Valentine Marcadé et Alvaro Vargas (suite)
Valentine Marcadé et Alvaro Vargas (suite)
Alvaro Vargas (27 juillet 1955, Cali-13 janvier 1991, Paris) a vécu de 1986 à 1990 chez Jean-Claude et Valentine Marcadé (36, rue Saint-Sulpice, Paris VI). L’avocat Marc Manciet, fils du grand poète gascon Bernard Manciet, avait instruit la procédure d’adoption d’Alvaro qui préparait une thèse sur Octavio Paz sous la direction de Claude Esteban. Il n’a pu la soutenir à cause de sa mort prématurée. Cette thèse va être prochainement éditée. Alvaro Vargas a aussi peint et, bien qu’il l’ait fait en dilettante, il a produit en quatre ans un ensemble d’une très grande beauté et force.
Je voudrais citer ici la lettre que ma femme Valentine a écrite à la mère d’Alvaro à Cali, après sa mort en janvier 1991:
Chère Madame,
La mort fulgurante d’Alvaro nous a plongés, mon mari et moi, dans une tristesse inconsolable. En effet, la présence d’Alvaro était extêmement précieuse et d’un très grand réconfort.
Les cinq dernières années d’une vie commune nous ont apporté l’énorme joie de connaître et d’apprécier un être vraiment tout à fait exceptionnel, profondément croyant, super-intelligent, si affectueux, délicat et sensible. À présent, le vide terrible que provoque sa disparition nous fait discerner encore plus la valeur réelle de ses qualités.
Alvaro ne s’est jamais senti un étranger chez nous. Durant les nombreux voyages que nous avons entrepris avec lui à travers l’Europe, nous goûtions tous les trois de la même manière, la beauté majestueuse des lieux : aussi bien France, en Belgique, qu’en Espagne, en Italie, en Égypte, à Chypre ou à Corfou…Tous les trois nous étions aussi fascinés par l’art dans tous les domaines de la création : littérature, peinture, musique, danse, architecture, théâtre, cinéma…
Je dois ajouter à cela qu’Alvaro avait une mémoire phénoménale. Il se souvenait, par exemple, des moindres détails de sa tendre enfance, de ses jeux avec Marta, quant il donnait des rondelles de bananes coupées en guise de “communion” à sa soeur jumelle. Habillé cette année-là en moine capucin, il faisait semblant de célébrer la messe avec des cierges allumés sur une table couverte d’une nappe blanche en dentelle. Un jour que le feu a pris à cette belle nappe, vous lui avez administré une fessée et ses “services” pittoresques furent interrompus à jamais…
Alvaro prenait un plaisir tout particulier à la célébration des grandes fêtes à la maison; il aimait faire chaque année une énorme crèche sous l’arbre de Noël. De même il se réjouissait des espiègleries enfantines lors des batailles de rue, lorsque Marta se battait farouchement avec les grands garçons pour récupérer sa casquette volée; ou encore comment il massait le ventre de sa petite chatte pour l’aider à accoucher…
Presque chaque jour, Alvaro passait me dire bonjour, sinon – il me téléphonait, très souvent me parlant de vous, qu’il appelait “la pauvre, pauvre Santa Olga…Il vous aimait de tout son coeur, en admirant surtout votre piété, votre bonté et votre beauté. Une autre personne de la famille à laquelle Alvaro fut beaucoup attaché, c’était sa grand-mère. Il se souvenait que votre maman le voyant arriver chez elle, lui disait : “Tu es mon mouchoir de poche qui vient essuyer mes larmes.” Alvaro regrettait seulement de n’avoir pu davantage soulager ses souffrances.
Au début de 1992, Alvaro comptait soutenir sa thèse sur Octavio Paz. Une fois libéré de ce travail intellectuel difficile, il avait l’intention d’écrire un roman fleuve sur la Colombie, à la manière de García Marquez : avec la violence illimitée des forces de la nature, le déchaînement des passions, les excès monstrueux d’avarice, les lubies sexuelles – comme ses tantes Rosa et Margarita! Et en même temps avec l’existence de créatures débordantes de douceur, de générosité de coeur, de don de soi exemplaire, comme son meilleur ami Luis Fernando, ou son ancienne logeuse, appelée “Mamona” qui est venu vous voir en 1990, – sans parler de vous et de votre maman.
Le mariage avec Sylviane a permis à Alvaro d’avoir tout de suite un travail stable et de rêver à améliorer sa situation à l’avenir. Mais le vrai but de sa vie, qu’il cherchait à atteindre ici-bas, c’ était de ne pas s’écarter de la Volonté de Dieu.
Dieu a entendu ses prières et ne l’a pas abandonné, contrairement aux hommes qui sont restés indifférents à ses besoins vitaux.
