donnée par l’impressionnisme français, en particulier du premier Monet. Mais ce qui est étonnant, c’est la présence de plusieurs cultures picturales. La touche est impressionniste avec une légère inflexion pointilliste et en même temps la couleur n’est pas mimétique, elle a subi l’influence du fauvisme. Elle est comme toute auréolée de nuances rouge-rose. La scène familière de la femme à son ouvrage ou du linge séchant sur un fil est traitée non de façon naturaliste mais plutôt primitiviste. On ne saurait dater cette oeuvre, mais son caractère abouti nous ferait penser aux années 1930 avec le travail dans l’Académie russe de la fille de Tolstoï, Tatiana Soukhotina-Tolstaïa, où enseignait, en particulier, Konstantine Korovine, ainsi que la fréquentation de Larionov et de Natalia Gontcharova.
Examinons maintenant les deux toiles à l’huile qui représentent le père de l’artiste, l’industriel d’origine suédoise Johann/Ivan Kroug. Elles traduisent l’influence qu’a dû avoir sur le jeune peintre Nikolaï Milioti, pour l’un et Boris Grigoriev pour l’autre. Nous avons là encore l’expression d’un réalisme qui n’omet aucun détail du visage. Mais est-ce une photographie? Certainement pas. Dans ces toiles, il y a le souci, ici encore de dépasser le caractère momentané de l’expression. Elles sont proches de la poétique, pour le premier de l’art du portrait de Nikolaï Milioti qui avait quitté son symbolisme des années 1910 et était devenu un partisan d’un art du portrait dans le style du “Monde de l’art” d’un Valentin Sérov. Pour le second, il y a la puissance d’un Boris Grigoriev qui renouvelait la technique du portrait qui s’était transmis au cours des siècles dans les académies, en accentuant les moindres traits du visage et en l’auréolant d’une couleur qui transfigure le réalisme en une intemporalité métaphysique.
Voici, enfin un tableau-miniature que Kroug a exécuté autour de 1935 et dont il a montré un certain nombre au Salon d’automne de 1936. L’artiste travaille sur des cartons, y grave le dessin avec des aiguilles et rehausse le tout de couleurs. De ce point de vue, il est un parfait représentant de l’école russe du XXe siècle qui, à la suite des expériences cubistes et parallèlement à elles a mis l’accent sur la faktoura, c’est-à-dire la texture d’une surface picturale, avec l’utilisation de matières et de liants hétérogènes. C’est ce qui se poursuivra dans sa peinture d’icônes, comme en a témoigné l’Higoumène Barsanuphe :
“Un autre domaine où se révélait sa liberté [celle du Père Grégoire] était celui des matériaux utilisés […] Il disait lui-même qu’il utilisait tout ce qui se trouve dans la Création”[3]
Un ensemble particulièrement saisissant est la série de dessins et d’aquarelles ayant pour sujet la nouvelle fantasmagorique de l’Ukrainien russophone Gogol. C’est l’histoire d’un nez qu’un barbier porté sur la boisson trouve dans son pain au petit déjeuner. Il pense qu’il s’agit d’un appendice qu’il aurait malencontreusement coupé à un client et poursuivi par les cris et les insultes de sa femme, il va jeter ce nez dans la rivière, surpris dans cet acte par un policier. Puis changement brusque de lieu – nous nous trouvons chez l’assesseur de collège Kovaliov, imbu de son rang qui n’est pourtant que le huitième dans la Table des Rangs, créée par Pierre Ier, mais donne la noblesse. À son réveil, il s’aperçoit avec effroi qu’il a perdu son nez et que son visage est plat comme un blin. Affolé, il part à la recherche de son nez dans Saint-Pétersbourg et il le rencontre se baladant sur la Perspective Nevski dans le costume d’un conseiller d’État, c’est-à-dire un noble du troisième rang. Il le suit et voit son nez priant dans une église…Il finit par récupérer son appendice qui lui est rapporté par le policier apparu au début de la nouvelle. Cependant, il n’arrive pas, même avec l’aide d’un médecin, à replacer cet appendice sur son visage. Finalement, nous retrouvons l’assesseur de collège Kovaliov se réveillant avec son nez à sa place!
