KONSTANTINE KOROVINE “Mikhaïl Abramovitch Morozov”
KONSTANTINE KOROVINE
“Mikhaïl Abramovitch Morozov” (années 1930)
Je suis Moscovite et Moscou se présente fréquemment à ma mémoire. Les Moscovites étaient des gens remarquables : hospitaliers, aimables. Ils aimaient le théâtre, la musique, les arts. Il y avait aussi chez eux des personnes ayant, pourrait-on dire, des lubies.
Je me rappelle le célèbre marchand Mikhaïl Abramovitch Morozov – un hôtel particulier à Moscou, de magnifiques salles et pièces dans différents styles, beaucoup de tableaux dans la maison – anciens, marrons, sombres.
Le maître de maison, en montrant des tableaux, écartait habituellement les bras :
“-On dit, Raphaël ou Murillo, mais qui les connaît? Ou bien alors – Le Titien, mais la figure à droite – celle de l’Enfant – ils disent que ce n’est pas de lui, mais du Corrège. Allez vous y reconnaître…”
Le frère cadet de Mikhaïl Abramovitch aimait et comprenait la peinture, il a créé une galerie, une collection de magnifiques impressionnistes français : Monet, Sisley, Renoir…
Mikhaïl Abramovitch, qui collectionnait les anciens tableaux des étrangers, n’approuvait pas la collection de son jeune frère et s’en affligeait.
Je me souviens comment il se plaignait:
“- J’aime les peintres de Barbizon. Ayant acquis une fois un Corot, j’ai organisé un repas.
Je fus seulement horriblement désarçonné par un artiste qui me dit que mon Corot était un faux. Tellement troublé que j’en tombai malade. Le professeur Zakharine en personne m’a soigné. Son Excellence. Il m’a interdit de boire. Ni du champagne, ni du cognac, ni,ni… Merci beaucoup…Vous avez du diabète…Quel diabète!…. C’est Corot qui a voyagé chez moi!…”
Il se tut et continua, contrit :
“- Une fois où je m’étais rendu à Paris, j’ai lu dans les journaux : exposition posthume de Gauguin. Il était parti pour les îles de Tahiti, ou bien le Diable sait où. Des femmes formidables, bien bâties comme des Vénus, couleur bronze. Un ciel rose, des arbres bleus, des ananas, des oranges blanches…Et il est devenu un sauvage. Et il s’est mis à peindre comme un sauvage. C’est naturel – à force de ne pas s’en rassasier. L’exposition s’est ouverte – je ne me souviens plus dans quel endroit. Je pense – attends! Je pars sur le champ. Et j’ai poussé un cri d’étonnement! C’était tellement merveilleux que je me suis dit – hé-hé!… Je vais les montrer à mon frère et j’épaterai Moscou! J’achèterai des tableaux, les accrocherai dans ma salle à manger. Que Zakharine, lui aussi, les regarde. Je lui montrerai : quelle sorte de diabète j’ai! Puis-je boire ou cela m’est interdit!
Je choisis quatre grands tableaux, m’informai du prix. C’était bon marché. Cinq cents francs la pièce. J’achète. Des tableaux que l’on ne comprend pas tout de suite. Je me dis : je les examinerai plus tard.”
Mikhaïl Abramovitch a emporté les tableaux à Moscou. S’est fendu d’un dîner. Il invita presque toute la classe marchande en vue.