Vous pouvez être fière de votre fils Alvaro qui mérite une vénération sans réserve et l’estime générale.
Avec ma sympathie profonde
Valentine Marcadé
J’ai retrouvé dans les archives de Lialia le manuscrit d’un petit récit dont je dois expliquer la raison. Alvaro, deux avant sa mort brutale d’une tumeur cérébrale, avait décidé de devenir moine. Pour cela, il a fait des séjours d’essai chez les Augustins, chez les Carmes, puis chez les Dominicains de Strasbourg. Finalement, cela n’a pas abouti à cause de sa maladie incurable; après le mariage civil avec notre étudiante, amie et collaboratrice Sylviane Siger, il a été nommé professeur d’espagnol dans un lycée de la banlieue parisienne. Le récit de Valentine est un fantaisie typiquement “ukrainienne” pleine d’humour paradoxal… Nous avions pris l’habitude d’appeler Alvaro “Niñitko” ce qui était une ukraïnisation de l’espagnol Niño, le Petiot!`
La vraie fausse histoire de la vocation prédestinée de Don Niñitko Népossiéda
Il était une fois un jeune Seigneur de toute beauté dissimulé sous le pseudonyme impersonnel de N.N..
Torturé par l’idée de l’impureté de sa chair faible, N.N. prit un jour la décision irrévocable de s’éloigner du monde et d’entrer dans un couvent austère pour arriver à vaincre toutes ses tentations. À cette fin, il parcourut, sans se presser, le globe terrestre, visitant les uns après les autres les institutions monacales afin de trouver un endroit idéal qui correspondît le mieux à son tempérament de méridional exubérant. Cependant, chaque lieu saint, qui l’enchantait d’une part, présentait d’un autre côté quelque obstacle non négligeable : ou bien la communauté des frères manquait à ses yeux de charité chrétienne ; ou bien l’observation rigoureuse du silence était trop contraignante pour sa nature expansive ; ou bien le jeûne obligatoire auquel devait se soumettre les moines lui causait de graves problèmes, assujetti qu’il était, depuis sa tendre enfance, à un appétit pantagruélique ; ou bien le réveil trop matinal provoquait chez lui une somnolence insurmontable et diminuait à force l’ardeur de ses prières ; ou bien encore, l’interdiction formelle d’avoir des animaux domestiques, passant outre les exemples tirés de la vie des grands saints – comme ce fut le cas de Saint Roch qu’on représente toujours avec son chien, de Saint Jérôme en compagnie d’un lion, de Saint Antoine à côté d’un cochon, sans parler déjà de Saint François d’Assise qui appelait un loup sauvage « mon frère ». De même, le très vénéré saint orthodoxe du XIXe siècle, Séraphin de Sarov, recevait souvent dans son ermitage un ours. Cet ours venait assister cet ascète pendant qu’il priait agenouillé sur une pierre dans les bois déserts – preuve de l’unité originelle de la Création universelle.
Tous ces exemples laissaient Don Niñitko complétement désemparé et il ne cessait de s’interroger avec une inquiétude grandissante, craignant d’être assailli par la suite du regret de s’être engagé sur une voie au-dessus de ses moyens. Bref, plus il réfléchissait, plus il hésitait à arrêter son choix définitif.
Une nuit, en dormant profondément, il entendit une voix lui disant : « Mon pauvre garçon, ne crois surtout pas que c’est l’agrément qui fait le moine. La grâce de Dieu se manifeste partout et à tous ceux qui savent dans leur humilité pardonner les travers des autres, n’étant pas parfaits eux-mêmes. Ce n’est pas en fuyant ailleurs qu’on parvient à venir à bout du mal mais c’est en faisant du bien avec amour qu’on échappe aux ténèbres extérieures. »
Alors, Don Niñitko prit enfin la résolution capitale d’entrer, sans plus tarder, dans le premier ermitage qu’il rencontrerait sur son chemin. Aussitôt dit, aussitôt fait, il mit son sort dans les mains de la Providence et partit sur le champ vers sa destinée obscure, inconnue et mystérieuse.
Depuis lors, personne n’a jamais plus entendu parler de lui, personne n’a jamais aperçu même ses traces. Ce n’est que bien, bien longtemps après que les forestiers d’un village de montagne qui nettoyaient les broussailles, trouvèrent sur un chantier perdu, tout près de la chapelle désaffectée, dédiée jadis à la Mère de Dieu Protectrice des pénitents égarés, une gourde recouverte de vert de gris, portant les initiales N.N.
La rumeur populaire l’attribua d’emblée à Niñitko Népossiéda. Le récit de son exploit providentiel est soigneusement conservé dans la chronique des annales locales de son pays natal.
Valentine Marcadé, Luchon 23.8.88