Cette nouvelle est totalement alogique et absurde et Gogol nous la présente comme telle. On ne saurait la comprendre que comme un cauchemar qu’aurait fait l’assesseur de collège. Il y a eu des interprétations freudiennes du récit gogolien, ou encore on y a vu une critique du monde bureaucratique russe à l’époque de Nicolas Ier.
Il me semble surtout que c’est une pure fantaisie narrative, un capriccio à la manière d’E.T.A. Hoffmann, qui, chez Gogol puise son inspiration dans le folklore et la démonologie ukrainiens.
L’interprétation par Kroug de cette histoire abracadabrante est axée sur le schématisme et le laconisme des gestes avec le souci de garder le caractère burlesque des situations. L’évocation des années 1830 est donnée par quelques traits de couleur, le bleu et le rouge des fonctionnaires d’État, le vêtement civil de l’époque pouchkinienne pour le barbier et son habit de travail, le costume du policier qui a vu le barbier jeter le nez dans la rivière et qui le rapporte de façon inexpliquée et inexplicable.
Le caractère satirique et humoristique domine dans toutes les scènes, dans des détails comme la dislocation des corps, le ridicule du visage entouré d’un bandage se terminant par un noeud papillon. Certaines images sont assez effrayantes comme la confrontation du visage avec nez avec le visage sans nez. Ou encore le reflet du visage sans nez de Kovaliov qui ressemble, dit Gogol, à un blin, la crêpe russe…
Il ne fait pas de doute que cette série est très marquée par l’esthétique de Wilhelm Busch, le grand créateur allemand de la bande dessinée sans texte, auteur aussi de la célèbre bande dessinée Max und Moritz, sous-titrée d’un texte en vers, oeuvre qui a été traduite dans le monde entier depuis la fin du XIXe siècle, en particulier en Russie. Wilhelm Busch a créé une bande dessinée sans texte d’un barbier qui traite un client “avec virtuosité, en faisant voler son nez, ce qui fait le bonheur de son chien qui n’attendait que cela. Autant la virtuosité de Wilhelm Busch est étonnante, autant son histoire est horrible, d’ailleurs dans le célèbre Max et Moritz, comme dans d’autres dessins de l’artiste allemand, on note un goût pour le sadisme et la cruauté, traités, certes, sur le mode satirique et fantastique, avec un mauvais goût assumé, mais non moins réels.
Rien de semblable dans le traitement d’un sujet analogue chez le jeune peintre Kroug qui reste dans le domaine de la fantaisie au sens du Gaspard de la nuit, d’Aloysius Bertrand.
Les gravures
Deux ensembles me paraissent particulièrement importants dans l’art de l’artiste Kroug, ce sont les gravures et les dessins. C’est peut-être là que se montre le plus sa force picturale, là où l’on peut parler de sa génialité.
Visiblement, ces oeuvres sont le résultat du travail du jeune homme en Estonie, en particulier auprès de Günter Reindorff qui fut célèbre en son temps pour cette pratique artistique. Il faut dire que l’école estonienne, même à l’époque du dogme du réalisme socialiste, se distingue par son art graphique.
On verra qu’ici, Kroug est loin du sotsréalisme qu’il semble avoir loué, selon les dires de son compagnon d’ascèse, le Père Barsanuphe, davantage par bienveillance pour des confrères et sans doute avec un légère pointe d’humour?
On trouve quatre catégories de sujets dans les estampes de l’artiste :
– les paysages;
– la cité industrielle moderne;
– le monde nocturne de la ville;
– la condition humaine.