Les tableaux de Gauguin sont accrochés aux murs de la salle à manger. Le maître de maison, assis, les montre à ses invités : “- Eh bien, dit-il, quel artiste : au nom de l’art il est parti au bout du monde. Alentour, des volcans, le peuple se promène tout nu…La canicule… Ce n’est pas vos bouleaux!…Les gens là-bas sont comme du bronze…”
“- Pourquoi pas, fit remarquer un des invités – bien entendu, c’est merveilleux à regarder, mais c’est mal aussi de s’offusquer de nos bouleaux. En quoi notre liqueur de bouleau n’est pas bonne? Je dirai la vérité : après de tels tableaux, moi, je ne sais pas les autres, c’est la liqueur de bouleau qui m’attire…[…]
Il fit un clin d’oeil et renchérit :
“- Je les ai montrés à mon frère. Obliquement!… Il a regardé, regardé et a dit : “Il y a là quelque chose…”. C’est clair qu’il y a quelque chose! Ce ne sont pas tes impressionnistes!…
Un an et demi après, je suis parti pour Paris. J’avais justement un atelier rue du Delta, boulevard Rochechouart. Un matin j’entends que l’on sonne, j’ouvre la porte. Sur le seuil se tient Mikhaïl Abramovitch, en chapeau haut-de-forme, bien en chair, de haute taille. Accompagné d’un gros homme, le visage d’un postillon russe – l’avocat Dérioujinski. Les yeux noirs de Morozov tournaient comme une roue…
– Allons déjeuner, – dit Morozov, allons chez Paillard. Eh bien, mon vieux, quelle histoire. Il va, lui, te raconter, dit-il en montrant Dérioujinski. La guigne à nouveau! À nouveau, Zakharine m’a interdit de boire. Tu parles – quelle histoire…”
Il s’avéra que, Mikhaïl Abramovitch était arrivé à Paris depuis déjà deux semaines. Le premier jour de son arrivée il passa dans la galerie où il avait acheté des Gauguin près de deux années auparavant. On le reconnut. Un des propriétaires lui dit : ” Les Gauguin que vous avez achetés chez nous étaient bon marché”. Et Mikhaïl Abramovitch, en homme d’affaires, sans réfléchir, demanda : ” Ne voulez-vous pas que je vous les cède?”
Et eux de dire :”Et pourquoi pas, cédez-les” -“Je vous en prie. Donnerez-vous trente mille pour les quatre tableaux?- Pourquoi pas, c’est possible, acquiescèrent les propriétaires. Ils sont chez vous ici?” – Oui, dit Morozov, ils seront ici dans quatre jours, venez les chercher”. Il laissa sa carte de visite et son adresse.
Mikhaïl Abramovitch envoya aussitôt depuis son hôtel un télégramme à Moscou avec l’ordre donné à l’intendant Prokhor Mikhaïlovitch d’apporter immédiatement les tableaux à Paris.
Au bout de quatre jours, les tableaux étaient livrés.
À l’heure fixée, arrivèrent leurs anciens propriétaires. Tous les deux en chapeaux haut-de-forme, habillés avec élégance, avec des visages austères.
Ils jetèrent un coup d’oeil rapide sur les tableaux, signèrent un chèque de trente mille francs et le tendirent à leur propriétaire actuel.
Et celui-ci de penser ; “Qu’est ce que cela veut dire?” Il fut pris par des doutes.
“- Mais c’est un chèque et non de l’agent…”
La personne qui avait signé le chèque s’excusa et dit poliment que l’argent serait là dans six minutes.
Il prit le chèque, le transmit à son associé et resta avec Morozov à attendre son retour.
Au bout de six minutes, l’associé revint, donna l’argent dans les mains de Mikhaïl Abramovitch et les deux hommes prirent rapidement les tableaux en souriant et partirent.
Morozov fut affligé : il avait gagné trop facilement vingt huit mille francs.
Arriva l’avocat Dérioujinski. Ils allèrent déjeuner ensemble. Mais Morozov semblait ne pas bien aller.
Après le repas, ils allèrent au café “La Cascade” au Bois de Boulogne, puis au théâtre, puis au Casino de Paris – quelque chose rongeait Mikhaïl Abramovitch à l’intérieur, tout simplement.
Cette nuit il dormit mal.
Le lendemain matin, il alla dans la galerie où il avait vendu ses tableaux. Il parcourt les salles et regarde si ses toiles sont exposées.
Dans la dernière pièce il les aperçut placées contre le mur. Et avec un ton de négligence affectée il demanda au gérant : “Que coûtent ces tableaux?”
– Cinquante mille, fut la réponse.
Mikhaïl Abramovitch s’exclama et sans plus réfléchir prit la poudre d’escampette. Il prit une calèche et courut chez Dérioujinski.
“Pars à l’instant même, rachète mes tableaux. Paye ce que l’on te dira.”
Il s’affaissa désespéré dans un fauteuil. Il ne pourra pas encore se passer de Zakharine.