PAYSAGES
Un trait distinctif de toutes les gravures, c’est l’immersion du dessin des ensembles urbains ou des objets représentés dans une symphonie de stries. L’artiste a-t-il reçu une impulsion du rayonnisme de Larionov, apparu à Moscou en 1912-1914, difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est que Kroug n’a pas employé ce “rayonnisme” pour créer une non-figuration abstraite. Le rayonnisme larionovien était tributaire d’une poétique futuriste, en particulier, celle des lignes-forces d’un Boccioni autour de 1910-1911. N’oublions pas également que Larionov a été un des premiers artistes des arts novateurs du début du XXe siècle à avoir exposé la peinture d’icônes en 1913 et la peinture d’icônes utilise un procédé rayonniste, celui de l’assiste, ce “fin réseau de rayons d’or qui traduisent l’irradiation des forces-énergies divines”[4], appelé aussi chrysographie.
Dans les estampes de Kroug des années 1930, la poétique des striures crée un rythme et une dynamique qui transfigure les éléments figuratifs. On note non seulement la finesse d’exécution des détails, mais aussi une “métaphysication” du monde créé. On pense ici à l’opposition faite par le Père Pavel Florenski entre le caractère sensualiste de la gravure dans le monde catholique et celle qui est pratiquée dans le monde protestant : dans la première ses traits gras imitent la touche à l’huile, elle essaie de poser les couleurs typographiques, non pas linéairement, mais en bandes, elle est, cette gravure, en fait une espèce de peinture à l’huile et non pas une vraie gravure. Dans la vraie gravure, toujours selon le Père Florenski, “la couleur typographique sert seulement de signe de différence des lieux sur une surface, mais n’a pas de couleur […]. La vraie ligne graphique est une ligne abstraite, elle n’a pas de largeur, comme elle n’a pas de couleur […]
Plus pure est la vraie gravure, c’est-à-dire sans psychologisme, sans sensualité dans l’obtention de son objectif, plus déterminante est sa perfection”.[5]
En tout cas, il est clair que la poiétique rayonniste des gravures du jeune Kroug sont un embryon de celle qu’il utilisera dans ses icônes pour faire apparaître les énergies divines.
LA CITÉ MODERNE
Cette même poiétique des striures est utilisée dans une autre série d’estampes qui montrent la nouvelle civilisation industrielle moderne qui est en train de s’installer et de supplanter le monde ancien. On sait que le Père Grégoire réagissait douloureusement à la disparition à Paris d’une architecture à dimension humaine et aux nouvelles architectures surdimensionnées. On constate dans cette série de gravures cette opposition entre cette modernité arrogante et inhumaine, face à laquelle l’homme du monde ancien est comme une ombre.
Ces oeuvres sont d’une grande audace créatrice, on pourrait même les appeler “cubo-futuristes”, elles prouvent que le futur Moine Grégoire avait atteint dans les arts représentateurs, comme on appelle les arts plastiques en russe (izobrazitel’noïé iskousstvo), non seulement une maîtrise exceptionnelle, mais également une capacité étonnante de reconstruction du monde visible pour en transmettre sa vision des rythmes premiers. Il y a là un équilibre entre la représentation qui apparaît et la mise en lumière de ce qui est au-delà de l’apparition.
LE MONDE NOCTURNE DE LA VILLE
Dans une eau-forte particulièrement saisissante est donnée à voir la situation de l’homme dans la cité moderne : invalide ou rasant les murs dans un paysage urbain menaçant qui l’enserre comme une prison. Dans cette vision nocturne les êtres évoluent comme des ombres de la réalité.
LA CONDITION HUMAINE
Je voudrais conclure mon examen des gravures de Kroug par une xylographie représentant un personnage dont le visage est couvert par deux énormes mains. Ici, les stries qui enveloppent l’ensemble sont mues par un mouvement, un souffle, qui accentuent le caractère tragique de l’image. C’est l’homme dans sa détresse, dans son angoisse, dans sa déréliction. C’est la créature qui entre en elle-même pour y concentrer sa douleur et peut-être y trouver finalement un sens comme le juste Job. Il y a dans cette image comme un caractère végétal, celle des racines er ramifications, les stries se transformant en arborescence.
Je ne puis m’empêcher de penser que dans cette image, le jeune Kroug a reçu une impulsion du réalisme expressionniste allemand. Il y a en effet une parenté formelle avec une xylographie célèbre de la sculptrice et graveuse allemande Käthe Kollwitz, née à Königsberg, la Kaliningrad d’aujourd’hui, intitulée Les parents qui témoigne de la douleur de la perte d’un fils à la guerre de 1914.
LES DESSINS
Je terminerai mon exposé sur une partie de l’oeuvre profane du Père Grégoire avec son oeuvre dessiné. Je laisserai de côté les dessins qui ont précédé parfois la peinture des icônes et des peintures murales. Je laisse le soin d’analyser le rôle du dessin dans la création iconographique à mes collègues qui traitent ce sujet. Je ne montrerai ici que ce Baptême du Christ car il manifeste la liberté du trait, le sens de la composition, l’expression intemporelle d’un événement hiérohistorique.
Je ferai un sort à une oeuvre de 1934, c’est-à-dire l’époque où le peintre participe avec son ami Léonide Ouspienski à la Confrérie Saint-Photius sous les auspices du grand philosophe et théologien patrologue Vladimir Lossky et où il se familiarise avec la peinture d’icônes dans la société “Ikona” ou bien avec les iconographes Piotr Fiodorov et Soeur Jeanne Reitlinger. Le dessin représente un rapin de l’époque de Gogol qui emporte, comme à la sauvette, sous sa cape un tableau qui ressemble fort à une icône, car y est représenté, semble-t-il, Jean de Damas.
J’examinerai ici trois types de dessins qui témoignent du travail soutenu que l’artiste a fait sous la houlette de l’illustre peintre du Monde de l’art (Mir iskousstva) pétersbourgeois Konstantine Somov. Celui-ci qui avait émigré après la Révolution bolchevique recevait pendant quelques jours de l’été, dans sa ferme normande à Granville, quelques jeunes artistes qu’il conseillait. Le jeune Kroug et son ami Léonide Ouspienski furent parmi ceux qui bénéficièrent des avis de Somov. Les dessins de Kroug sont d’une grande force expressive grâce à un trait appuyé presque comme pour l’exécution d’un vitrail. Ce qui intéresse l’artiste, ce n’est pas le rendu d’une image psychologique des personnes, c’est la rythmique silencieuse des corps et la saisie d’un moment qui révèle un état méditatif. Le dessin du visage de sa mère est paradigmatique de cette visée d’un au-delà de la ressemblance, du mouvement ou de l’affect.
Une autre série de dessins est consacrée aux églises. Tout d’abord, les projets de l’église du Skit du Saint-Esprit et de l’église elle-même telle qu’elle était à son origine, avant sa transformation en un ensemble monastique par le Père Barsanuphe. Il y a deux dessins qui semblent être des projets d’une église à une coupole et l’on peut se demander si Krug n’a pas participé en 1935-1936 à l’élaboration de cette église-grotte de petite dimension faite avec les pierres de l’endroit, dont la force est dans sa relative modestie architecturale, force décuplée par le programme iconographique exceptionnel, créé par le Père Grégoire, programme qui émerveille par la finition artistique, son énergie théologique et la subtilité des coloris.
La maîtrise du dessin se manifeste par ailleurs dans les quelques représentations des édifices catholiques français lors des voyages qu’il a pu faire en 1967, donc deux avant sa mort, à Rome et à l’abbaye de Bonnecombe où nous nous sommes rendus, ma femme et moi avec lui en transportant dans notre voiture l’iconostase pour cette église cistercienne qui avait été prêtée à un communauté orthodoxe. Nous y avions été reçus par le frère Vincent, devenu par la suite Père Barsanuphe.
LES PORTRAITS DE MALADES MENTAUX
Je m’arrêterai, pour terminer ce rapide panorama, de l’oeuvre profane du Père Grégoire, par la série des portraits que le jeune artiste exécuta lors de son court séjour à Sainte-Anne, où il est resté huit mois, de novembre 1942 à juin 1943, suite à un état de dépression nerveuse et de mal-être existentiel, provoqués pour une grande part, par la guerre menée par l’Allemagne, la mort de son père bloqué à Berlin et la grave maladie de sa mère. Anne Bogenhardt a écrit que le jeune Krug, qui a alors 34 ans, n’a pas supporté l’invasion allemande :
“Bien entendu, il déteste la guerre, mais aussi le monde mécanisé. Outre que les Allemands sont protestants, ils symbolisent pour lui ce monde de la mécanique qu’il considère comme une force destructrice dont il a horreur.”
La dépression et les angoisses du jeune homme dureront pendant deux années après la sortie de Sainte Anne. Ce n’est qu’en 1945 qu’il devient le fils spirituel du Père Serge Chévitch à l’église de l’impasse Alexandre à Vanves. La suite, ce sont les vingt dernières années du Père Grégoire entièrement consacrées à l’ascèse iconographique orthodoxe.
Pendant son relativement bref passage à l’hôpital psychiatrique, le futur Père Grégoire a dessiné l’humanité qui l’entourait. Cet ensemble indique qu’il n’avait pas sombré dans la perte totale de la réalité. On y trouve la même maîtrise du trait, sans aucune nervosité, nervosité qui s’accentue de façon sensible chez un Van Gogh lors des ses périodes de troubles du comportement. Je ne dirai pas mieux ici ce que la fille de Vladimir Lossky, Catherine Aslanoff, a écrit dans son bel article du Colloque Kroug, organisé par l’Institut d’Études Slaves en 1999 sous le titre “Des ténèbres à la lumière”. Catherine Aslanoff note avec justesse :
“La preuve de la maîtrise totale des faculté mentales de Georges Krug transparaît dans son travail quotidien, où l’on apprécie son intelligence brillante. La technique et la finesse du dessin montrent une précision et une acuité du regard et de l’esprit. Il atteint une perfection étonnante, à une rigueur ascétique.”[6]
Il faut donc considérer les dessins des malades de Sainte-Anne, au milieu desquels il a vécu, comme un témoignage pictural bouleversant. On ne peut pas ne pas penser à la façon donc Géricault a représenté les malades mentaux monomaniaques de son temps, sans constater la différence d’approche. Commandés pour servir de matériel d’étude pour les étudiants de la Salpêtrière, Géricault a exécuté de belles oeuvres, véridiques, avec un souci d’objectivation maximale. Chez le futur Père Grégoire, ce sont des frères humains qu’il représente. C’est la condition humaine souffrante qui apparaît. Je citerai encore Catherine Aslanoff :
“Les portraits de Krug dessinés à l’asile témoignent du profond respect, de la compassion, de la miséricorde qu’il portait à ses frères. C’étaient de vrais pauvres, complètement démunis, abandonnés, et dont le regard vide et absent reflétait tout le malheur du monde que portaient en eux ces êtres privés de raison.”
==========
Je n’ai pu donner qu’un aperçu, sans doute lacunaire, du talent de l’artiste-peintre Guéorgui Kroug. Lacunaire, car ce qui s’est conservé de cette partie remarquable de la création du Père Grégoire est dispersé dans diverses collections privées. L’état de certaines oeuvres connues nécessiteraient une restauration. Il serait souhaitable que soit donné un jour à un étudiant préparant une maîtrise la recherche de toute la documentation existante sur le sujet, qui permette de faire un premier catalogage des différents genres picturaux pratiqués par Kroug. Cette recherche devrait porter aussi sur l’art estonien avant et après 1930. Il est probable que des estampes de l’artiste soient dans les réserves du musée des beaux-arts de Tallinn. Les catalogues du Salon d’Automne avant et après 1935 devraient donner des indications sur sa présence dans les expositions parisiennes.
Je conclurai en citant une pensée du Père Grégoire qui nous fera comprendre le sens et l’orientation de son art de façon générale :
“L’art : la peinture, la littérature, la poésie, la musique, toutes sont emplies d’un ressort intérieur mystérieux. Ce qui est la source de la pensée créatrice, c’est l’expérience intérieure, une sorte d’ouïe prophétique sans laquelle il n’y a pas d’art authentique.”[7]